Crack : Paris, peine capitale !

Publié par jfl-seronet le 03.02.2022
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À leur place, nulle part ! Et bientôt un troisième déplacement forcé pour les personnes usagères de crack à la rue à Paris. Cela était envisagé dans le 12e arrondissement, mais les élus-es, très remontés-es, et les habitants-es, déjà à cran, ont fait capoter le projet de la préfecture de police. Ce nouvel épisode donne lieu, une fois de plus, a une passe d’armes entre l’État et Paris sur une question de santé publique qu’aucun des deux ne semble capable de régler, au grand dam des associations de santé.

À leur place, nulle part !

Le 25 janvier, la préfecture de police de Paris publie un communiqué. Elle y explique que, dans la lignée des annonces du ministre de l’Intérieur « au moment de l’évacuation des usagers de crack des abords du jardin d’Éole le 24 septembre dernier », la présence de ces personnes qui ont été déplacées par la police à la porte de la Villette dans le 19e  arrondissement n’a pas « vocation à se pérenniser, car elle pénalise des riverains, des commerçants et des usagers des transports de Paris, de Pantin et d’Aubervilliers ». De fait, le square Forceval (porte de la Villette) voit, lundi 24 janvier, l’arrivée des grues qui détruisent toutes les constructions faites de tentes, tôles et cartons, suivies des équipes municipales de nettoyage en combinaisons blanches. Les personnes consommatrices restent porte de la Villette, plus démunies que jamais, désormais sans abris, ni solutions. Et la préfecture d’expliquer dans son communiqué : « Près de cinq mois après cette installation, il est nécessaire d’envisager le déplacement des usagers de crack vers un autre lieu à Paris qui, cette fois, ne soit pas sur la voie publique ou un square ». Le communiqué explique que le ministre de l’Intérieur a demandé au préfet de police de chercher sur « le territoire parisien » un nouveau lieu. Les critères sont précis : pas de quartiers résidentiels ou commerçants, ni de nœuds de transport. Il faut néanmoins que le lieu soit « accessible aux services sanitaires et sociaux, de façon à ce que l’accompagnement social et médical déjà mis en place puisse y être déployé ». La préfecture sort ses cartes de la ville, opte pour une solution, et sollicite la SNCF. En effet, la parcelle retenue appartient à la SNCF, qui a donné son accord. Elle est située à « l’intersection de deux faisceaux ferroviaires et du boulevard Poniatowski dans le 12e arrondissement ». L’ensemble du site sera bientôt ouvert « après la réalisation de travaux de pose d’une clôture sécurisée », explique un communiqué officiel.

Clairvoyante quant aux limites de l’opération, la préfecture de police admet que « déplacer les usagers de drogue ne permet pas de résoudre définitivement la problématique du crack, mais c’est un devoir vis-à-vis des riverains du 19e et du 18e arrondissement (….) trop longtemps éprouvés par la présence des usagers de drogue ». Sitôt faite, l’annonce suscite commentaires, réactions et vives protestations.

Un transfert sans concertations

Il faut dire que la zone retenue dans le 12e se situe sur la future ZAC Bercy-Charenton. Il ne faut pas attendre longtemps pour voir une réaction du maire de Charenton (Val-de-Marne), Hervé Gicquel, « révolté » par ce futur transfert. L’édile (Les Républicains), interviewé par Le Parisien (26 janvier) explique que « Personne à la préfecture de police » ne l’a prévenu. Mais il n’y a pas que cela ! D’après lui, les terrains choisis sont proches de « 1 500 logements » et « de milliers de salariés » qui exercent dans le quartier de Bercy. « Sur le boulevard Poniatowski, les usagers prennent les transports en commun », a-t-il insisté, avant de prévenir de « risques évidents d’insécurité ». Le maire craint même que cette présence ne mette en difficulté le projet de la Zac Bercy-Charenton, lui-même, rien moins. Hervé Gicquel a d’ailleurs interpellé Valérie Pécresse, présidente de la région Île-de-France et candidate à la présidentielle 2022. Il a également saisi le cabinet de la ministre de Logement, Emmanuelle Wargon. Évidemment, l’élu reprend l’argument que déplacer « tous les quelques mois » les personnes concernées n’est pas une réponse de fond, ni une solution « sanitaire ». Même la préfecture de police l’admet.

Du côté des habitants-es et des élus-es du 12e, les réactions sont vives, comme le rapporte un article de 20 minutes (26 janvier). « Nous étions en plein conseil d’arrondissement,mardi soir, quand la dépêche AFP est tombée, raconte Valérie Montandon, élue LR du 12e arrondissement. J’ai été très surprise et à la fin du Conseil, j’ai demandé à la maire si elle était au courant et elle m’a répondu qu’elle l’apprenait au même moment que moi », explique 20 minutes. Maire EELV, Emmanuelle Pierre-Marie précise, dans un communiqué de sa mairie, avoir appris « avec effarement (…) cette décision du préfet de Paris, qui n’a même pas daigné nous informer de son projet ». « Nous ne tolèrerons pas que les habitantes et habitants du 12e arrondissement soient pénalisés-es par une politique aveugle et brutale et nous tenons à vous assurer de notre engagement à vos côtés », explique la maire. Et l’édile d’expliquer : « Déplacer la détresse humaine la plus profonde de lieu en lieu, quels que soient les sites concernés, n’a jamais constitué et ne constituera jamais une politique de santé publique à la hauteur des enjeux sanitaires et des enjeux sociaux à prendre en compte (…). Seule, la mise en place d’une véritable politique de réduction des risques, articulant de multiples solutions d’hébergement, de prise en charge médicale, de prise en charge sociale à une échelle métropolitaine et relevant de la responsabilité de l’État, serait de nature à répondre à cette problématique à la hauteur des besoins. Elle ne pourrait être mise en œuvre qu’en concertation avec les élus-es et les acteurs-rices locaux-les ». La réaction de l’équipe de la mairie du 12e se double d’une offensive de la mairie de Paris.

Anne Hidalgo veut saisir la CEDH

Les réactions entre le préfet de police de Paris et la mairie de Paris sont notoirement tendues, surtout sur la question de la réponse au problème du crack comme sur celle de l’hébergement des personnes migrantes sans titres de séjours. Autant dire que la dernière initiative du préfet Lallement, soutenue par l’État, fait des étincelles. « Nous allons saisir la CEDH [Cour européenne des droits de l'homme, ndlr] au nom de la mairie de Paris » pour deux raisons, indique Anne Hidalgo, maire de Paris, jeudi 27 janvier, lors d’une interview sur BFMTV et RMC. Celle qui est aussi candidate (PS) à l'élection présidentielle reproche au préfet Lallement la « non-prise en compte de la sécurité des riverains et des personnes qui habitent à proximité de ces lieux de deal et de consommation », et de traiter les personnes consommatrices d'une façon « indigne, qui n'a plus rien à voir avec le respect des droits humains », indique l’AFP.  « C’est indigne de la démocratie. Les consommateurs, on doit les soigner, pas les parquer et les déplacer en permanence », explique, de son côté, Anne Souyris, adjointe EELV à la mairie de Paris chargée de la santé publique, citée par Mediapart. Dans les colonnes du Monde (27 janvier), Anne Souyris s’est dite « sidérée » par cette décision : « On les met dans un autre terrain vague, et tout ça, de force, sans mise à l’abri, sans perspective ». La difficulté, c’est que personne ne semble avoir de réelle solution efficace. D’un côté, la préfecture de police suit les vœux de son ministre de tutelle et lorsque les plaintes des riverains-es sont trop fortes, la décision est prise de déménager de force et sans concertation avec les élus-es, les quelque 200 personnes concernées. On déplace le problème faute de lui trouver une solution. Ce nouveau déplacement programmé est le troisième en neuf mois. On voit d’ailleurs que côté pouvoirs publics c’est davantage la préfecture de police (et donc l’Intérieur) que l’on voit à la manœuvre, plutôt que l’agence régionale de santé (et donc le ministère de la Santé). Nous en sommes là quand finalement le préfet de police de Paris décide (28 janvier) de céder à la pression des opposants-es au transfert vers le 12e.

La préfecture fait marche arrière

Il s’en explique dans un nouveau communiqué qui tient aussi du coup de pied de l’âne. « Le Préfet de police prend acte de la virulente opposition de la maire de Paris à tout projet de déplacement des usagers du crack » et « ne peut que constater son empêchement », regrettant que « la mairie (ait) refusé de faire la moindre proposition », écrit la préfecture de police dans un communiqué. Et d’expliquer : « Le Préfet de police continuera à demander à la Ville de Paris de nettoyer cette place des débris accumulés et transformés en cabanes (...). Il refuse en effet, qu’un bidonville se construise à cet endroit masquant à la vue des policiers, les trafics ».

Du côté de la ville de Paris, « on se réjouit de cette décision, devenue inéluctable compte tenu de l’incongruité » du projet, a réagi le premier adjoint (PS) de la maire Anne Hidalgo, Emmanuel Grégoire, dénonçant toutefois une « grosse manipulation » de la part de la préfecture de police. C’est un « coup politicien pour renvoyer la balle dans notre camp en proposant le pire », a dénoncé de son côté à l’AFP l’adjointe (EELV) à la santé Anne Souyris. Car effectivement, la préfecture de police renonce, mais elle a la rancune tenace. Elle récuse ainsi les accusations d’« inaction » faites par la mairie, le préfet rappelle que « 388 personnes ont été interpellées pour trafic en 2021 (...) et 419 personnes interpellées pour usage. » Et le préfet de police d’expliquer avec une pointe d’ironie vacharde : « Il le regrette profondément pour les habitants du 19e arrondissement, de Pantin et d’Aubervilliers, qui doivent désormais s’attendre à une occupation longue de l’espace public du square car c’est une illusion d’essayer de leur faire croire que des solutions rapides et simples sont possibles pour permettre à ces personnes de se soigner et de se réinsérer ». Comme on le voit la situation n’est donc pas réglée pour les quelques 150 à 200 personnes consommatrices de crack qui occupent l’espace public dans le nord-est de la capitale. Ils-elles sont, de fait, au cœur d’un nouveau bras de fer entre le préfet de police Didier Lallement et la maire Anne Hidalgo, candidate du PS à l’élection présidentielle.

Des solutions existent

Le 25 janvier, la Fédération Addiction a réagi à la destruction du camp de la Villette. L’organisation a critiqué une décision de la préfecture de police qui « met en danger des personnes précarisées et ne résout (toujours) rien ». Elle a surtout souligné que des solutions existent, que ces solutions « ont été identifiées et présentées aux pouvoirs publics ». « Cela nécessite d’abord une coordination d’ensemble pour proposer une solution durable. D’autres villes dans le monde ont réussi à relever ce défi », souligne la Fédération, qui s’appuie sur les conclusions d’un rapport récent de la chambre régionale des comptes qui expliquent que le problème du crack à Paris est loin d’être insoluble. « Mais veut-on résoudre les problèmes posés par le crack à Paris ou assistons-nous à un jeu politique aux dépens des consommateurs de crack, des habitants du quartier et des soignants amenés à intervenir dans des conditions difficiles ? », interroge la Fédération Addiction. Et de conclure : « Refusant de construire, l’État s’obstine à détruire. En accentuant la vulnérabilité des personnes, il aggrave les problématiques. Une fois de plus nous constatons la prédominance du ministère de l’Intérieur sur celui de la Santé et l’incapacité à construire une approche cohérente. Nous posons la question : à quoi joue l’État ? »

La question mérite effectivement d’être posée. Prenons l’exemple de la concertation. Dans son rapport, la Chambre régionale des comptes insiste sur l’essoufflement de la dynamique de coopération entre la ville de Paris et l’État, qui va jusqu’à « obérer l’efficacité des actions ». Une des causes est l’absence de concertation entre les différents-es acteurs-rices. La Fédération Addiction explique avoir déjà écrit à trois reprises au Premier ministre et à la maire de Paris depuis juin 2021 en appelant à une gouvernance efficace réunissant l’ensemble des acteurs-rices, tant sur les enjeux de santé que de sécurité. À l’évidence, nous n’y sommes toujours pas.

Autre exemple : les salles de consommation à moindre risque. Dans son rapport, la Chambre régionale des comptes met en avant un « dimensionnement des actions en-deçà de l’importance du public visé », constate la Fédération Addiction. Une unique salle de consommation à moindre risque existe aujourd’hui à Paris et elle propose très peu d’espaces d’inhalation. La Chambre régionale des comptes regrette que « le plan [en réponse au problème du crack à Paris, ndlr] se propose simplement de réfléchir à [leur] mise en place ». Les acteurs-rices associatifs-ves avaient indiqué dès 2016 qu’une seule salle ne suffirait pas à répondre aux besoins et que quatre à cinq étaient nécessaires, dont certaines adossées à des Csapa ou Caarud, afin de couvrir le territoire avec plusieurs petites unités, rappelle la fédération. Elle note que c’est ce modèle qui est mis en place dans les autres villes d’Europe et au Canada. De la même façon, les différentes parties prenantes n’arrivent pas à gérer la présence des personnes consommatrices sur la voie publique, d’où ces « transferts » réguliers imposés. Dans son rapport, la Chambre régionale des comptes note qu’en matière d’espaces de repos « seuls deux ont ouverts sur les six prévus (...) alors que la création de lits halte soins santé et lits d’accueil médicalisés (…) reste en deçà des besoins, faute d’une mise en œuvre globale et coordonnée.

Dans son communiqué du 9 décembre dernier, la Fédération Addiction concluait : « Les associations le disent : les solutions sont plurielles mais elles existent. Il est temps que chacun reprenne le sens de l’intérêt général, tant pour les personnes consommatrices que pour les riverains, en Île-de-France comme ailleurs ». On verra si le message passe enfin.

Pour le moment, la mairie de Paris a choisi le bras de fer avec l’État en promettant une procédure (la saisine de la Cour européenne des droits de l’homme) en cas de transfert. La députée LREM de la circonscription (qui comprend Charenton) Laetitia Avia, était d’ailleurs entrée dans la danse avec un grand sens de la nuance et du respect des personnes. « Le transfert du crack à Paris 12 est suspendu », expliquant avoir obtenu du préfet qu’il n’y aurait pas de déplacement à Bercy-Charenton « dans l’immédiat ou les prochaines semaines ». Une information confirmée vendredi 28 janvier par le préfet de police comme on a vu. « Le préfet de police nous donne du temps pour proposer d’autres solutions. Il faut maintenant qu’Anne Hidalgo prenne ses responsabilités et accepte la main tendue », avait alors commenté la députée de la majorité présidentielle. On verra ce qui sortira d’une prochaine réunissant l’ensemble des acteurs-rices du dossier, mais parti comme c’est depuis plusieurs mois, l’impasse a de beaux jours devant elle !