95 : notre Terreur à nous !

Publié par jfl-seronet le 06.02.2023
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Culture

1995 est sans conteste l’une des pires années dans l’épidémie de VIH/sida en termes de mortalité. Nous sommes à la veille de l’arrivée salvatrice des premières trithérapies efficaces à base d’antiprotéases (autorisées en France en septembre 1996). C’est à ce moment de bascule que Philippe Joanny a choisi de situer son roman. Une façon de rappeler la cruauté vécue par celles et ceux qui ont raté le coche de peu et aussi de leur rendre hommage.

Quatrevingt-treize, dernier roman de Victor Hugo, a pour toile de fond les années terribles de la Révolution française, tout particulièrement la Terreur. Le récit historique permet à Hugo d’exposer ses thèses sur la Révolution, d’en défendre la légitimité… de faire revivre l’histoire. L’écrivain n’omet rien de la cruauté du moment, ni des affres de ses victimes, en mêlant différents protagonistes, multipliant les regards et points de vue. Le roman, publié en 1874, est le récit, enlevé et analytique, de la fin d’une époque, celle d’un monde. 95 (Quatrevingt-quinze… si on voulait respecter la graphie hugolienne), nouveau roman de Philippe Joanny, revient, lui aussi, sur de terribles années, plus contemporaines : celles du sida avant l’arrivée des trithérapies — notre Terreur à nous !

Ce n’est pas un hasard si le roman s’ouvre ainsi : « Ils tombent les uns après les autres et on les laisse tomber ». La formule apparaît moins au cours du roman comme la condamnation désabusée de l’inertie sociale de l’époque face au sida que comme un fait brut, un constat clinique de ce qui est alors à l’œuvre. Des hommes meurent, souvent gays, plus nombreux, plus jeunes. C’est ce qui arrive à Alex… en 1995. Une plaquette de Moscontin achetée sur le parvis Beaubourg, à Paris, de retour de boîte. La prise d’un « cacheton de merde ». Sur le canapé de l’appartement, le sommeil dont on ne revient pas. « Voilà. », comme le résume Gaby, un des personnages du roman, invité à se souvenir d’Alex. Il n’est pas le seul dont les souvenirs sont convoqués. Il y a aussi Fred, Willy, Lucien, Ben, Hervé, Léon, Denis, Adam, Jeff…

Philippe Joanny propose un récit choral, réalisé comme une enquête d’intimité et d’amitié plus que de voisinage, qui permet à chacun d’expliquer — à distance, cinq ans après les faits — comment il a fait la connaissance d’Alex et quels souvenirs, il garde de cette semaine d’octobre 95 qui a vu la mort de leur ami. Ces pans de souvenirs individuels viennent s’inscrire dans le récit même de la semaine, conduit par le narrateur dont on découvrira qui il est au cours du roman, par une brève référence au Bourgogne, l’hôtel qui est quasiment en soi un personnage du précédent roman de l’auteur (Comment tout a commencé, Éditions Grasset, 2019).

Le roman déroule la semaine comme un condensé de l’époque. Bien sûr, il s’agit du décès d’Alex et des conséquences sur ses proches, mais le récit donne à voir plus qu’un portrait-souvenir, restituant une ambiance, une époque, un état d’esprit. Derrière le portrait d’Alex apparaissent les visages d’une tribu, d’une bande volatile qui prend de plein fouet l’épidémie de sida. Philippe Joanny déroule un style d’une grande fluidité, prenant, ne cédant jamais aux effets faciles. Une approche qui renforce la profondeur du propos, et met en avant l’humanité — parfois un peu vacharde — qu’il éprouve pour ses personnages. Tableau de groupe, 95 rappelle avec force et justesse, cette période du sida où l’on commence à parler  des nouveaux traitements contre le VIH « qui devaient bientôt arriver et dont on savait déjà qu’ils allaient tout changer ». Par touches caustiques, allusions délicates ou images fortes, le roman nous rappelle à quel point le sida a pu bouleverser nos vies, à quel point il a pu éloigner des gays de leurs familles biologiques — quand l’homosexualité ne l’avait pas déjà fait.

Captivant, 95 tient du récit intime et du tableau d’époque ; lui aussi explore la fin d’une époque, celle d’un monde dans une immersion dont on remonte à la surface, sonné et ému, comme en apnée.

95 en extrait
« Ils tombent les uns après les autres, l’idée peut paraître exagérée et pourtant ce n’est pas loin de la vérité, disons que c’est une façon de parler. Et on parle ici d’une épidémie. Dans ces temps tragiques, personne ne ressemble à personne, il n’y a pas d’égalité, pas de justice, chacun se débrouille avec ce qu’il a et comme il peut »
95, par Philippe Joanny, Éditions Grasset, 19 euros.

 

Philippe Joanny
Né en 1968, Philippe Joanny est lecteur-correcteur dans l’édition et la presse, et écrivain. Il a publié son premier texte, Le Dindon, aux éditions Balland en 1999, dans la collection Le Rayon, créée et dirigée par Guillaume Dustan (écrivain ouvertement séropositif et ami auquel 95 est dédié). En 2019, il publie son premier roman, Comment tout a commencé, aux éditions Grasset. Le livre est « l’histoire d’un long coming out à soi-même. Un premier roman, un récit, dont on sent qu’il fallait absolument l’écrire », salue Barbara Cassin, dans les colonnes du Monde. Salué par la critique, le roman figurera sur plusieurs listes de prix, dont celle du Goncourt du premier roman (finaliste). Outre son travail de romancier, Philippe Joanny publie dans des revues littéraires. En 2008, il avait d’ailleurs fondé avec Tim Madesclaire, Gauthier Boche et Gilles Beaujard, la revue Monstre. Son dernier roman, 95, est sorti le 1er février aux éditions Grasset.

 

Commentaires

Portrait de Superpoussin

Sur le plan physiologique 1995 fut effectivement l'année durant laquelle beaucoup ratèrent le coche de peu.

Maintenant même si il y eut surtout un avant et un après 1996 ce n'est pas tout à fait aussi tranché vu que certains séropositifs ont eut la chance d'être "sauvés" peu avant 1996 grâce à des bithérapies qui dans leur cas ont été suffisantes (avec dedans du 3TC si je ne dis pas de bêtise).

Ca c'est sur le plan physiologique, sur le plan psychique c'est différent, du moins chez les séropositifs hétéros.

En 1995 les séropositifs hétéros disposaient de nombreux lieux les accueillant en tant que séropositifs, des lieux où ils pouvaient si besoin parler librement, se soulager par la parole de leur fardeau viral. Des lieux où on n'était plus seul.

Ces lieux physiques avaient commencé à exister avant mais connurent leur apogée à la fin des années 90. Puis une période de déclin apparut pour ces lieux d'accueil physique jusqu'à disparaitre complètement pour les personnes n'appartenant pas aux communautés cibles. Vers 2005 des sites internet ouverts à toutes les personnes touchées par le VIH prirent le relais des sites physiques mais finirent par disparaitre quand apparu Séronet... qui se révéla dans les faits un site communautaire, pour le plus grand malheur de ceux n'appartenant pas à la bonne communauté.

Oui en 1995 beaucoup de séropositifs mourraient du sida mais au moins tous disposaient de lieux où ils étaient reçus avec bienveillance. Entre gagner des années de survie et en avoir moins mais des moments de bienveillance en plus je ne sais ce qui a le plus de valeur.

 

Ce livre parle-t-il aussi des hétéros ou nous a-t-il oublié comme trop souvent nous le sommes?