"Droguez-vous avec… libération" !

Publié par jfl-seronet le 16.05.2014
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Produitsdrogues

Il y a quelques jours, "Libération" suscitait une mini polémique avec sa Une accrocheuse sur la consommation de drogues. Le 27 avril dernier, ce sont des présidents d’associations engagés dans la réduction des risques, Fabrice Olivet, Bruno Spire et Olivier Maguet (1) qui signaient une tribune dans laquelle ils analysent, de façon assez détonante, ce qui se cache derrière ce titre et leur perception de ce qui est en jeu. La voici.

Quelle surprise de trouver dans l’un des derniers journaux de gauche, ce slogan : "Droguez-vous avec modération". Un slogan qui sert de colonne vertébrale depuis vingt ans à la lutte contre la pénalisation des drogues, et qui nous vaut d’être voués aux gémonies par tous les chevaliers de l’ordre moral, éditorialistes de "Valeurs actuelles" ou députés de l’UMP qui, ô surprise !, flirtent outrageusement avec la Manif pour tous.

Le pavé dans la mare, lancé par la Une de "Libé", rompt avec un tabou fondamental : celui de la légitimité de l’ivresse quel que soit le moyen utilisé. Oui ! Nos contemporains consomment volontiers du cannabis, occasionnellement de la coke, du MDMA [famille des amphétamines, ndlr] et toutes sortes de stimulants de synthèse fournis par Internet.
Oui ! Ils le font majoritairement pour le fun. Oui ! Ils sont contents lorsque le produit est de bonne qualité, c’est-à-dire toxique en langage policier. En effet, une dichotomie absurde veut que la "bonne dope" soit nécessairement qualifiée de poison par les autorités. C’est le cœur du sujet.

Du sida à la légalisation des opiacés

Pour autant, "Libé" oublie tout de même de mentionner que le mur prohibitif est sérieusement fissuré depuis la fin du siècle dernier par une mine explosive nommée "sida". La déflagration n’a pas fini de provoquer des secousses de par le monde. Le Vietnam, la Fédération de Russie, et, demain, la Chine sont touchés là où ça fait mal, aux défauts de la cuirasse, sur le terrain des drogues et sur celui de l’homosexualité. Pour mémoire, le dernier écho français de la déflagration a permis le vote du Mariage pour tous. En matière de drogues comme d’homosexualité, le sida fut et reste un casse-tête pour les soldats de l’ordre moral.

Abritée derrière le tragique virus, la France a subrepticement mis en place une politique ignorée du grand public, baptisée "réduction des risques liés à l’usage de drogue". Protégée par ce bastion, elle a légalisé les opiacés, au point que l’héroïne, ce fléau des années 80, est devenue une substance rare et chère, remplacée dans la rue par diverses préparations médicamenteuses beaucoup moins mortelles et, surtout, beaucoup plus abordables comme le Subutex ou le Skenan. Avec 160 000 consommateurs réguliers d’opiacés rebaptisés, "patients du système de soin", la France détient le record de consommateurs d’opiacés encartés à la sécurité sociale, et dont le nombre va croissant selon les chiffres de la CPAM. Cette "légalisation" est tellement discrète que la plupart de nos concitoyens n’en ont pas conscience, alors qu’ils sont abreuvés quotidiennement de polémiques au couteau sur les progrès de la consommation de cannabis, nouveau fléau du XXIe siècle. Non, les seuls qui s’intéressent à nos résultats déconcertants en matière de traitements de substitution aux opiacés — c’est le libellé politiquement correct — sont nos collègues de l’étranger, croisés dans les meetings internationaux, impressionnés à la fois par le libéralisme de notre système et par ses résultats incontestables en termes de santé publique.

En France, n’importe qui peut entrer dans un cabinet médical et ressortir, dix minutes plus tard, avec une prescription d’un mois d’opiacés de synthèse. Ces patients sont vos cousins, vos collègues, ils sont salariés, ont des enfants, mais le vrai scoop, c’est qu’ils sont vivants.

Car oui ! "Libé" oublie de préciser, au grand dam des gérontologues, que les drogués ont cessé de mourir jeunes. Autrefois, l’impitoyable prohibition condamnait les utilisateurs de substances prohibées à mourir ou à décrocher. Aujourd’hui, un journal comme "Asud", financé (mal) par le ministère de la Santé peut titrer dans son numéro 50 : "Ces 50 drogues que nous avons testées pour vous". Les équipes de volontaires de Techno + forment un pool de techniciens dont la mission est de sillonner la France pour aider aux décollages et à l’atterrissage des psychonautes amateurs de rassemblement festif. AIDES et Médecins du Monde peuvent mener des programmes d’intervention et de recherche sur l’accompagnement à l’injection comme outil de réduction des risques. Ces actions sont toutes approuvées ou financées par l’Etat. Mais oui, le sida a permis cela et bien d’autres choses.

Mais ça, c’était avant ! Toutes ces avancées reposaient sur une pandémie qui, maintenant en France, est sous contrôle. Sa petite sœur, l’hépatite C, largement diffusée par le même canal criminel de la prohibition des seringues, va probablement être contenue par une nouvelle génération de traitements efficaces à plus de 90 %. Plus possible d’avancer derrière la crainte des virus qui constitue la base de notre abri réglementaire, car la loi, qui légalise la réduction des risques, votée en 2004, est explicitement motivée par la lutte contre le sida et les hépatites. Pour nous droguer avec modération, nous ne pouvons plus nous cacher derrière notre petit doigt viral.

Le retournement de tendance. Alors, ce chant de victoire, entonné par "Libération", qui prétend reconnaître toutes les ivresses comme légitimes est certes revigorant, mais comme tous les hymnes, il est aussi résolument incantatoire. Pochtrons un soir, tripés le lendemain, sous anxiolytique le mois suivant. C’est un discours tendance. Mais une tendance, ça se retourne. La médecine spécialisée, rebaptisée "addictologie" après avoir perdu une bataille sous l’uniforme de la "toxicomanie", n’a pas renoncé à gagner la guerre contre la drogue. L’Académie de médecine ne parle que de la schizophrénie postcannabique, la commission des stupéfiants n’a jamais autant classé de substances dans la rubrique "poison" et nos amis les Tontons flingueurs seraient perçus comme un quarteron de vieux fachos vautrés dans un binge drinking libidineux. Le tir de barrage engagé par "Libé" est contre-battu par un discours antithétique qui cible la "polytoxicomanie" de la jeunesse, fait la fête sans alcool car elle est plus folle, et a retiré sa clope à Lucky Luke et sa pipe à Jacques Tati.

Foucault évoquait le spectre du biopouvoir avant de mourir du sida, la maladie politique qui a révélé les multiples liens entre le sanitaire, la discrimination, l’ordre moral et, on le dit trop rarement, le racisme. La lutte contre la drogue et les addictions cache une sale guerre menée contre certaines populations et dont les objectifs sont situés au-delà de la question de l’hypothétique degré de toxicité de certaines substances. Elle ravage nos "quartiers sensibles", gangrène notre économie, exacerbe les tensions communautaires. Bref, elle n’a cure d’aucune modération. Au contraire, elle ne se réalise que dans l’excès. Comme le dit si bien Michelle Alexander dans son best-seller, "The New Jim Crow" : "La guerre à la drogue n’a jamais été conçue pour soigner les personnes addictes !"

(1) Bruno Spire, président de AIDES, Olivier Maguet, vice-président de l’Association française de réduction des risques (AFR), Fabrice Olivet, directeur d’ASUD et membre de la commission nationale des psychotropes et des stupéfiants de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM).