AERLI : "Il est crucial de faire perdurer ce type de service dédiés aux injecteurs"

Publié par Mathieu Brancourt le 24.07.2014
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Interviewaerliaids 2014drogues

Comme pour Ipergay, les résultats de la recherche sur l’accompagnement et l’éducation aux risques liés à l’injection (AERLI) ont été présentés à Melbourne (24 juillet). Fruit d’une étude scientifique et d’un travail communautaire de Médecins du Monde et de AIDES, AERLI éclaire sur les leviers pour améliorer la prévention des hépatites et des risques de santé chez les consommateurs de drogues injectables. A l’occasion de l’IAS 2014, Patrizia Carrieri et Perrine Roux, chercheuses à l’INSERM (1) et co-initiatrices de l’étude, explique le projet et ses premiers effets positifs.

Quels constats initiaux vous ont conduits à mener cette recherche expérimentale unique en son genre, et quels en sont les objectifs ?

Patrizia Carrieri et Perrine Roux : Aujourd'hui plusieurs constats nous ont conduits à mener cette étude auprès des injecteurs de drogues. Tout d'abord, l'épidémie du virus de l'hépatite C (VHC) reste très active dans cette population. En effet, même si l'épidémie de VIH a pu être contrôlée grâce à la politique de réduction des risques de la France, avec un accès facilité aux traitements de substitution aux opiacés et aux programmes d’échange de seringues (PES), l'épidémie de VHC reste stable avec près de 60 % des usagers de drogues par voie intraveineuse infectés. Ensuite, l'injection de drogues illicites et surtout de produits qui ne sont pas voués à être injectés (comprimés de Subutex, Skenan, etc.) ont des conséquences assez dramatiques chez ces injecteurs. Par exemple, s’injecter de la buprénorphine (traitement de substitution en comprimés) entraîne des complications cutanées et infectieuses sévères au point d'injection (abcès, cellulites, etc.), des complications qui amènent les usagers aux urgences hospitalières.

Ces chiffres nous montrent donc que les mesures de prévention sont insuffisantes pour cette population et qu'il est urgent de proposer des interventions innovantes pour ces personnes qui injectent des produits. Ainsi, l'objectif de ce projet est d'évaluer l'efficacité et l'acceptabilité d'une intervention pédagogique, consistant à proposer des sessions d’éducation délivrées par des pairs aux consommateurs de drogues par voie intraveineuse, et qui permet de réduire significativement les pratiques à risques de transmission du virus de l’hépatite C et d’autres complications.

En comparant deux dispositifs d’accueil des personnes consommatrices de drogues par l’injection, quels avantages et quelles différences ont été démontrés par AERLI ?

Les résultats de cette étude montrent un effet majeur de l’éducation par les pairs sur les pratiques à risque de transmission infectieuse. Pour mieux comprendre voici quelques chiffres : au total, 240 usagers ont été "recrutés" dans 17 centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour les usagers de drogues (CAARUD). Plus précisément, 8 centres "intervention" ont recrutés 113 participants qui ont reçu au moins une fois l’intervention, et 9 centres témoins ont recrutés 127 usagers de drogue qui ont été suivis sans recevoir l’intervention. Des usagers comparables en termes d'histoire d'injection de drogues, d’âge et de sexe. Tous les participants ont été interrogés au moment de leur inclusion dans le projet, puis 6 et 12 mois plus tard, sur leurs pratiques d’injection à risques pour la transmission du VHC et sur les complications au point d’injection. Au total, 288 sessions ont été réalisées auprès de 113 consommateurs.

L’analyse des données recueillies met en évidence un bénéfice significatif des sessions d’éducation. Ainsi, il est constaté dans le groupe "Intervention", celui qui a bénéficié du programme de AERLI :

  • une diminution des pratiques à risques de transmission du VHC (44 % des consommateurs déclarant au moins une pratique à risques avant l’intervention contre 25 % six mois après) ;
  • une diminution des complications au site d’injection (66 % des consommateurs déclarant des complications avant l’intervention contre 39 % douze mois après).

Les effets positifs de cet accompagnement renforcé disparaissent-ils au fil du temps ? Quel intérêt à faire perdurer les bénéfices de cet accueil en matière de prévention et des réductions des pratiques à risque et comment ?

Tout d’abord, nous n’observons pas de diminution de l’effet de l’intervention au cours du temps, au contraire. Le premier effet de l’intervention est l’impact positif sur la diminution des pratiques à risque vis-à-vis de l’hépatite C. Cet effet est visible assez rapidement car à 6 mois on observe déjà une diminution des pratiques à risque. Lorsqu’on observe à 12 mois, on s’aperçoit que l’effet s’estompe, la diminution la plus significative étant observée à 6 mois. Cependant, il est connu que les personnes avec le temps et avec un contexte qui évolue peuvent relâcher leurs pratiques. C’est pourquoi en termes de pratiques à risque liées au VHC, il est important de pouvoir maintenir l’offre de ce type de service aux usagers qui seraient en demande. Le deuxième effet de cette intervention est visible à 12 mois et concerne les complications au point d’injection. Ce critère, plus objectif, a été mesuré à travers une observation des complications cutanées à l’endroit où l’usager s’injecte. Il est normal que les améliorations au point d’injection évoluent plus lentement et donc ne soient visibles qu’à partir de 12 mois. Le maintien de ces interventions permettra d’améliorer les pratiques d’injection et donc de diminuer les complications, qui peuvent être graves, au point d’injection.

C’est la raison pour laquelle il est crucial de faire perdurer ce type de service dédié aux injecteurs. De plus, ce type d'intervention présente deux autres intérêts : son coût est peu élevé et elle est facile à mettre en place dans les structures d'accueil et de soins des consommateurs de drogues par voie intraveineuse.

Entre le lancement du projet AERLI et la fin de cette expérimentation, qu’est-ce qui vous a le plus surpris, le plus marqué concernant cette recherche ?

Evidemment, il est toujours un peu marquant de voir la réaction de certains décideurs face à une intervention qui montre pourtant des bénéfices réels en santé publique, même si cela n’est pas surprenant. Il s’agit ici d’une intervention très innovante car elle fait participer d’une part les pairs et d’autre part l’usager lui-même, mais cette évaluation scientifique montre que cette intervention audacieuse permet d’avoir un impact positif sur la santé de cette population et, à plus long terme, des bénéfices pour la collectivité. Les médecins se sentent dépossédés de leur mission de soignant avec une intervention réalisée en milieu très peu médicalisé par des intervenants non médicaux. Cependant, pour voir un passage en grand de cette intervention, la mise en place d’un groupe de travail incluant des médecins sera fondamentale afin de garantir le cadre le plus adapté et le plus efficace pour cette population.

Pour les associations, ces résultats sont la preuve que cette nouvelle dynamique dans la recherche basée sur l’approche communautaire est pertinente et doit être développée pour les usagers de drogues mais aussi appliquée à d’autres domaines.

(1) : INSERM (Institut national de la santé et de la recherche médicale) U912, Marseille, France.