Croi 2023 : 30 ans de recherche

Publié par Fred Lebreton et Bruno Spire le 20.02.2023
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ConférencesCroi 2023

Après trois années en virtuel, la Croi (Conférence sur les rétrovirus et les maladies opportunistes) revient en présentiel du 19 au 22 février à Seattle (États-Unis). Nos envoyés spéciaux Bruno Spire et Fred Lebreton sont sur place pour Seronet. Retour sur la plénière d’ouverture de l'édition 2023.

Welcome back to Seattle

Dimanche 19 septembre 2023, il est 5 heures du matin à Seattle, 14 heures en France. Avec mon collègue militant Bruno Spire, nous sommes arrivés hier après-midi respectivement de Marseille et Paris. Quelques mots sur Seattle, histoire de planter le décor. C’est la plus grande ville de l'État de Washington et du Nord-Ouest des États-Unis. Elle est située entre le Puget Sound et le lac Washington, à environ 155 km au sud de la frontière entre le Canada et les États-Unis. Son surnom, la cité émeraude, provient de la couleur verte des forêts qui l’entourent. On l’appelle aussi la ville de la pluie (Rainy city), « la porte de l’Alaska » ou encore Queen city. Ses habitants-es ont la réputation de boire beaucoup de café car de nombreuses compagnies comme Starbucks et Tully's Coffee y ont été fondées. Du café justement, nous allons en avoir besoin. Impossible de dormir à cause des neuf heures de décalage horaire avec la France. Une pluie fine tape contre la fenêtre de mon hôtel. Il fait encore nuit et je profite du calme avant la tempête. Dans quelques heures, nous serons dans l’effervescence du Seattle Convention Center qui attend plusieurs milliers de participants-es pendant quatre jours.

La Croi fête ses 30 ans cette année. Elle est considérée comme LE sommet mondial de l’avancée des travaux scientifiques et médicaux sur le VIH/sida, mais aussi d’autres maladies graves pour la santé publique (Covid-19, Mpox, hépatites virales, cancers, maladies infectieuses, etc.). Pour comprendre l’importance de cette conférence, il faut se souvenir que c’est lors de la Croi qu’ont été présentées les premières données sur les traitements à base d’antiprotéases en janvier 1996. Des traitements qui ont sauvé la vie de millions de personnes vivant avec le VIH à travers le monde. Quelques années plus tard, c’est aussi à la Croi  qu’ont été présentées les données qui confirmaient l’efficacité de la Prep et du Tasp (avec l’étude Partner en 2014). Si les grandes annonces se font plus rares ces dernières années, la Croi reste un moment incontournable pour la recherche VIH. Au total, la Croi 2023 : ce sont 3 499 participants-es originaires de 72 pays dont 2 947 en présentiel et 552 en virtuel ; 40 % des participants-es ne sont pas originaires des États-Unis.

Dynamique de l’infection par VIH

Il est 17 heures à Seattle et 2 heures du matin en France lorsque la plénière d’ouverture de la conférence commence avec une présentation intéressante, mais très pointue et difficile d’accès pour les personnes qui n’ont pas fait d’études en biologie. Alan S. Perelson est chercheur en biologie au laboratoire national de Los Alamos (État du Nouveau-Mexique, aux États-Unis). Il est aussi professeur de biostatistique et de biologie informatique à la faculté de médecine de l'université de Rochester et professeur de biologie à l'université du Nouveau-Mexique. Accrochez-vous… Alan S. Perelson rappelle des articles publiés dans la revue scientifique Nature ayant montré que le VIH ne dormait jamais : il y a un turnover très rapide de virus chez les personnes vivant avec le VIH (PVVIH), même contrôlé, de dix milliards de virus par jour (pendant un temps, les chercheurs-ses pensaient que le virus était dormant avant la phase sida). Le VIH n’est donc pas un virus lent et il fallait un minimumde trois molécules pour le ralentir. Ces modèles ont aussi prédit que la résistance était possible. Les études chez les premières PVVIH sous trithérapie ont montré la décroissance en deux phases : une rapide en jours, puis une lente en mois à cause de cellules productrices à demi-vie plus longue. Il y aussi le réservoir où la décroissance est ultra-longue. Si on arrête le traitement, la virémie remonte sauf chez les rares personnes de type « Visconti » traitées très tôt en primo-infection et ayant une forte réponse immune : ces personnes auraient des réservoirs de virus très faibles. Il faudrait donc diminuer le réservoir et/ou augmenter l’efficacité des réponses immunes pour avoir une guérison fonctionnelle (plus besoin de traitements même si le virus n’a pas disparu de l’organisme) en mimant ce qui se passe pour les personnes « Visconti ». Ces approches biomathématiques peuvent être utilisées pour d’autres virus (comme le Sars-CoV-2, par exemple).

VIH et santé mondiale

Kevin M. De Cock est un médecin belge, directeur des Centres américains pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC), en mission au Kenya. Dans sa présentation sur « VIH et santé mondiale », le chercheur explique que les pathogènes ont des populations privilégiées comme les hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (HSH). Dans les années 89 et 90 : hausse de la mortalité en Afrique à cause du VIH, surtout du VIH1, le VIH2 étant moins transmissible. Cependant, le VIH2 est naturellement résistant à la famille des non-nucléosides et les CD4 remontent moins vite. Le VIH2 est une maladie négligée, souligne Kevin M. De Cock. La mortalité liée au VIH1 est en grande partie due à la tuberculose tandis que le VIH2 tue via l’encéphalite virale. Les premiers progrès ont été la prévention de la transmission de la mère à l’enfant (PTME) et un médicament, le Bactrim, avant l’arrivée des trithérapies efficaces en 1996. Le programme américain Pepfar et le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme ont, tous deux, joué un rôle crucial dans l’accès aux traitements ARV. Aujourd’hui, trois quarts des PVVIH sont traitées dans le monde et 77 % des cas concernent les populations clés. Il manque toujours des recherches d’impact avec des études longitudinales sur le long terme. Si le VIH a été considéré comme un problème de sécurité, cela a été plus important avec Ebola entre 2014 et 2016 où des réponses concrètes ont été mises en place. Pour autant, les crises VIH et Ebola n’ont pas préparé la réponse à l’épidémie de Covid-19 : la proportion de maladies non transmissibles augmente et impacte la mortalité relative mais on aura aussi des pathologies à cause du changement climatique. Les progrès tels que la Prep ne doivent pas occulter la vulnérabilité des hommes homosexuels aux menaces existantes et émergentes, affirme le chercheur qui évoque les similitudes historiques entre le VIH, l'hépatite et le Mpox. Il explique que les homosexuels constituent un groupe particulièrement vulnérable face aux menaces virales. Kevin M. De Cock explique qu’il faut maintenant se concentrer sur les déterminants sociaux de santé, l’équité, la science, les maladies non transmissibles, les populations clés du VIH, la santé des migrants-es, les lois sur les drogues et la justice environnementale. « Les pauvres forment les médecins du monde », déclare le chercheur dans une présentation loin d'être joyeuse tant il évoque une litanie de défis et de crises de santé publique auxquels le monde est confronté. Mais comme pour nous sauver de la sinistrose, le chercheur finit par une pirouette : « Il faut rester optimiste, car beaucoup de choses que l'on croyait impossibles ont été réalisées aujourd'hui ». Ouf !

Un choix, une voix et du pouvoir

C’est un classique, presque un passage obligatoire désormais dans chaque plénière d’ouverture, la Croi invite un-e activiste de la lutte contre le VIH. Cette année, c’est au tour d’ Yvette Raphael. La militante ouvertement séropositive est cofondatrice et codirectrice de l’ONG Advocacy for Prevention of HIV and Aids (Apha) en Afrique du Sud. « Nous devons être mal à l'aise aujourd'hui », prévient Yvette Raphael dans un discours qui met en avant une histoire de la lutte des femmes noires. « Nous avons des raisons d’être en colère. Les femmes n’ont rien à fêter, les femmes en Afrique du Sud continuent d’être assassinées. Nous ne voulons plus mourir », affirme la militante tandis que sur l’écran vidéo derrière elle, défilent des images de femmes militantes noires. « Je me tiens sur les épaules de toutes les femmes noires ». Diagnostiquée séropositive en 2002, Yvette Raphael se souvient de son incrédulité face à l’annonce : « Personne ne m’avait prévenue qu’il suffisait d’un rapport sexuel sans préservatif pour contracter le VIH ». La militante se souvient aussi de ce qu’elle a dit à son employeur quand elle lui a révélé sa séropositivité : « Si vous me virez, je vous poursuis en justice ». En 2000, il y avait le déni du VIH par le président sud-africain et les ARV étaient réservés aux pays du Nord, car trop chers. Cela s’est reproduit avec les vaccins anti-Covid. S’adressant directement aux membres de l’industrie pharmaceutique présents-es dans la salle, Yvette Raphael pointe du doigt les problèmes d’accès à la Prep injectable chez les femmes en Afrique du Sud : « Les stratégies de lutte contre le VIH ne sont jamais destinées aux femmes. Elles sont pour le fœtus, pour les hommes, pour la population, mais jamais seulement pour nous ». Et la militante de conclure : « Le travail des femmes noires vivant avec le VIH n’est pas terminé... nous voulons un choix, une voix et du pouvoir ».

30 ans de recherche

Last but not least, la plénière s’achève par LA star de la Croi, le Dr Anthony Fauci dont le CV est redoutable. L’immunologue américain a été de 1984 à 2022 le directeur de l'Institut national des allergies et maladies infectieuses (NIAID), un centre de recherche du département américain de la Santé. Il a été le conseiller médical du président Trump (non sans quelques sueurs froides) pendant la crise de la Covid, puis celui de Joe Biden jusqu’en décembre 2022. À la retraite depuis janvier 2023, Anthony Fauci, 82 ans, conclue cette plénière d’ouverture avec une présentation sous la forme d’une course de relais. Il revient sur l’histoire de la Croi à travers ses dates les plus marquantes :

  • 1992 : La conférence internationale IAS va à Amsterdam et non aux États-Unis à cause des restrictions de voyage des personnes vivant avec le VIH, c’est ce qui va générer la création de la Croi.
  • Décembre 1993 : La toute première Croi se déroule dans la ville de Washington DC.
  • 1996 : Lors de la conférence de Washington, les chercheurs-ses mettent en avant le rôle pronostic de la charge virale ainsi que les tous premiers résultats des trithérapies à base d’antiprotéases.
  • 1998, lors de la Croi de Chicago, les effets de ces nouvelles trithérapies sur la mortalité sont présentés avec une baisse spectaculaire de 44 % sur la première moitié de l’année 1997.
  • 1999 : On découvre l’origine du VIH à partir du SIV du chimpanzé.
  • 2000 : Toutes premières données sur le Tasp (Indétectable = Intransmissible) avec l’étude Rakai sur 415 couples hétérosexuels sérodifférents en Ouganda.
  • 2006 : Toutes premières données sur la Prep testée chez les macaques.
  • 2010 : Nouvelles données sur le Tasp avec des études observationnelles et l’essai HTPN 052.
  • 2011 : L’essai Iprex confirme l’efficacité de la Prep chez les HSH et femmes trans.
  • 2014 : L’étude Partner sur l’efficacité du Tasp : « Je dois admettre que, lorsque j'ai vu ces données, j’avais du mal à y croire », confie Anthony Fauci.
  • 2016 : Premières données sur la Prep injectable.
  • 2017 : Premières données sur les anticorps à large spectre de neutralisation.
  • 2022 : Première donnée sur lenacapavir, un traitement VIH par injection tous les six mois.

 

Anthony Fauci finit sa brillante présentation sur les défis de demain : un vaccin et la guérison (cure) : « Nous devons suivre la science. C'est l'objet de cette réunion : suivre la science et mettre en œuvre la science. Cela va arriver avec les jeunes personnes présentes dans la salle aujourd’hui. Alors s'il vous plaît, prenez la balle et courez avec elle ». Une belle façon de terminer une carrière de plus de 40 ans dans la lutte contre le VIH. Chapeau Dr Fauci et merci.