Cannabis : L’Uruguay régule… pour l’exemple !

Publié par Mathieu Brancourt le 06.10.2014
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Réguler plutôt qu’interdire. C’est le choix audacieux qu’a fait l’Uruguay concernant la vente, la distribution et la production de cannabis. Sous la houlette réformiste et libertaire de son président, José Mujica, ce petit Etat d’Amérique du Sud a lancé, en juin 2012, un projet de loi de légalisation du chanvre. A la clé, un quasi-consensus de la représentation parlementaire nationale et un texte fondateur voté en décembre 2013. A l’heure des premiers constats, une délégation nationale, composée de médecins et de politiques, s’est rendue à Paris début septembre, afin de présenter ce que beaucoup nomment déjà "l’expérience Uruguayenne" du cannabis.

"Quelqu’un doit être le premier". C’est par ces mots que José Mujica a lancé le processus législatif il y a maintenant deux ans. C’est en pionnier régional que le président uruguayen a voulu s’attaquer à cet enjeu mondial. "Quelqu’un doit commencer en Amérique du Sud, parce que nous perdons la bataille contre la drogue et le crime sur le continent", a-t-il affirmé. Et la loi votée en fin d’année dernière semble lui donner raison. "L’Uruguay est le premier pays qui a remis en question l’interdiction du cannabis par une évolution du cadre juridique et de la réponse en matière de santé", a salué François Hervé, président du pôle santé-addiction de l’association Aurore, co-organisatrice de la visite avec la Fédération Addiction.

Régulation : joint entre santé et sécurité

L’Uruguay a dépénalisé dès 1974 la consommation de stupéfiants, tant qu’elle ne trouble pas l’ordre public. L’article 10 de sa Constitution dispose ainsi qu’un magistrat ne peut pas intervenir dans le cadre privé des citoyens. Mais à la fin des années 80, plusieurs textes répressifs viennent réprimer sévèrement le trafic (jusqu’à 10 ans de prison), sans empêcher le développement du commerce illégal du cannabis. La nouvelle loi expérimentale 19.172 sur la régulation et le contrôle de la marijuana introduit un contrôle étatique de l’ensemble du circuit d’exploitation de cette substance psychoactive. Elle amende les anciens articles de loi, dans un but de protection, d’éducation et de promotion de la santé publique. Elle établit des exceptions juridiques pour le cannabis, en légalisant pour les majeurs l’auto-culture (6 plants maximum par personne), les Cannabis social club (95 membres maximum par club) et la vente pour un usage non-médical jusqu’à 40 grammes par personne et par mois, considérée par le législateur comme une consommation personnelle. Tout cela sous le contrôle du tout nouvel Institut de régulation et de contrôle du cannabis, l’IRCCA. Cette structure publique, mais non-étatique sera la gardienne de la bonne application de la loi et veillera à l’enregistrement — et la confidentialité des données — en bonne et due forme, en délivrant licences et autorisations aux producteurs et consommateurs. C’est elle aussi qui déterminera les sanctions qu’appliquera un juge (de 20 à 2000 pesos selon l’infraction) en cas de non-respect des règles, mais qui proposera aussi des actions d’information et de prévention sur les risques liés à la drogue. Pour cela, la loi instaure le "droit de jouir du meilleur état de santé possible, à la prévention et aux soins". Enfin, un comité scientifique consultatif pourra éventuellement proposer des modifications de la loi aux députés, après évaluation.

Julio Cazlada, sociologue et représentant du Secrétariat national des drogues (SND) revient sur le constat fait par les pouvoirs publics : "La question devait être abordée via la santé individuelle et publique. Il fallait également régler le problème de l’application de la loi pour respecter l’équité et la justice. En Uruguay, 98 % des condamnés pour trafic de stupéfiants sont précaires. Et avec les anciennes dispositions, les objectifs de lutte ne sont pas atteints et les marchés illégaux gardent le pouvoir sur le trafic. Il fallait un autre regard". Face à cet échec, la loi expérimentale de 2013 change la posture officielle face au cannabis : un réglementarisme sur toute la filière au lieu d’une interdiction qui, peu importe l’échelle, n’a pas fait ses preuves.

Guerre et "pet" !

Ce changement de paradigme fait écho à une évolution assez récente du discours mondial sur ce qui a longtemps ressemblé à une guerre contre la drogue. Le 9 septembre dernier, Kofi Annan, ancien secrétaire général de l’ONU et d’autres huiles ont remis un rapport à Ban-Ki-Moon, l’actuel patron des Nations-Unies, pour une nouvelle attitude face au cannabis. Le projet de cette Commission globale de politique en matière de drogues prône, une "prise de contrôle" plutôt qu’une lutte improductive contre le trafic, la hausse de la consommation ou la criminalité liée au marché noir. Déjà en 2011, son rapport avait défendu une approche réaliste et pragmatique sur la question des stupéfiants, critiquant la politique prohibitionniste mondiale, celle conduite par les Etats-Unis en tête, de ces quarante dernières années, jugée inefficace et ayant coûté plusieurs centaines de milliards de dollars. "Ce changement est nécessaire, mais aussi réalisable" a déclaré Fernando Henrique Cardoso, ancien chef d’Etat brésilien et président de la commission. Tout en indiquant que c’est grâce à un changement progressif des mentalités que le débat a enfin pu être lancé, sur un sujet longtemps clivant.

Une opinion publique défavorable… pourtant

A Montevideo, le chemin a été long. Luis Gallo, sénateur à l’initiative de cette loi et membre de la délégation reçue à Paris, a expliqué que l’arrivée de cette question à l’agenda des élus fut une question d’opportunité politique. "L’instruction et le débat parlementaire n’ont pu commencer qu’en 2011. Il fallait, en effet, obtenir au préalable la majorité au Parlement pour pouvoir donner l’impulsion et discuter de ce sujet. Les politiques ne savaient pas quels aspects de la loi modifier. Cela a pris du temps du consensus pour choisir le modèle", raconte-t-il. D’autant plus que l’opinion publique était majoritairement contre ce projet de loi. Sur 3 millions d’habitants, il y aurait 100 à 150 000 consommateurs de cannabis. Et beaucoup ont crié à une banalisation de la drogue et évoqué une hausse de la consommation depuis les neuf premiers mois d’application du texte. Amalia Laborde, médecin-addictologue présente à Paris, réfute cette idée. "Même s’il n’est pas encore possible d’évaluer une augmentation du nombre de consommateurs, ce texte ne banalise pas la drogue. Il en interdit d’ailleurs toujours la publicité. Il est une manière réaliste d’approcher la question. La prévention doit permettre l’information, notamment pour les mineurs et promouvoir la santé en éduquant sur la consommation. Eduquer n’est pas inciter, c’est davantage parler des risques et que les usagers en soient au fait". A l’idée que le cannabis conduit à des drogues plus "dures", l’addictologue dénonce une frontière "artificielle" entre ce qui est "doux" et ce qui ne le serait pas. "Ceci est une opinion ne reposant sur aucun fait scientifique. En revanche, des études ont démontré que consommer du cannabis faisait baisser la consommation des autres substances. Quand on voit les politiques nord-américaines, très restrictives, et que les trois derniers présidents ont confié avoir déjà fumé un joint, on pourrait croire qu’il faut consommer du cannabis pour être élu", s’amuse-t-elle. C’est pourquoi, elle plaide, comme cela a pu se faire pour ce texte, pour l’implication systématique d’universitaires et chercheurs pour que "toutes les lois soient fondées sur des évidences scientifiques et non l’idéologie".

Planter des graines

Car essaimer à l’échelon local et international est aussi une de leurs missions. Pour Luis Yarzabal, président du Comité consultatif scientifique, cela passe par "revisiter et réviser la bibliographie sur le sujet, construire des indicateurs fiables pour évaluer voire améliorer l’efficacité de la loi". A terme, cela consiste à "étudier le respect de la loi, les bénéfices sur la santé individuelle et collective et l’intégration sociale et l’ordre public", indique-t-il. Eléments factuels indispensables pour plaider aux Nations-Unies. Après deux rencontres internationales, l’une sur leur expérimentation et l’autre sur le cannabis thérapeutique (également autorisé en Uruguay), la délégation présente à Paris se rendra à Genève. L’enjeu est crucial et, une fois de plus, autant pour l’Uruguay que pour la communauté internationale. Le parti de José Mujica disposait de la majorité absolue pour le vote du texte. Et même si elle est appliquée, cette loi peut être remise en cause en cas d’alternance politique. Or, en fin d’année, des élections présidentielles vont avoir lieu. D’ailleurs, deux candidats ont promis d’abroger la loi s’ils étaient élus. "Il nous reste quatre mois pour convaincre des effets positifs de la loi", concède Julio Calzada du SND. Quatre mois pour ratifier définitivement ou effacer des tablettes une initiative à la fois politique, scientifique et sociale pour faire changer le regard sur le cannabis.