Avoir une addiction ne vous fait pas perdre votre humanité

Publié par Rédacteur-seronet le 29.01.2021
2 420 lectures
Notez l'article : 
5
 
0
Produitsdrogues

Le 29 mai 2018, Christophe Michel, militant de l’association pour le Droit de mourir dans la dignité et coordinateur de l’association Élus contre le sida, décédait brutalement d’une overdose lors d'une soirée chemsex. Son époux Jean-Luc Romero-Michel lui rend hommage dans un livre bouleversant intitulé Plus vivant que jamais ! (1). De ce drame personnel, le militant et élu parisien (2) a tiré une réflexion plus universelle sur la politique des drogues en France et le besoin de briser un tabou autour du chemsex. Rencontre.

Votre livre comprend trois parties bien distinctes : une histoire d’amour, le récit d’un deuil et un parcours de résilience, le tout sous la forme d’une longue lettre bouleversante à votre mari. Pourquoi avoir choisi cette construction ? Quelle place l’écriture a-t-elle joué dans votre travail de deuil ?

Jean-Luc Romero-Michel : Les premiers jours, la douleur de cette perte était insupportable et c’est mon amie Valérie Trierweiler qui était très présente à mes côtés qui m’a dit : « Toi qui as l’habitude d’écrire, tu devrais écrire, cela va te faire du bien ». J’ai suivi son conseil immédiatement et cela a d’abord été une écriture totalement thérapeutique. Quelques jours après avoir commencé à écrire, j’ai rencontré à la Mairie du 12e, une dame qui m’a dit quelque chose qui a tout changé et qui m’a considérablement aidé dans ce deuil : « C’est certainement terrible ce qui vous est arrivé, mais vous, vous avez eu la chance de connaître l’amour. Moi, jamais ». À partir de ce moment-là, tout a changé. Ce livre qui commençait comme une plainte insupportable qui n’avait d’intérêt que pour moi est devenu un récit plus positif qui rappelait mon histoire d’amour avec Christophe et nos bons moments, mais aussi comment gérer un deuil brutal et être résilient.

Vous écrivez page 264 : « M’occuper des autres a toujours été inscrit dans mon ADN. Et s’occuper des autres permet d’oublier, de cesser de ne penser qu’à soi ». En quoi vos divers mandats politiques et vos engagements militants ont pu vous aider dans la gestion de vos épreuves personnelles ?

J’ai eu cette chance, à chaque fois que j’ai vécu un malheur, d’aller de l’avant plutôt que de m’appesantir et me replier sur moi-même. Quand j’ai appris ma séropositivité en 1987, cela sonnait comme un arrêt de mort et j’ai pensé que je ne connaîtrais jamais mes 30 ans. Dès le lendemain de l’annonce, une fois passé le choc, je me suis demandé ce que j’allais faire. Je n’avais pas l’argent pour faire le tour du monde ; pas de fortune personnelle. Je n’avais pas envie de rester seul chez moi pour pleurer et me lamenter sur mon sort. J’ai donc décidé d’aller retravailler. À partir de ce moment-là, j’ai travaillé et milité sans relâche. J’ai eu mon premier mandat d’élu peu de temps après la découverte de ma séropositivité à 29 ans. Le travail et le militantisme ont toujours été une forme de résilience pour moi face à chaque drame. Le lendemain de la mort de Christophe, j’étais au Conseil régional pour assurer mon mandat d’élu. Les gens étaient surpris de me voir, mais je ne pouvais pas rester chez moi. Je sais que tout le monde n’est pas en capacité de faire ça, mais pour moi, c’est comme un instinct de survie.

Dans vos différents ouvrages, vous avez raconté votre parcours et souvent établi des parallèles entre votre expérience, vos épreuves personnelles et des enjeux plus globaux, partagés par d’autres comme dans un effet de miroir entre l’individuel et le collectif, l’un éclairant ou interrogeant l’autre. Est-ce le cas avec celui-ci ? Autrement dit, ce livre est-il plus que le récit d’une épreuve personnelle ?

C’est d’abord le récit d’une épreuve personnelle puisque c’était à la base une écriture thérapeutique puis c’est devenu autre chose au fur et à mesure à la fois sur la question du deuil – et j’ai senti que ça pourrait aider d’autres personnes avec tant de tragiques disparitions liées à la Covid-19 – et puis, bien sûr, la question du chemsex et les circonstances de la mort de Christophe. Par hommage pour Christophe et son militantisme, je me devais de faire de ce livre, qui raconte un drame personnel, un outil de plaidoyer militant à la fois pour sensibiliser le grand public à la question des drogues de synthèses et également à la question du chemsex qui reste très taboue y compris dans la communauté LGBTQI.

Votre position vis-à-vis de l’usage de drogues et la pratique du chemsex est sans ambiguïté, vous écrivez page 268 « je ne porte aucun jugement moral sur celles et ceux qui s’y adonnent. Une personne sous l’emprise d’une addiction ne perd jamais sa part d’humanité ». En quoi votre livre peut servir justement à « humaniser » une pratique très stigmatisée dans notre société ?

D’abord, le fait de parler de cette pratique lève une partie du tabou. J’ai reçu plus de 300 témoignages depuis la parution du livre. Hier encore, par exemple, un couple m’a écrit pour me dire qu’ils allaient arrêter de consommer du GBL (3) car ils ont compris que c’est un produit très dangereux. Ce que je trouvais important, c’était d’expliquer que chacun dans sa vie peut être confronté à une addiction et c’est complètement absurde d’avoir un jugement de valeur à ce sujet. Et puis, en dehors des associations comme AIDES ou l’Enipse qui font un travail de prévention très important, il n’y a pas aujourd’hui de parole publique sur le chemsex notamment des différents ministres de la santé dont c’est pourtant le rôle. Je voulais mettre le sujet sur la table, briser un tabou et tenter de sortir de cette stigmatisation et cette culpabilisation des personnes qui pratiquent le chemsex. Certaines personnes sont dans une grande souffrance et une grande solitude.  es conséquences sont parfois très graves. Nous n’avons pas encore de chiffres fiables car c’est compliqué d’identifier les causes exactes entre les overdoses et les suicides, mais le nombre de décès du au chemsex est très inquiétant. Il y a un vrai manque d’information sur les produits, ce qu’ils contiennent, les dosages à ne pas dépasser et les produits à ne surtout pas mélanger, comme le GBL et l’alcool, par exemple.

Vous expliquez dans votre livre être contre les politiques répressives et les « outrancières guerres aux drogués ». Que vous inspirent les 50 ans de la loi de 70 ? Plus spécifiquement : que pensez-vous des dernières mesures et annonces du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin sur le sujet ?

La politique des drogues en France est totalement contreproductive. Certaines drogues de synthèse comme le GBL ne font pas partie de la liste des produits stupéfiants. Non seulement, la politique de pénalisation ne fonctionne pas, mais elle empêche cette grande politique d’information et de réduction des risques qu’on pourrait donner sur tous les produits, à commencer par l’alcool. Boire un verre d’alcool entre amis ou fumer un joint de temps en temps de manière récréative, ce n’est pas grave en soi et cela fait partie de moments de convivialité et de détente. D’ailleurs dans la classification qu’avait faite le professeur Roques, le cannabis est le produit psycho actif le moins dangereux. Ce qui est plus compliqué à gérer, c’est lorsque la consommation ponctuelle devient une addiction et c’est pour cela qu’il faut informer sur les risques de chaque produit. En santé publique, la pénalisation et la moralisation n’ont jamais fonctionné. Les récentes mesures du ministre de l’intérieur comme les contraventions à l’encontre des consommateurs de cannabis sont contre-productives. Les gens qui en ont les moyens vont payer l’amende et continuer à consommer tranquillement, mais ce sont les gens les plus précaires qui se retrouvent davantage fragilisés. D’ailleurs, si la pénalisation fonctionnait, la France ne serait pas le pays d’Europe avec la plus forte consommation de cannabis. En France, on traite les addictions de la mauvaise façon. Au lieu de se mettre à la place des personnes qui consomment des produits, on se met du côté de la répression et de la pénalisation et cela ne fonctionne pas.

Sur quels principes et objectifs devrait, selon vous, reposer une politique des drogues en France ?

Il faut la dépénalisation de toutes les drogues. Il faut mettre tous les produits au même niveau légal. Il ne faut pas diaboliser certains produits comme le cannabis et fermer les yeux sur les dangers de l’alcool et du tabac par exemple qui sont, eux, des produits autorisés. Prenons l’exemple d’un jeune qui consomme beaucoup de cannabis. Comment lui faire comprendre que sa consommation est dangereuse pour sa santé s’il a un père alcoolique qui bat sa mère ? Des pays comme le Portugal ont mené une politique des drogues plus responsable en dépénalisant certains produits et aujourd’hui, ils ont moins de problèmes d’addictions. En Suisse, l’héroïne est délivrée sous contrôle médical depuis plus de vingt ans et ce genre de mesures fonctionne. Dans les années 90, les usagers de drogue par voie intraveineuse représentaient plus de 25 % des nouveaux diagnostics VIH. Depuis qu’on leur a donné accès à des programmes d’échanges de seringues ce chiffre est tombé à 2 %. C’est la preuve qu’il faut faire avec les usagers et pas contre. Il faut également développer les salles de consommation à moindres risques. Nous sommes un des rares pays qui en est toujours au stade de l’expérimentation. Deux salles pour toute la France (4) ce n’est absolument pas suffisant. Il en faut d’autres ! Ces lieux sont très importants pour les usagers de drogue et pour les riverains aussi. Il faut arrêter de faire peur aux gens et de stigmatiser les usagers, ce sont des êtres humains et des citoyens à part entière. Avoir une addiction ne vous fait pas perdre votre humanité.

La dernière partie de votre livre est très pédagogique. Vous donnez des conseils de réduction des risques en expliquant les dangers de mélanger certains produits comme le GBL et l’alcool par exemple. La réduction des risques est aujourd’hui presque uniquement portée par des associations. Qui selon vous devrait faire ce travail de santé publique et porter ces messages à une plus grande échelle ?

Il faut donner plus de moyens aux associations. L’approche communautaire par les pairs est ce qui fonctionne le mieux dans la réduction des risques à destination des usagers de drogue. Quand on est concerné, on est toujours meilleur et plus légitime à parler à d’autres personnes concernées. Pareil quand une personne séropositive parle de sérophobie, par exemple. Il faut donc une volonté politique forte de l’État pour donner des moyens aux associations et développer des programmes comme les salles de consommation à moindre risques ou la délivrance d’héroïne sous contrôle médical. Avec la maire de Paris, Anne Hidalgo, en tant qu’élu à la Mairie de Paris, je veux faire bouger les choses. Je travaille en étroite collaboration avec Anne Souyris [adjointe à la Maire de Paris, en charge de la santé publique, des relations avec l’AP-HP, de la santé environnementale et de la réduction des risques, ndlr], qui est actuellement très mobilisée par la crise Covid-19. Notre but est de rencontrer toutes les associations qui sont déjà mobilisées sur le terrain. Nous n’allons pas réinventer des choses qui existent déjà et qui fonctionnent, mais il faut mieux accompagner les associations dans ce qu’elles font et les aider dans les moyens qu’elles doivent avoir. J’espère aussi que d’ici la fin de l’année 2021, la ville de Paris pourra faire une grande campagne d’information et de prévention autour du chemsex.

Propos recueillis par Fred Lebreton


(1) : Plus vivant que jamais ! Comment surVivre à l'inacceptable ? est un livre de Jean-Luc Romero-Michel paru le 11 juin 2020 aux Éditions Michalon et Massot.
(2) : Jean-Luc Romero-Michel est adjoint à la Maire de Paris en charge des Droits humains, de l’intégration et de la lutte contre les discriminations. Il est également conseiller de Paris 12 en charge du Tourisme et des Métiers d’art, conseiller régional d'Île-de-France, ambassadeur d'une « Île-de-France sans sida », président de l'ADMD et délégué général-fondateur d’ELCS.
(3) : Le gamma-butyrolactone (GBL) est un solvant industriel (il sert notamment à nettoyer les jantes de voiture ou à effacer les graffitis) de plus en plus fréquemment utilisé comme drogue. Il se présente souvent sous une forme liquide, inodore et incolore, et donc facilement dissimulable, parfois en poudre ou en gélules. Ce produit est utilisé dans le chemsex, mais il est loin d’être le seul.
(4) : À ce jour, il n’existe que deux salles de consommation à moindres risques en France à Paris et Strasbourg. 

Plus vivant que jamais ! Une longue lettre d’amour
Écrit à la première personne et s’adressant directement à son mari décédé, le livre de Jean-Luc Romero-Michel est une longue lettre d’amour divisée en trois parties. La première évoque les bons moments du couple, de la rencontre au mariage en grande pompe en passant par leurs combats militants communs. La seconde se concentre sur la journée terrible du décès de Christophe Michel, les sentiments par lesquels passe Jean-Luc Romero-Michel les premiers jours et semaines : le choc, la tristesse, la colère et l’incompréhension. La dernière partie aborde les thèmes du deuil et de la résilience ; elle amène une réflexion plus générale sur le chemsex et la politique des drogues en France. L’auteur termine sur une promesse qu’il fait à son mari disparu : celle de tout faire pour que ce drame n’arrive plus à d’autres personnes. C’est ce qu’il appelle son « ultime  combat » avec la fin de l’épidémie de VIH/sida.