61e commission des stupéfiants de l’Onu

Publié par Nicolas Denis et Enzo Poultreniez le 26.03.2018
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Produitsdrogues

La 61e commission des stupéfiants de l’Onu (ou CND pour "Commission on narcotic drugs") se réunissait du 12 au 16 mars à Vienne (Autriche). Des militants de AIDES, Enzo Poultreniez (responsable Plaidoyer et Revendications), Nicolas Denis (chargé de coordination du projet Droits humains), et deux partenaires africains du projet droits humains : Alain Kra (coordinateur Afrique du projet basé en Côte d’Ivoire) et Charles Somé (chargé de plaidoyer basé au Burkina-Faso) étaient présents. Ils font le point pour Seronet.

La Commission des stupéfiants de l’Onu (CDN), c’est quoi ?

Créée en 1946, la CND est l’organe de décision et de suivi de l’application des trois traités internationaux qui régissent la politique mondiale des drogues : la Convention unique sur les stupéfiants (de 1961), la Convention sur les substances psychotropes (datant de 1971) et la Convention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes (1988). Ces trois textes criminalisent l’usage, la possession, le trafic et la production de certains produits psychoactifs ainsi que le blanchiment d’argent. Cette même commission détermine les produits qui sont licites ou illicites au niveau mondial (à travers l’International narcotics control board – INCB). La CND est également l’organe directeur de l’Onudc, l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime.

Ce sont pas moins de 53 pays qui siègent à la CND (dont la France) ; ils y négocient âprement un certain nombre de décisions et de résolutions. Mais comme ces décisions doivent être prises par consensus, les compromis sont extrêmement difficiles à trouver entre des Etats qui, d’un côté, appliquent la peine de mort et ou multiplient les exécutions extrajudiciaires des personnes usagères de drogues, et, de l’autre, légalisent le cannabis par exemple. Les divergences ont même tendance à s’accroître ces dernières années.

IDPC, le consortium international sur la politique des drogues, dont AIDES est membre, a réalisé un webinar sur les enjeux de cette CND.

Comment se passent les discussions ? 

La 61e CND s’est ouverte par un très long "débat général" : tous les Etats présents prennent la parole, parfois longuement, pour rappeler leurs principes, et souvent s’auto-congratuler. C’est néanmoins l’occasion de voir les priorités de certains Etats. Le Canada a ainsi un discours fortement salué par les organisations non gouvernementales sur le respect des droits humains, la priorité à la santé (notamment l’engagement en faveur de la réduction des risques), alors même qu’il s’engage dans la légalisation du cannabis. D’autres Etats, comme l’Arabie saoudite, la Russie, le Pakistan, l’Egypte ou encore le Vatican (!), n’ont pas malheureusement pas réservés de surprises positives… Des résumés de toutes les interventions (et aussi des ateliers parallèles) sont proposés en ligne sur le blog tenu par IDPC.

Pendant que les discours ultra formels s'enchaînent en plénière, les négociations sur les résolutions avancent entre les délégations officielles des pays, soit dans le "comité plénier" (Committee of the whole - Cow pour les intimes), soit dans des discussions bilatérales (d’un Etat à un autre).

Quel lien entre la société civile et les délégations officielles des Etats ?

Le volet  "diplomatique" n’est pas celui sur lequel les organisations non gouvernementales (la société civile) ont évidemment le plus d’influence. D’une part, les discussions s’enlisent rapidement sur des querelles sémantiques (la Russie, les Etats Unis et d’autres refusent, par exemple, de parler de "réduction des risques", et font mine de ne pas comprendre ce qu’est une "stigmatisation", etc.). D’autre part, la délégation officielle française, composée de diplomates et de membres de la Mildeca (Mission interministérielle de lutte contre les drogues et conduites addictives) refuse que les organisations non gouvernementales y participent, à rebours de nombreux pays progressistes. Le Canada, le Mexique, la Norvège, la Suisse, et, cette année, le Burkina-Faso, intègrent des représentant-e-s de la société civile dans leur délégation officielle, ce qui leur permet des échanges plus fluides, sans que cela n’affecte ni la crédibilité de la délégation, ni l’indépendance des organisations non gouvernementales (1).

Les organisations non gouvernementales françaises présentes cette année (AIDES, Fédération Addiction, Médecins du Monde, Faaat/Fondation pour des approches alternatives en matière d'addiction) ont pu rencontrer la délégation officielle française durant une heure. Etaient notamment présents : l’ambassadeur de France auprès de l'Onu à Vienne Jean-Louis Falconi, Tiphaine Chapeau (négociatrice française auprès de l'Onu sur les drogues), Nicolas Prisse (président de la Mildeca) et Laura d’Arrigo (conseillère diplomatique de la Mildeca). Les ONG françaises ont pu discuter de la position de la France dans les négociations concernant les différentes résolutions au menu, sur la teneur du discours prononcé en séance plénière. Il a été particulièrement apprécié de pouvoir rencontrer la personne en charge pour la France de la négociation, c’était une première !

Alors concrètement, que font les organisations non gouvernementales à la CND ?

Bien évidemment, les organisations non gouvernementales gardent, toute la semaine, un œil sur les négociations pour pouvoir alerter les délégations officielles ou les partenaires d’autres pays. Mais ce qui occupe le plus à la CND, ce sont les échanges, formels ou informels, entre les organisations non gouvernementales et les décideurs.

La partie formelle a lieu dans les ateliers thématiques ("side events" en anglais), qui ont lieu en début de matinée et en début d’après-midi. Plus de 90 ateliers avaient lieu cette année, organisés par les Etats, les agences onusiennes, les organisations non gouvernementales pour échanger sur des thématiques aussi variées que le darknet (2), les nouveaux produits de synthèse, la collecte de données, la réduction des risques, les menaces qui pèsent contre les activistes, les modes de régulation de la production, etc.

La partie informelle, ce sont tous les échanges qui ont lieu aux nombreux "coffee corners" ou dans la "NGO lounge", une petite salle réservée aux représentant-e-s de la société civile, avec ses brochures partout, ses réunions improvisées (et ses prises électriques pour se recharger un peu). Et quand on parle de société civile, c’est dans toute sa diversité : associations progressistes (pro réduction des risques, santé, régulation, etc.) mais aussi Eglise de la scientologie (qui prêche la "Vérité sur la Drogue"), associations de lutte contre la drogue, etc. Cela donne lieu parfois à quelques tensions, et surtout des regards exaspérés, comme quand un monsieur s’est mis à disserter, sans blaguer, sur les vertus des balades en forêt et du contact retrouvé avec la nature pour lutter contre la drogue chez les jeunes… Garantie air pur non coupé !

Que retenir des ateliers ?

Il n’était évidemment pas possible d’assister à tous les ateliers : près de 90 ! Voici donc quelques morceaux choisis !Un atelier était co-organisé par la Global Commission on Drug Policy, un think tank qui rassemble d’anciens chefs d’Etat qui souhaitent revoir complètement la politique mondiale des drogues. Michel Kazatchkine y a notamment présenté leur rapport 2017 : "The world drug perception problem". Celui-ci s’attarde sur l’absurdité des classifications internationales des drogues (le cannabis plus contrôlé que le tabac alors que moins néfaste, par exemple) et sur les stigmatisations subies par les personnes consommant des produits psychoactifs. "Le statut légal des drogues correspond rarement à leurs potentiels dommages, et n’est pas basé sur des considérations scientifiques", a, notamment expliqué Michel Kazatchkine.

Le même jour, l’Onudc présentait son rapport 2017 sur "le problème de la drogue". Si la ligne éditoriale du document n’est pas trop la tasse de thé des ONG françaises comme AIDES, les chiffres qui y sont présentés ne sont pas sans intérêt. A neuf mois de l’objectif d’un "monde sans drogues" formulé en 2009, les consommations et productions continuent d’augmenter, les contaminations par le VIH parmi les personnes usagères de drogues également (+33 % en cinq ans). Autant de preuves de l’échec de la "guerre à la drogue". Alors qu’attendent-ils pour en finir avec une méthode qui ne fonctionne pas ?

Un atelier, intéressant, a porté sur l’amélioration de l’accès aux médicaments sous contrôle à des fins médicales en Afrique. Il faut savoir que les traités internationaux sont de réelles entraves à l’accès aux antidouleurs dans de nombreux pays, notamment africains (qui n’ont souvent accès qu’à la Kétamine, elle-même menacée d’un durcissement de sa classification par l’INCB en raison des "mésusages" qui en sont faits dans certains pays, ce qui la rendrait encore moins accessible), avec des conséquences désastreuses pour la santé des populations.

Un atelier a abordé la problématique essentielle du financement de la réduction des risques : pour rappel, 8 % des personnes vivant avec le VIH dans le monde ont été contaminées dans le cadre d'un usage de drogues, et les contaminations augmentent sur cette population alors qu’elle baisse globalement (+ 33 % en cinq ans). C’était l’occasion de rappeler que l’usage de drogues peut encore aujourd’hui conduire à la peine de mort dans32 pays, et que 235 000 personnes usagères de drogues sont détenues en prisons, dans des conditions souvent désastreuses… Enfin sur le volet financier, HRI (Harm Reduction International) a rappelé qu’en 2014, on estimait à 2,3 milliards de dollars les besoins financiers pour la réduction des risques. Or seuls 160 millions étaient disponibles, soit 7 % seulement des besoins. Ce décalage fait d’ailleurs l’objet d’une campagne de communication qu’ils ont lancée. A lire aussi, le rapport de HRI sur l’investissement dans le réduction des risques en Europe.

Mieux comprendre la façon dont la société civile peut influer sur les gouvernement en matière de politique des drogues, ce thème a fait l’objet d’un atelier organisé par le comité des organisations non gouvernementales auprès d’Onudc sur les enjeux autour de la déclaration de la session spéciale des Nations Unies sur les drogues s’étant tenue en 2016 (Ungass). Les représentants de la société civile du Mexique ont présenter leur cadre de collaboration avec le ministère des Affaires étrangères de leur pays qui intègre quatre ou cinq représentant-e-s de la société civile au sein de leur délégation officielle et un comité de liaison entre société civile et ministère des Affaires étrangères qui leur permet d’être informés des évolutions des négociations et de pouvoir mieux s’y impliquer.

Un atelier sur "l'impact des politiques en matière de drogues sur les femmes en situation de vulnérabilité" a permis d’aborder la double-stigmatisation des femmes usagères de drogues, ainsi que leurs conditions de détention particulièrement sordides. Pour celles et ceux qui lisent l'espagnol, on conseille le rapport de l’ONG mexicaine Equis sur "Politiques sur les drogues, genre et incarcération au Mexique : un guide pour des politiques publiques inclusives".

L’organisation non gouvernementale colombienne Acción Técnica Social a organisé un atelier participatif surprenant pour construire des scénarios de régulation de la production et de la commercialisation de la cocaïne en Colombie. Pour rappel, l'accord de paix en Colombie aborde cette question, et l'ONG considère que ne pas réguler la production et la commercialisation serait la principale menace à une paix durable dans le pays. La majorité de la production mondiale de cocaïne provient de Colombie, du Pérou et de Bolivie, et cette problématique fait l’objet d’un chapitre dans l’accord de paix entre le gouvernement colombien et les FARC (3). L’ONG s’intéresse donc aux différentes manières de réguler la production de coca, condition sine qua non selon elle, si l’on souhaite garantir une paix durable. Le rapport complet sur la régulation de la production et de la commercialisation de la cocaïne doit sortir le 20 avril 2018, quelques semaines avant la présidentielle colombienne. On a hâte de le lire !

L’atelier le plus réjouissant de la semaine a porté sur la légalisation du cannabis en Uruguay, en présidence du directeur exécutif de l’agence nationale de régulation du cannabis (Ircca). L’Uruguay est le premier pays (quelques Etats américains l’avaient légèrement précédé) à avoir légalisé la production, la vente et l’usage du cannabis récréatif en décembre 2013 (entrée en vigueur en juillet 2017). Le Canada sera le 2e cette année, en juin 2018. Cette légalisation s’accompagne d’une politique de santé publique très volontariste. Il faut avoir 18 ans, être de nationalité uruguayenne ou résident-e permanent-e pour pouvoir en profiter, soit en auto-culture (six plants maximum – ils sont 8 300 à s’être déclarés), soit au sein d’un des 85 Cannabis social club, soit via la production nationale, vendue dans une des 22 200 pharmacies agréées au prix d’un euro le gramme.

En parallèle, se tenait un atelier sur l’importance d’améliorer les données stratégiques disponibles sur les questions des drogues en Afrique de l’Ouest. Des représentant-e-s du bureau régional d’Onudc, de l’Union Africaine et de la Cedeao (4) se sont succédés pour souligner l’importance d’améliorer les données disponibles concernant les usages de drogues dans la sous-région afin de lutter contre l’absence de volonté politique et de répondre à l’urgence de modifier les lois répressives pour une approche fondée sur la santé publique.  La plateforme des organisations non gouvernementales française sur la politique des drogues, qui réunit notamment AIDES, la Fédération Addiction et Médecins du Monde, a organisé un atelier sur l’accès au traitement contre l’hépatite C pour les personnes usagères de drogues. L’atelier était "co-sponsorisé" par l’Organisation mondiale de la santé, le gouvernement de Norvège et plusieurs réseaux d’ONG et a permis de dresser des constats et des recommandations pour parvenir à l’éradication du VHC dans le monde.

Quelle est la suite ?

La semaine a été dense, et il faut maintenant digérer l’ensemble des informations récoltées, les partager et revenir vers certains partenaires. En 2019, la Commission des stupéfiants de l’Onu revêtira un caractère particulier avec un "segment ministériel". Les ministres des différents pays devront faire le bilan collectif de l’objectif "un monde sans drogue" fixé en 2009. Ce sera peut-être enfin l’occasion d’acter l’échec de la guerre à la drogue, et de tourner cette page funeste pour toutes et tous.

(1) : IDPC avait fait un état des lieux de cette participation en 2016
(2) : Un darknet est un réseau internet superposé qui utilise des protocoles spécifiques intégrant des fonctions d'anonymisation (les adresses IP n’y sont pas partagées publiquement). Cela peut servir dans des domaines très différents : de la dissidence politique aux activités criminelles dont le trafic de drogues.
(3) : Forces armées révolutionnaires de Colombie.
(4) : La Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest est une organisation intergouvernementale ouest-africaine créée le 28 mai 1975. C'est la principale structure destinée à coordonner les actions des pays de l'Afrique de l'Ouest.