Brevets : les États-Unis veulent la levée

Publié par jfl-seronet le 18.05.2021
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Thérapeutiquebrevets

Guerre ouverte à Big pharma ? L’annonce a fait grand bruit et constitue un tournant et pas seulement dans le contexte de la crise de la Covid-19. Les États-Unis ont expliqué, mercredi 5 mai, qu’ils étaient favorables à la « levée des protections de propriété intellectuelle pour les vaccins contre la Covid-19 », afin d’accélérer la production et la distribution de ces sérums dans le monde. Explications sur un potentiel big bang !

Choc à Wall Street et baisse des titres des firmes pharmaceutiques. L’administration Biden est donc « favorable à la levée des brevets sur les vaccins anti-Covid ». « Il s’agit d’une crise sanitaire mondiale, et les circonstances extraordinaires de la pandémie de la Covid-19 appellent à des mesures extraordinaires », a expliqué la représentante américaine au Commerce Katherine Tai, dans un communiqué (5 mai). « L’administration croit fermement aux protections de la propriété intellectuelle, mais pour mettre fin à cette pandémie, elle soutient la levée de ces protections pour les vaccins contre le Covid-19 », a-t-elle ajouté, précisant que Washington participait « activement » aux négociations menées à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour permettre la levée de ces brevets. Car c’est cette instance internationale qui en décidera.

Cette levée temporaire des brevets sur les vaccins est notamment réclamée par l’Inde et l’Afrique du Sud pour pouvoir accélérer la production, mais certains pays dont la France s’y sont longtemps opposés. Par exemple, Paris plaidait pour des dons en faveur des pays démunis. Des dons qui n’ont, jusqu’à présent, jamais été à la hauteur des enjeux mondiaux et des besoins de vaccin. On le voit avec les difficultés du système Covax. Outre les pays du Sud, de nombreux-ses experts-es en santé publique réclament cette mesure et pas uniquement dans le cadre de la pandémie de Covid-19… pour que les médicaments soient des biens communs. Les puissants laboratoires pharmaceutiques sont globalement opposés à la suspension de leurs brevets, arguant que cela dissuaderait la recherche, le financement de l’innovation, etc. Dans ce contexte, Katherine Tai reconnaît que les tractations à l’Organisation mondiale du Commerce « prendront du temps étant donné la nature consensuelle de l’institution et la complexité des questions en jeu ». « Le but (...) est de fournir le plus de vaccins sûrs et efficaces au plus grand nombre de personnes le plus rapidement possible », a insisté Katherine Tai alors que la pandémie fait rage notamment en Inde. « L’administration continuera d’intensifier ses efforts - en collaboration avec le secteur privé et tous les partenaires potentiels - pour étendre la fabrication et la distribution de vaccins », a également commenté l’ambassadrice. Si les États-Unis s’engagent dans cette voie, c’est parce qu’il est évident que la crise ne prendra pas fin sans un accès universel aux vaccins. Si on laisse, faute d’une large vaccination accessible à tous-tes, le virus se répandre dans tel ou tel pays, on prend le risque de voir se développer de nouveaux variants qui, eux-mêmes, se diffuseront dans d’autres pays, y compris dans ceux du Nord. Cette situation pourrait favoriser la pandémie et en faire une menace perpétuelle. C’est ce scénario qu’entendent éviter les États-Unis et les pays qui s’engagent désormais derrière eux.

Un effet domino

Car la décision américaine qui est manifestement une surprise pour beaucoup a fait des émules. L’Allemagne est « ouverte » à une « discussion » au sujet de la levée des brevets sur les vaccins anti-Covid, envisagée par Washington, a ainsi déclaré jeudi 6 mai le chef de la diplomatie allemande. « C’est une discussion à laquelle nous sommes ouverts », a déclaré Heiko Maas, ajoutant que « c’est une question que nous devons nous poser car il s’agit de mettre fin à cette pandémie » de Covid-19. L’Union européenne s’est, elle-même, dite « prête à discuter » d’une levée des brevets, un sujet qui devait s’inviter au sommet des 27 à Porto vendredi 7 mai. Jusqu’à présent, l’Union européenne ne s’y disait pas favorable, arguant que cette solution prendrait du temps, faute de moyens de production immédiatement mobilisables. Si l’Allemagne se dit, par l’intermédiaire d’Heiko Maas, « ouverte » à la discussion initiée par les États-Unis, le ministre allemand de la Santé a adressé une pique à l’administration Biden. Les pays où sont produits les vaccins doivent être prêts « à les exporter également vers les autres », a lancé Jens Spahn. « Nous sommes heureux que les États-Unis soient maintenant également prêts » à le faire, a-t-il ajouté, alors que les États-Unis ont ces derniers mois refusé d’exporter des doses produites aux États-Unis. « L’Union européenne est prête à discuter de toute proposition qui s’attaquerait à la crise de façon efficace et pragmatique. Nous sommes prêts à discuter de la façon dont la proposition américaine peut permettre d’atteindre cet objectif », a confirmé Ursula von der Leyen, la patronne de l’UE. On verra dans les semaines qui viennent ce qu’il adviendra à la suite de l’annonce américaine, mais cette décision marque un tournant. Elle affirme d’abord que la fracture vaccinale actuelle qui se creuse entre nations déshéritées et pays riches dans le contexte actuel n’est pas tenable. Elle fixe des limites à l’industrie pharmaceutique en l’obligeant à réfléchir à son modèle économique. Bien sûr, les déclarations en faveur de la levée ont provoqué la colère de l’industrie pharmaceutique. Le journal américain Daily Beast y voit une « déclaration de guerre à Big Pharma », tandis que le New York Times parle d’une décision « extraordinaire », comme le rappelle le site de Courrier International. Sur CNN, le journaliste Stephen Collinson analyse ainsi le choix des États-Unis : « Joe Biden était coincé entre le vaccin et l’enclume. Au final, il a fait le choix de la compassion (…) Il faut dire qu’il était dans une position particulièrement délicate car pendant la campagne présidentielle, il avait promis de partager la technologie vaccinale avec les autres pays. Il était aussi accusé de ne pas en faire assez pour aider les pays pauvres à acquérir rapidement des stocks de vaccins ».

Même la France s’y met

À la suite de l’annonce américaine, Aurélien Beaucamp, le président de AIDES, avait réagi sur Twitter, le  5 mai : « La bonne initiative du jour ! Rendre les vaccins anti-Covid disponibles à tous-tes par la levée des brevets ! Et la France ? ». La réponse n’a guère attendu. Jusqu’ici très réticent, Emmanuel Macron s’est dit, jeudi 6 mai « tout à fait favorable à ce que la propriété intellectuelle soit levée » sur les vaccins anti-Covid. « Oui nous devons évidemment faire de ce vaccin un bien public mondial », a ajouté le chef de l’État en inaugurant le premier grand vaccinodrome à Paris, tout en soulignant que la priorité à court terme était « le don de doses » et « de produire en partenariat avec les pays les plus pauvres ». Le 23 avril, il s’était opposé à la levée immédiate de la propriété intellectuelle, expliquant que le sujet n’était pas celui-là, mais celui du transfert de technologie. « Ce que j’ai dit simplement, ce qui est une réalité, c’est qu’aujourd’hui, vous avez un goulot d’étranglement, ce qui rend difficile l’accès au vaccin », a commenté Emmanuel Macron, le 6 mai. « Vous pouvez transférer la propriété intellectuelle à des fabricants pharmaceutiques en Afrique, ils n’ont pas de plateforme pour produire de l’ARN messager. Notre sujet, c’est de transférer la technologie et de savoir-faire pour qu’il y ait des plateformes qui produisent des vaccins à ARN messager en Afrique, c’est ça la clé », a poursuivi Emmanuel Macron, cité par l’AFP. « S’il y a eu un nationalisme vaccinal, il ne faut pas regarder du côté de l’Europe : nous avons, dès le premier jour, aidé nos alliés, nos partenaires, décidé d’exporter vers les pays les plus fragiles » des doses, a-t-il plaidé. « L’Europe est le continent le plus généreux avec le reste du monde. Nous, sur les doses que nous avons produites, ce sont 65 millions environ qu’on a consommé pour nous et 45 millions qu’on a exporté. Aujourd’hui, sur les d’autres doses produites, par exemple, chez les Britanniques ou les Américains, il y a zéro dose exportée », a-t-il souligné.

L’opposition de gauche qui avait réclamé la levée des brevets a une autre lecture de ce qui se passe. Elle a accusé Emmanuel Macron de changer de pied. « Biden parle et les Européens applaudissent. Même après avoir voté contre les licences libres sur les vaccins ! Eh Macron ! Garde à vous ! », a tweeté le chef des Insoumis, Jean-Luc Mélenchon. « Hypocrite Emmanuel Macron ! Vous vous êtes battu contre cette levée des brevets sur le vaccin pour servir vos amis du fric et des laboratoires pharmaceutiques ! La France a voté CONTRE à l’Organisation Mondiale du Commerce ! Biden vous inspire ? Parfait : taxez les riches ! », a renchéri le numéro 2 de LFI Adrien Quatennens.

Le soutien de l’OMS et les plaintes des labos

Le patron de l'Organisation mondiale de la Santé (OMS), Tedros Adhanom Ghebreyesus, a salué sur Twitter une « décision historique ». « Je félicite les États-Unis pour cette décision historique en faveur de #équitévaccinale, donnant la priorité au bien-être de tous partout en cette période cruciale. Maintenant, avançons tous ensemble rapidement, solidairement, pour bâtir sur l'ingéniosité et l'engagement des scientifiques qui ont produit les vaccins #COVID19 qui sauvent des vies », a tweeté le directeur général de l'Organisation mondiale de la santé. Le patron de l'OMS plaide depuis de longs mois en faveur de cette mesure, proposée à l'Organisation mondiale du Commerce par l'Inde et l'Afrique du Sud. Pour lui, les textes de l'OMC autorisent cette levée temporaire en cas d'événement grave. « Si on ne le fait pas maintenant, quand ? », a-t-il souvent lancé, alors que le monde affronte la pire pandémie depuis 100 ans et que les vaccins existent.

« Nous accueillons chaleureusement et soutenons fortement les propositions de levée des brevets sur les vaccins. Nous travaillerons activement avec nos partenaires pour faire avancer ce dossier », a réagi sur Twitter Damien O'Connor, ministre néo-zélandais de l'Agriculture et de la Biosécurité.  Pour l'heure, les brevets sont détenus essentiellement par des laboratoires américains qui sont globalement opposés à leur levée car cela les priverait, selon eux, d'une manne financière pour des innovations coûteuses. Sollicités par l'AFP, Johnson & Johnson, Pfizer et Moderna n'ont pas directement réagi à l'annonce américaine. Mais la Fédération internationale de l'industrie pharmaceutique (IFPMA) a jugé « décevante » cette annonce. « Nous sommes totalement en phase avec l'objectif que les vaccins anti-Covid 19 soient rapidement et équitablement partagés dans le monde. Mais comme nous n'avons de cesse de le dire, une suspension est la réponse simple mais fausse à un problème complexe », a-t-elle expliqué. Stephen Ubl, le président de la fédération américaine (PhRMA), a souligné que cette décision pourrait ainsi « affaiblir davantage les chaînes d'approvisionnement déjà tendues et favoriser la prolifération des vaccins contrefaits ».  Selon lui, il faut plutôt s'attaquer au problème de la distribution et de la disponibilité « limitée » des matières premières.

Un précédent historique

« Cette annonce est historique et permettra une accélération de la production de doses de vaccins à travers le monde, seule solution pour venir à bout de la pandémie », a commenté l’experte et militante Pauline Londeix, qui co-nanime avec Jérôme Martin le blog de l’Observatoire de la Transparence dans les politiques du médicament. « Obtenue grâce à la mobilisation internationale, notamment activiste, la position des États-Unis est une reconnaissance du fait que venir à bout de la pandémie de Covid-19 sera impossible sans permettre un accès à tous et toutes aux technologies développées contre la Covid-19. L'administration de Joe Biden envoie un signal extrêmement fort aux industriels. Les pays de l'Union européenne, dont la France, doivent aujourd'hui revenir à la raison et défendre également une levée des brevets à l'OMC, pour permettre une production massive de vaccins ». C’est ce qui semble désormais se passer (voir plus haut). À suivre.