Existrans : les oublié-e-s de la République

Publié par Mathieu Brancourt le 20.10.2015
6 358 lectures
Notez l'article : 
5
 
Politiqueexistrans 2015

Trans, intersexes et leurs allié-e-s : cela fait 19 ans qu’ils prennent la rue lors de la marche Existrans pour réclamer les droits des "T". 19 ans que malgré les promesses et les engagements des politiques, une loi protégeant les personnes trans et facilitant le changement d’état civil n’est toujours pas votée, loin des avancées d’autres pays ou des recommandations des juridictions européennes. Samedi 17 octobre, elles et ils étaient plus de 1 200 à traverser Paris pour réclamer que le mandat de François Hollande soit le bon.

Coincée entre le parvis de la rotonde et les quais du canal de l’Ourcq, une foule piaffe d’impatience devant une baraque à saucisses et sandwichs. Derrière elle, le métro aérien et les voitures massées au carrefour Stalingrad regardent ce rassemblement bariolé avec des yeux interdits. Sur le trottoir, associations LGBT, de lutte contre le sida, anonymes et soutiens de la cause trans attendent devant un 38 tonnes ouvert, qui sert de tribune à une dizaine de personnes. Deux mondes face à face, illustration familière de l’immense décalage entre une communauté qui se bat pour une existence à part entière et le reste de la société qui avance sans y faire attention jusqu’à aujourd’hui. La France bouge, oui mais dans le mauvais sens. Les organisateurs du collectif Existrans le rappellent tout de go. Tandis que des pays prennent le train de la tolérance et du progressisme, le "pays des droits de l’Homme" continue de fermer la porte aux personnes trans et intersexes.

L'Argentine en 2012, puis le Danemark en 2014. Malte, Mexico, la Colombie, l'Irlande et la province du Québec en 2015 : la liste des pays, provinces ou villes reconnaissant et autorisant le changement d’état civil libre et gratuit s’est considérablement allongée. "Pourquoi cette marche existe encore ? C’est parce que partout dans le monde on observe des progrès et qu’en France c’est la stagnation absolue, voire le recul", déplore le communiqué du collectif Existrans. La colère est bien présente dans l’auditoire, qui commence à ouvrir ses parapluies sous un ciel menaçant. Dans les prises de parole, l’urgence est palpable. "En France, c’est toujours l’enfer des tribunaux qui est imposé aux personnes trans pour accéder au changement d’état civil. Dans un mélange écrasant de lenteur et d’arbitraire, les exigences médicales (stérilisations forcées) et psychiatriques des tribunaux de grande instance font peser sur les trans le poids de la pathologisation et la violence de la normalisation des corps et des identités", a dénoncé Coline Mey de l’association OUTrans. Tout comme les violences quotidiennes et la précarité administrative qui maintiennent les personnes dans une très grande vulnérabilité, notamment face au VIH. "La prévalence équivaut à plusieurs dizaines de fois celle de la population générale chez les femmes trans. Et n’oublions pas les trans pédés et bisexuels, qui sont menacés comme tous les autres hommes ayant des relations avec des hommes", a aussi rappelé Laure Pora d’Act Up-Paris. L’édition 2015 était aussi endeuillée par la disparition de Diana Sacayan, militante argentine historique, assassinée quelques jours plus tôt dans son pays. Preuve que la transphobie tue, toujours.

Une heure après le début du rassemblement, le gros camion n’a toujours pas bougé. On s’impatiente sous sa pancarte. Problème avec la préfecture. On croise Danielle Simmonet, conseillère de Paris et coordinatrice du Parti de gauche. Cette dernière explique que la préfecture n’a pas pris en compte les travaux sur le tracé. Impossible que le semi-remorque se meuve sur le parcours. Après un rapatriement express de la sono dans une plus petite camionnette, le départ est donné par Giovanna Ricon, présidente de l’association de soutien aux trans migrant-e-s et contre la transphobie. Le cortège remonte alors vers Barbès, au cri de "Une loi, des droits", "Mon corps, mon genre, ta gueule" ou encore "Un bistouri, si je veux quand je veux", les manifestants s’époumonent dans cette artère déjà bien surchargée. Un ballon rempli d’eau s’écrase aux pieds de participants, probablement jeté depuis un immeuble voisin. L’Existrans se heurte à un contexte politique et sociétal particulièrement tendu, tout comme à des peurs, des représentations encore très caricaturales, voire blessantes, souvent relayées dans les médias.

C’est pourquoi, cette année, le collectif Existrans a fait référence à l’Association des journalistes LGBT (AJL) (1), qui a créé un kit à destination des journalistes, afin de les aider à mieux comprendre les enjeux LGBT et donc mieux les traiter en évitant les poncifs du genre. Dans son communiqué, l’AJL invite également les rédactions à couvrir cette marche, mais aussi l’actualité politique récente sur la question. "Après la proposition de loi de Michèle Delaunay de 2013, le texte a été rangé dans les tiroirs. Mais des parlementaires PS viennent de déposer, fin septembre, une nouvelle proposition. Et son contenu, quasi-inchangé par rapport à la précédente mouture, est déjà décrié par des associations trans. Couvrir cette Existrans, c’est pouvoir informer et décrypter les problématiques de cette proposition de loi à minima, qui revient à l’agenda politique", explique l’association dans sa tribune. L’AJL a aussi publié une interview de Laurent Bonnat, jeune journaliste qui a fait son coming out trans, travaillant au journal "La Provence". Ce dernier donne son regard sur le traitement fait par la presse : "Pourquoi faire des dossiers de quinze pages ? Il suffit simplement de traiter le sujet en continu, de manière plus diffuse tout au long de l’année, plutôt que de mettre le paquet à un instant T avec des titres racoleurs. Justement, pour intégrer ces différences dans la société et les faire disparaître, il n’y a pas meilleure recette qu’un traitement léger et doux de la question".

Doux et léger, c’est assez loin du traitement actuel, bien au-delà de la prise en compte des droits de la communauté trans et intersexe. Mais c’est peut-être une des clés pour faire comprendre et vulgariser ce qui semble parfois échapper à beaucoup. Pour que la mobilisation grandisse et que les revendications ne soient plus laissées sur le bord de la route. Faire prendre conscience que soutenir toutes les transidentités dans leurs émancipations propres et leur reconnaissance par l’Etat, c’est défendre bien plus qu’une communauté, mais une vision inclusive et solidaire de la société.

Sans attendre cette heure, sans craindre d’être visible c’est le plus gros cortège, que l’Existrans ait jamais connu, qui a traversé le nord de Paris, jusqu’à son point d’arrivée, non loin de Beaubourg. La Mutinerie, un des derniers bars queer de la capitale, fut ensuite le point de ralliement pour conclure cette journée militante éprise de libertés. Des êtres, des corps, parfois nus, qui parlent, qui dansent, qui se touchent, qui aiment. C’est si simple. Et pourtant, il faudra certainement revenir l’année prochaine, redemander pour la vingtième fois le simple "privilège" de pouvoir exister.

(1) : L’auteur de l’article est membre de l'AJL

Crédits photos : K Max Pelgrims