Dématérialisation : le cas de la Seine-Saint-Denis

Publié par jfl-seronet le 23.08.2022
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Depuis des années, des associations de défense droits des étrangers-ères se battent contre les effets pervers de la dématérialisation des procédures administratives pour les demandes de titres de séjour. Le Conseil d’État a tranché et des juridictions administratives enjoignent les préfectures à mettre fin aux dérives. Les ONG restent, elles, mobilisées. C’est le cas en Seine-Saint-Denis. Explications.

Comme un effet domino. Le Conseil d’État a rendu publiques, le 3 juin 2022, plusieurs décisions relatives à la dématérialisation des procédures dans les préfectures concernant les demandes de titres de séjour. Pour rappel, au printemps 2021, le gouvernement a imposé aux étrangers-ères souhaitant obtenir un titre de séjour en France de déposer leur demande par Internet, via un téléservice, tout en prévoyant une entrée en vigueur progressive de ce nouveau dispositif (décret n° 2021-313 du 24 mars 2021, arrêté du 27 avril 2021, arrêté du 19 mai 2021). Plusieurs associations d'aide aux étrangers-res avaient alors demandé au Conseil d’État d’annuler cette mesure. Dans un communiqué, le Conseil d’État rappelait qu’il « juge que, de façon générale, l’obligation d’avoir recours à un téléservice pour l’accomplissement de démarches administratives auprès de l’État peut être instaurée par le Gouvernement. Cette obligation ne relève pas du domaine réservé à la loi, et aucun droit ou principe constitutionnel ne s’y oppose ». Mais le Conseil d’État précisait « qu’une telle obligation ne peut être imposée que si l’accès normal des usagers au service public et l’exercice effectif de leurs droits sont garantis. Pour cela, l’administration doit tenir compte de la nature de la démarche qui est dématérialisée, et de son degré de complexité, des caractéristiques de l’outil numérique proposé, ainsi que de celles du public concerné – notamment des difficultés d’accès ou d’utilisation des services en ligne ». Et d’affirmer : « Pour certaines démarches particulièrement complexes et sensibles, le texte qui impose l’usage obligatoire d’un téléservice doit prévoir une solution de substitution : tel est le cas pour les demandes de titres de séjour ». Le Conseil d’Etat allait même plus loin dans le raisonnement puisqu’il fixait « deux conditions pour que l’obligation d’utiliser un téléservice pour les demandes de titres de séjour soit légale. Tout d’abord, les usagers qui ne disposent pas d’un accès aux outils numériques, ou qui rencontrent des difficultés dans leur utilisation de l’outil, doivent pouvoir être accompagnés. Ensuite, s’il apparaît que certains usagers sont dans l’impossibilité, malgré cet accompagnement, de recourir au téléservice, pour des raisons tenant à sa conception ou à son mode de fonctionnement, l’administration doit leur garantir une solution de substitution. Ces conditions visent à prendre en compte les caractéristiques et situations particulières des étrangers demandant un titre de séjour, qui pourraient perdre le droit de se maintenir sur le territoire si leur demande n’était pas enregistrée ». Le Conseil d’État notait que si le « gouvernement prévoit un accompagnement des usagers du téléservice, il ne prévoit pas de solution de substitution en cas de défaillance liée à la conception ou au mode de fonctionnement du téléservice ». Le Conseil d’État jugeait ainsi que le gouvernement « doit compléter ses textes pour prévoir l’existence d’une telle solution de substitution. D’ici là, si un étranger ne parvient pas à déposer sa demande par le téléservice pour de tels motifs, l’administration sera tenue, par exception, de permettre le dépôt de celle-ci selon une autre modalité ».

Dans un communiqué (fin juillet), le Gisti et d’autres associations (ADDE/Avocats pour la Défense des Droits des Étrangers, la Cimade, la Ligue des droits de l’Homme, le Secours Catholique-Caritas France et le Syndicat des Avocats de France), rappelaient que, prenant acte de ces décisions de juin 2022, le « juge administratif a annulé, le 6 juillet 2022, les décisions du préfet de Seine-Saint-Denis qui imposaient l’utilisation d’un téléservice pour les demandes de titre de séjour ». Le juge administratif avait alors donné à la préfecture un délai d’un mois pour faire connaître les solutions alternatives et les modalités d’accompagnement qu’elle compte mettre en œuvre. Dans son jugement rendu le 6 juillet dernier, le tribunal administratif rappelle que « la préfecture de la Seine-Saint-Denis a mis en place en 2016 puis généralisé à certaines catégories de titres de séjour (…) une procédure dématérialisée obligatoire de prise de rendez-vous sur le site Internet de la préfecture en vue de la convocation des étrangers au guichet et du dépôt de leurs demandes ». « Comme l’ont régulièrement dénoncé de nombreuses organisations au cours des dernières années, cette procédure de prise de rendez-vous par Internet a eu pour effet de bloquer le dépôt des demandes de titre de séjour, notamment pour les personnes demandant une admission exceptionnelle au séjour. Les files d’attente physiques ont été remplacées par des files d’attente invisibles mais bien réelles, pouvant durer des mois, voire plus d’un an pour l’obtention d’un simple rendez-vous », expliquent les ONG dans leur communiqué. « Cette situation a provoqué l’inflation des recours en justice. Et si le tribunal administratif de Montreuil donne le plus souvent raison aux requérants-es en ordonnant à la préfecture de leur donner un rendez-vous, cette dernière ignore trop souvent la décision de justice, contraignant les personnes concernées à démultiplier les démarches juridiques ». Pour le Gisti et ses partenaires signataires, la décision rendue le 6 juillet 2022 par le juge administratif, impose au préfet de Seine-Saint-Denis de « devoir revoir l’organisation de ses services ». Le tribunal explique d’ailleurs : « Le présent jugement implique nécessairement (…) que le préfet de la Seine-Saint-Denis mette en place des alternatives effectives et crédibles aux téléservices de prise de rendez-vous et de dépôt de pièces, permettant aux ressortissants étrangers de saisir l’autorité préfectorale aux fins de présentation de leurs demandes de titres de séjour et de naturalisation ». Le tribunal demande au préfet de lui faire parvenir dans un délai d’un mois des éléments sur les solutions alternatives aux prises de rendez-vous et dépôt en ligne, mais également sur les modalités d’accueil et d’accompagnement au téléservice ANEF réservé au dépôt de certaines demandes de titre de séjour. « La préfecture de Seine-Saint-Denis appliquera-t-elle enfin les décisions de justice ? Nos organisations relèvent avec « inquiétude que dès le lendemain de la décision, de nouvelles modalités d’accès aux guichets pour la préfecture de Bobigny et les sous-préfectures du Raincy et de Saint-Denis ont été diffusées… qui imposent aux personnes demandant un titre de séjour de solliciter un rendez-vous via internet ! » Dans leur communiqué, les ONG « exigent le respect par la préfecture de Seine-Saint-Denis des décisions rendues par le Conseil d’État et par le tribunal administratif de Montreuil : la dématérialisation doit cesser d’être imposée pour l’accès aux guichets préfectoraux et des moyens supplémentaires doivent être dédiés à l’accueil et l’accompagnement humain des personnes demandant un titre de séjour ».