Covid-19 : mort aux brevets ?

Publié par jfl-seronet le 16.03.2021
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Initiativeappel de ParisvaccinsCovid-19

Le décalage flagrant et croissant dans l’accès à la vaccination contre la Covid-19 entre les pays riches et les autres a conduit de nombreux-ses intellectuels-les, scientifiques, responsables associatifs-ves à se mobiliser pour changer la donne. Ce changement que beaucoup jugent indispensable est l’objectif de l’Appel de Paris, lancé le 11 mars.

Les visages sont apparus à l’écran. En gros plan, laissant apercevoir en fond : des murs blancs, des décos neutres ou des étagères encombrées d’ouvrages. Et voilà une nouvelle conférence de presse en visio. Une de plus ? Certes. Une comme les autres ? Pas tout à fait, car celle-ci se déroule le 11 mars 2021. Une date qui marque le premier anniversaire de la déclaration de la pandémie de Covid-19 par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS). Pas tout à fait non plus… parce qu’on y présente l’Appel de Paris pour « la levée des brevets » et pour « faire des vaccins anti-Covid-19 des biens publics mondiaux ». C’est une initiative de la société civile particulièrement ambitieuse, initiée et relayée par un collectif de scientifiques, médecins, économistes, syndicalistes et responsables d’ONG ; collectif qui exige la levée des brevets sur les vaccins anti-Covid-19 dans le but d’accroître de toute urgence la production mondiale et un accès universel à ces vaccins. L’enjeu est d’importance « alors que les pénuries de doses, en France et dans le reste du monde, ralentissent dangereusement les efforts de vaccination ». Ces dernières semaines, cette initiative a été soutenue dans plusieurs tribunes et pétitions.

Lors de cette conférence de presse, le docteur Carlos Parada, psychiatre et auteur de la tribune : « Les vaccins contre le Covid-19 sont un bien commun, ils ne peuvent appartenir à personne », publiée le 3 février dernier dans Le Monde, a relu certains passages de son texte. Le texte est un appel à ne pas respecter les délais des brevets ; cela afin d’endiguer le plus vite possible l’épidémie. Pour le médecin : « Le monopole industriel des vaccins est dangereux et il est injuste. Il est dangereux parce que nous perdons un temps précieux. Outre le prix financier, le système de production et de vente de quelques industries privées n’arrivera jamais à suivre la cadence. À ce rythme, pendant trop longtemps un nombre insuffisant de personnes sera vacciné et le virus de la Covid-19 continuera à circuler, à tuer et à muter partout sur la planète. Avec ces mutations, d’autres vaccins pourraient être nécessaires, d’autres traitements seraient à inventer, à produire et à acheter au prix fort ». C’est donc une course contre la montre qui se déroulerait et nous aurions comme handicap le respect des brevets. Autre grief avancé par le médecin, le fait que le « Le monopole et la pénurie des vaccins qu’il engendre sont injustes parce qu’ils créent de fait des hiérarchies entre les êtres humains. Ils séparent et distinguent les riches des pauvres, les jeunes des vieux, les soignants des éducateurs, les travailleurs des sans-droits, les nations puissantes des autres, etc. En ce début 2021, les pays les plus riches possèdent et distribuent, parfois au prix fort, l’immense majorité des vaccins existants. Au nom de qui ? Au nom de quoi ? » La solution, Carlos parada la dessine : « Les vaccins et tout traitement à venir doivent être considérés comme des outils ou des biens universels, comme le feu, l’eau ou la roue dont nul ne songerait à s’octroyer le brevet. Ces vaccins sont un bien commun, ils ne peuvent appartenir à personne. Aucun droit, aucune crainte idéologique ne peut justifier cette exclusivité monnayée par quelques fabricants. Qu’on finance davantage la recherche plutôt que l’exploitation commerciale des brevets. Qu’on considère ces substances comme génériques sans délai, qu’on les préempte, qu’on dédommage les industries pour les fonds investis s’il le faut, mais courage, ne persistons pas dans cette voie ». Un des arguments de cette tribune est qu’un tel choix a déjà connu « au moins un précédent », avec « le traitement du sida dans les années 90 ». Et Carlos Parada de développer : « Face à la pénurie et devant les prix exorbitants des industriels, les gouvernements de plusieurs pays (dont le Brésil et l’Inde) avaient alors décidé de produire et de distribuer gratuitement le générique de l’AZT pour pouvoir soigner leurs populations. Ni l’industrie pharmaceutique ni la recherche ne se sont écroulées, et des millions de vies furent sauvées. Que des gouvernants plus volontaires ouvrent la voie et d’autres suivront. La question est simple : faut-il encore laisser à quelque trois ou quatre l’exclusivité du commerce, de la fabrication et de la distribution des vaccins et des traitements anti-Covid-19 partout sur la planète ? La réponse paraît évidente, seulement une fois la question posée », conclut Carlos Parada.

Intervenante à la conférence de presse, Cécile Duflot, directrice générale d’Oxfam France, a expliqué que l’Appel de paris portait bien sur un « sujet vital au sens littéral du terme ». Elle a rappelé les données qui attestent d’un écart flagrant d’accès à la vaccination anti-Covid-19 entre les pays riches et ceux à revenus faibles ou limités. La plupart de ces derniers n’ont pas encore pu administrer la moindre dose de vaccin contre la Covid-19. En revanche, depuis un mois, les pays riches vaccinent leur population à raison d’une « personne par seconde ». Ces pays riches, dont les États-Unis, le Royaume-Uni et les pays de l’Union européenne, bloquent d’ailleurs une proposition déposée par plus de 100 pays en développement qui devait être étudiée par l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Cette proposition demande de passer outre les monopoles détenus par les sociétés pharmaceutiques et d’autoriser l’augmentation de la production de vaccins sûrs et efficaces contre la Covid-19 de toute urgence, afin que les pays pauvres aient accès aux doses dont ils ont cruellement besoin. Bien sûr, les pays du Nord avancent que les pays à revenus faibles ou limités vont recevoir dans les prochains jours des doses venant du dispositif Covax de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), mais le dispositif est clairement sous-dimensionné. Ainsi, les quantités disponibles, via ce système, ne permettront de vacciner que 3 % de la population de ces pays d’ici au milieu de l’année, et à peine un cinquième dans le meilleur des cas d’ici fin 2021, ce qu’indiquait récemment l’Onusida. Dans le monde, près d’un million de personnes ont d’ores et déjà signé un appel lancé par la People’s Vaccine Alliance (un groupe d’organisations militantes dont font notamment partie Oxfam, Frontline aids, Onusida, Global Justice Now et le Yunus Centre) pour que les pays riches cessent de protéger les monopoles et les profits des grandes sociétés pharmaceutiques aux dépens de vies humaines. Dans le communiqué de l’Onusida,  Gabriela Bucher, directrice générale d’Oxfam International, déclarait : « Cette terrible maladie a déjà coûté la vie à plus de deux millions et demi de personnes à travers le monde, et de nombreux pays luttent contre la pandémie sans disposer de ressources médicales adéquates et sont privés de vaccins. En laissant un petit nombre de sociétés pharmaceutiques décider de qui vivra et de qui mourra, les nations riches ne font que prolonger cette urgence sanitaire mondiale sans précédent et mettent d’innombrables autres vies en danger. En ce moment crucial, les pays en développement ont besoin de soutien, pas d’opposition. » Autant dire que la directrice d’Oxfam France est raccord avec cela. Cécile Duflot a pointé qu’un accès inégalitaire durable à la vaccination aurait pour conséquence de laisser filer l’épidémie dans certains pays avec le risque de voir apparaître de nouveaux variants ; variants qui pourraient résister aux vaccins actuels et empêcher une fin mondiale de la pandémie. Celle qui est aussi porte-parole de l’initiative citoyenne européenne « Pas de profit sur la pandémie – Partageons les solutions ! » a surtout incité à lire cette pétition et à la signer. L’objectif étant que si elle reçoit plus d’un million de signataires, elle contraigne la Commission européenne à ouvrir un débat sur ce sujet.

Des pressions sur l’Europe, c’est aussi la stratégie que préconise Lucas Chancel, lors de cette conférence de presse. Codirecteur et économiste au Laboratoire sur les inégalités mondiales à l’École d’économie de Paris & enseignant à Sciences Po, il y a d’ailleurs consacré une tribune dans Le Monde (11 février) intitulée « La position européenne sur les brevets revient à favoriser les laboratoires pharmaceutiques ». L’auteur souligne le décalage entre les proclamations d’Emmanuel Macron, d’Angela Merkel ou d’Ursula von der Leyen, la politique menée par l’Union européenne qui empêche un accès rapide des pays pauvres au vaccin contre la Covid-19. Il revient sur une tribune publiée le 3 février dans Le Monde, notamment signée par Emmanuel Macron, Angela Merkel, Ursula von der Leyen et Charles Michel, les dirigeants-es européens-nes. Ils-elles y déclarent « tout faire pour diffuser l’accès aux tests, aux traitements et aux vaccins à l’ensemble de la planète ». Pour atteindre cet objectif, les auteurs-rices affirment encourager « la libre circulation des données entre les partenaires et l’octroi volontaire de licences en matière de propriété intellectuelle ». « Un tel cynisme interpelle, tacle Lucas Chancel. L’Union européenne (UE) bloque en effet depuis plusieurs mois toute demande relative à la levée des droits de propriété intellectuelle sur les vaccins ». Comme d’autres intervenants-es de la conférence de presse, il rappelle qu’en octobre dernier, l’Inde et l’Afrique du Sud, soutenues par une centaine de pays émergents et à bas revenus, ont déposé une demande devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et que « cette demande a été stoppée net par les pays riches ». Dans sa tribune, Lucas Chancel rappelle que la « position européenne repose sur trois arguments. Premièrement, il serait déjà possible de produire des vaccins libres de droit pour des motifs de santé publique ou de sécurité, conformément aux dispositions de l’accord dit « Trips » sur les droits de propriété intellectuelle, issu des négociations à l’OMC de Doha en 2001. Deuxièmement, les droits de propriété intellectuelle ne constitueraient pas un facteur limitant la vaccination, au contraire. Ils seraient nécessaires pour permettre aux laboratoires de s’adapter et d’investir face à un virus mutant. Par conséquent et troisièmement, l’UE estime qu’il faut agir par le mécanisme Covax de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Ce mécanisme vise principalement à récolter des fonds afin de distribuer deux milliards de doses de vaccins d’ici à la fin de l’année dans les pays pauvres et émergents ». Mais comme on a vu précédemment, le système Covax est loin d’être à la hauteur des enjeux. Bref, on tourne en rond. La tribune de Lucas Chancel analyse très bien les arguments de l’UE et les démonte. Il faut notamment un sort à la solution miracle, selon l’UE, que serait Covax. Et l’économiste d’expliquer : « Enfin, à propos du mécanisme Covax : l’UE s’apprête à y injecter 500 millions d’euros sur les deux milliards levés par l’OMS. En comparaison des 750 milliards du plan de relance européen et aux centaines de milliards des plans nationaux, la somme versée peut sembler dérisoire. Selon les experts, dans le meilleur des cas, ce mécanisme ne permettra qu’à 20 % de la population des pays les plus pauvres d’être vaccinée, et probablement pas en 2021 ». Or, si on fait les comptes sur les commandes totales européennes, on voit vite que l’UE a précommandé près de cinq doses de vaccins par personne de l’UE ! Et Lucas Chancel de résumer : « Confrontée à un problème de santé publique mondiale, la position européenne sur les brevets revient aujourd’hui à favoriser les laboratoires pharmaceutiques – en l’occurrence leurs actionnaires, qui s’apprêtent à engranger de juteux dividendes – au centre du jeu. Cette position est d’autant plus paradoxale que les principaux laboratoires ont bénéficié d’un soutien financier colossal de la dépense publique, sans compter l’ensemble des financements publics (systèmes d’enseignement et de soins, infrastructures de communication) dont bénéficie la recherche médicale en temps normal (…)  Il n’est pas trop tard pour rectifier le tir et accéder à la demande des pays émergents. Pour l’UE, l’enjeu est triple : il s’agit là d’un impératif moral, d’une manière d’affirmer son leadership géopolitique mais aussi d’une stratégie pragmatique de lutte contre la pandémie ».

D’autres initiatives ont été prises. On peut citer la publication d’une tribune dans le Journal du dimanche (6 février) signée par une centaine de scientifiques. Emmenés-es par les spécialistes de maladies infectieuses Alfred Spira et Richard Benarous, ces personnalités scientifiques ont interpellé Emmanuel Macron et Angela Merkel pour faire du vaccin contre le Covid-19 « un bien public mondial ». On peut citer également le texte publié à l’initiative de la docteure Françoise Nay, dans L’Humanité : « Brevets sur les vaccins anti-Covid, Stop. Réquisition ! » Ou encore deux textes qui vont dans le même sens, mais avancent des arguments complémentaires. Il s’agit de celui coordonné par Juliana Veras, coordinatrice du plaidoyer prix du médicament et systèmes de santé à Médecins du Monde et représentante de Coordination SUD. Le texte a paru dans Le Monde : « La protection de la population mondiale doit passer avant la logique du profit ». Et celui initié par Anna C. Zielinska, maîtresse de conférence en philosophie morale, politique et juridique à l’Université de Lorraine & Sciences Po : « Les vaccins contre le Sars-CoV-2 doivent être considérés comme des biens publics mondiaux », publié dans Le Monde également (10 février). Toutes ces initiatives vont dans le même sens, appelant à une révolution dans un contexte inédit de crise sanitaire majeure. Une situation inédite, mais dont une participante a rappelé lors de la conférence de presse qu’il serait dangereux de penser qu’elle sera unique. Du coup, trouver des solutions équitables pour tous-tes aujourd’hui, c’est mieux se préparer pour demain.

 

Covid-19 : on vaccine au Nord
Depuis début 2021, les pays à revenu élevé vaccinent en moyenne une personne par seconde. Ce chiffre s’appuie sur le nombre quotidien moyen de doses de vaccin contre la Covid-19 administrées entre le 1er janvier et le 2 mars 2021, d’après OurWorldInData pour les pays classés « à revenu élevé » par la Banque mondiale. Un taux horaire a été calculé en partant du principe que les pays vaccinent 8 heures par jour, puis ce taux a été divisé en minutes et en secondes. Pour ces 68 pays à revenu élevé, on obtient ainsi une moyenne de 1,1 dose par seconde, soit 66 par minute. Le calcul du chiffre moyen comprend les données de six pays à revenu élevé qui n’ont pas encore commencé à vacciner leur population, indique l’Onusida.