Guyane : pour une santé qui décolle aussi !

Publié par Rédacteur-seronet le 24.04.2017
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Interviewmouvement social

Le mouvement social, aussi revendicatif qu’inattendu, que connaît la Guyane depuis quelques semaines ne fait pas l’impasse sur la santé. Tout au contraire, il semble que les problèmes d’accès aux soins, les dysfonctionnements de l’offre locale en santé, la faiblesse des investissements dans la prévention, etc. mobilisent particulièrement certains acteurs et actrices de la santé : militant-e-s, médecins, collectifs d’habitants, structures de santé. Ce mouvement social qui télescope la campagne présidentielle est une bonne occasion de dénoncer et de proposer. Seronet fait le point avec une interview de militant-e-s de AIDES en Guyane, et revient sur quelques données clefs.

Quelle est la situation actuelle depuis le début du mouvement social en Guyane ?

Aujourd’hui, la Guyane est toujours bloquée…  En solidarité des revendications, l’association AIDES a été fermée lors des différentes journées de mobilisation, tout en assurant une activité restreinte pour le bon fonctionnement des appartements de coordination thérapeutique (ACT), l’hébergement temporaire et l’administratif. Depuis le début du mouvement, de nombreuses actions ont été annulées : les actions en extérieur, nos assises régionales, l’inauguration de locaux dans le Haut-Maroni, une formation initiale de volontaires, etc. Aujourd’hui, nous sommes ouverts, nous nous organisons pour que les militants-es puissent rejoindre le local depuis les différents barrages (laissez-passer, navettes, vélo, marche à pied…). Nous recevons les personnes qui se présentent à l’association, mais peu de monde circule dans Saint-Laurent. Beaucoup de partenaires sont fermés, en particulier les administrations, les accompagnements des personnes vivant avec le VIH sont donc restreints et les situations des personnes sont bloquées. Sur le Haut-Maroni, les actions ont également été annulées. Les échanges entre les militants-e-s des deux lieux de mobilisation ont été interrompus du fait de l’arrêt des transports aériens qui ne fait qu’accentuer l’enclavement de ce territoire.

Comment la question de la santé s’est –elle posée comme un élément important du conflit actuel avec le gouvernement ?

Les problématiques de santé ont initialement cristallisé sur le déficit du Char (Centre hospitalier Andrée-Rosemon de Cayenne) et le conflit lié à la gestion du CMCK (Centre médico-chirurgical de Kourou). Rapidement, les citoyens et professionnels de santé de l’ensemble du territoire ont élargi les revendications au secteur de la santé dans son ensemble au vu des difficultés structurelles qui persistent depuis de nombreuses années. Aujourd’hui, la santé fait clairement partie des revendications mises en avant ; revendications pour lesquelles l’Etat n’a pas répondu à la hauteur des demandes. Les praticiens du Centre hospitalier de l'Ouest guyanais-Franck Joly (Chog) et du centre hospitalier de Cayenne, des médecins libéraux, le mouvement Solidaires et des membres du collectif "Pou Lagwiyann dékolé" (Pour une Guyane qui décolle !) ont adressé une lettre ouverte au Premier ministre qui fait un état des lieux et pose des revendications. D’autres revendications concernant la santé et qui portent, cette fois, sur l’intérieur, les zones les plus isolées, dont le Haut-Maroni sont portées par des collectifs d’habitants du fleuve qui se sont structurés avec le mouvement général.

En métropole, on connaît mal la situation concernant la santé en Guyane y compris celle relative au VIH et aux hépatites virales. Quelles sont les difficultés rencontrées et que font les pouvoirs publics pour y remédier ?

Les problèmes concernant le système local de santé existent depuis longtemps. Certains même sont structurels et sont le résultat d’un retard considérable pris en Guyane tous domaines confondus. Sur ce sujet comme d’autres d’ailleurs, il est intéressant de voir les revendications présentées par le site sauvons la Guyane (site officiel du collectif "Pou Lagwiyann dékolé"). Ce site comporte les revendications remises le 30 mars dernier à la délégation interministérielle venue en Guyane. La partie "santé et social" comporte seize contributions qui sont toutes consultables et téléchargeables.

D’après votre expérience, vos constats de terrain… que devrait faire prioritairement l’Etat aujourd’hui en matière de santé ?

Permettre l’égalité d’accès aux soins pour l’ensemble du territoire, que ce soit en termes d’équipements (locaux comme matériel), de professionnels de santé (médecins spécialistes, médecins généralistes, infirmier-e-s, etc.), de droits notamment en matière d’accès à la santé. Aujourd’hui, il y a de nombreux dysfonctionnements. On peut, par exemple, citer des attitudes racistes qui empêchent l’accès aux soins. Ce problème a été très bien dénoncé dans des articles d’Estelle Carde sur le site "The conversation" (voir par exemple, l’article "Guyane : quand le racisme empêche l’accès aux soins", du 6 avril 2017).

De nombreux points sont liés à l’enclavement des territoires, à une inadaptation de notre système au contexte : réseaux de communication parfois inexistants, manque de transports, inégalité d’accès aux services publics, diversité des langues parlées et manque de médiateurs. Autant de manques, de dysfonctionnement qui empêchent l’accès aux droits et donc aux soins. Lors de sa  visite en Guyane en octobre le Défenseur des droits a émis des recommandations dans ce sens.

La venue en Guyane d’une délégation ministérielle conduite par Ericka Bareigts, ministre des Outre-mer, et Mathias Fekl, ministre de l’Intérieur, ne semble pas avoir donné satisfaction aux manifestant-e-s et les engagements ministériels sont jugés insuffisants, notamment en matière d’éducation et de santé. Qui porte aujourd’hui les questions de santé dans les débats et les négociations ? Et qu’en attendez-vous ?

Ce mouvement est issu d’une mobilisation de la société civile dans son ensemble, les revendications ont été élaborées par des collectifs de citoyens, par des professionnels de santé. Il est très difficile aujourd’hui de savoir quelle sera la suite du mouvement et ce qui pourra être mis en place. De son côté, AIDES soutient les revendications relatives à la santé, et notamment celles spécifiques aux communes de l’intérieur auxquelles l’Etat n’a pas ou insuffisamment répondu lors des négociations. Ce que nous avons d’ailleurs toujours fait lorsque nous avons attaqué, dans des procédures administratives puis auprès du Conseil d’Etat, les barrages internes à la Guyane qui empêchent l’accès à la santé, ou quand nous avons défendu le dépistage des mineur-e-s dans la dernière loi de santé. Sur ces deux sujets, nous avons d’ailleurs obtenu gain de cause. L’association n’est pas signataire en tant que telle d’une contribution ou d’une plateforme. En fait, tout s’est construit à travers des constats déjà établis et déjà remontés à l’Etat, à la région, des échanges plus ou moins formels sur les barrages, dans des réunions publiques, des réunions à l’hôpital, etc.

Remerciements à Aude Trépont et Claire Piedrafita.

Lettre ouverte des médecins de Guyane au Premier ministre
Si les signataires (1) de cette lettre ouverte à Bernard Cazeneuve prennent  "acte des mesures débloquées [120 millions d’euros, ndlr] par le gouvernement pour le pôle santé de la Guyane", il n’en demeure pas moins qu’ils se disent "indignés" par la réponse du gouvernement à leurs revendications. Ils ne manquent pas de rappeler que l’Agence française du développement (AFD), elle-même, considère que la "Guyane connaît un retard structurel d’environ 30 ans" y compris dans ce domaine. "Les professionnels se battent jours et nuits pour offrir des soins de qualité à une population ayant perdu toute confiance dans son système de santé. Il est impératif qu’une remise à niveau structurelle soit réalisée et non plus des ajustements marginaux", écrivent-ils. "Vous n’êtes pas sans savoir qu’il y a un déficit criant de structures médico-sociales, de spécialités médicales et chirurgicales tant dans le domaine public que libéral. Les hôpitaux sont vétustes, sous-équipés, les plateaux techniques insuffisants. De nombreuses spécialités sont absentes : pas de neurochirurgie, de réanimation pédiatrique, de chirurgie thoracique et vasculaire, d’hématologie, pas de médecine nucléaire", dénoncent-ils. Et pour appuyer leur démonstration, les signataires de pointer "les indicateurs de santé péjoratifs du territoire, avec une surmorbidité dans le domaine des maladies infectieuses, du diabète, la prématurité multipliée par deux comparée à la métropole, la mortalité infantile multipliée par trois, la mortalité prématurée de plus de six ans, l'espérance de vie inférieure, et la réalité de la précarité d’une partie de la population dont le recensement officiel ne fait pas état." Dans leur courrier, les signataires donnent des exemples de dysfonctionnements… comme les plateaux techniques médicaux en Guyane ne sont pas adaptés, certaines personnes qui ont besoin de soins très techniques sont envoyées en métropole pour y être soignées. Autre exemple édifiant : certains infarctus du myocarde nécessitent des techniques dites de cardiologie interventionnelle, parfois nécessaires en urgence et non disponibles en Guyane. Il faut alors envoyer les personnes qui en sont victimes en Martinique ce qui nécessite jusqu’à 48 heures de délai, alors qu’il faudrait une prise en charge dans les six heures ! Et des exemples comme celui-ci, il y a en beaucoup d’autres.Du coup, les propositions faites le 5 avril 2017 par le Conseil des ministres sont localement jugées "dérisoires par rapport aux besoins". Et les signataires appellent le Premier ministre à "revoir [ses] propositions", en regard de leurs revendications.

(1) : Les praticiens du centre hospitalier de Cayenne et du centre hospitalier de l’Ouest guyanais, les médecins libéraux , le mouvement Solidaires et les membres du collectif "Pou Lagwiyann dékolé".

Les revendications santé des collectifs des habitants du fleuve Maroni
Des collectifs d’habitants du fleuve Maroni (A No Wi Opo de Maripasoula, Sous le fromager de Papaïchton, U Weli de Grand Santi) ont réalisé une plateforme de revendications très complète. Cette "plateforme est le fruit de [leurs] réflexions collectives menées sur une table ouverte où les personnes avaient la possibilité de s’exprimer dans l’objectif de rendre attractif [leur] territoire". Un volet traite de la santé. La plateforme y défend plusieurs idées comme "la construction de structures hospitalières de proximité : pôle hospitalier, hôpital de proximité sur Maripasoula avec une antenne sur la commune de Papaïchton et présence d'un médecin sur les antennes de sites isolés", la "mise en place de moyens de transport et de liaison propre aux services de santé pour favoriser la circulation des moyens hospitaliers mutualisés", la "création d'un service social de Pass  au sein de la structure hospitalière", "favoriser l'accès aux droits et aux soins de la population", ou encore la "création d'un pôle hospitalisation à domicile (Had) pour les trois communes du fleuve avec soins à domicile pour les personnes âgées et femmes enceintes", etc.

VIH et Guyane : des chiffres
En Guyane, l’épidémie est principalement concentrée chez les femmes et hommes hétérosexuels nés en Amérique Latine ou en Haïti. Selon l’Onusida, l’épidémie de VIH y est de "type mixte". C’est-à-dire avec présence de groupes très exposés au risque et "début de dissémination à la population générale". Des études ont montré que l’épidémie touche plus particulièrement les travailleuses du sexe dans la région de Cayenne et certains groupes à l’intérieur du département. La transmission est principalement hétérosexuelle. Les personnes migrantes tiennent une place importante dans l’épidémie guyanaise.
En 2011 par exemple, elles représentaient 76,6 % de la file active hospitalière des personnes suivies pour le VIH en Guyane. Le département détient l’incidence annuelle la plus élevé des départements français d’Amérique — où l’incidence est déjà supérieure aux valeurs nationales. Cette incidence qui reste élevée a néanmoins baissé ces dernières années : elle est passée de 45 cas pour 100 000 habitants en 2003 à 17 cas pour 100 000 habitants en 2015.
Entre 2011 et 2013 : 33 % des personnes ayant découvert leur séropositivité au VIH l’ont fait à un stade tardif. On estime que le nombre de personnes ignorant leur séropositivité est de 66 pour 10 000 habitants en Guyane.Toutes ces données sont extraites du Rapport "Réévaluation de la stratégie de dépistage de l’infection à VIH en France", Haute autorité de santé, janvier 2017.

Favoriser l’accès aux soins des populations
C’est un des thèmes abordés dans le recueil des revendications travaillées par le Collectif médical du Centre hospitalier de l’Ouest guyanais et de la Centrale démocratique des travailleurs de Guyane. Sur ce sujet, les deux instances font ce constat. "L’accès aux soins des populations est une problématique majeure de santé publique en Guyane et dans l’Ouest guyanais. Les populations ont des difficultés d’accès aux droits, notamment d’accès à une couverture maladie, et des difficultés d’accès aux soins. Les raisons en sont multiples (lourdeurs administratives, délais de traitements des dossiers par la caisse générale de Sécurité sociale de Guyane (CGSS), dysfonctionnement de la CGSS : perte de dossiers, etc.). Elles dépassent le seul secteur de santé (absence de transports publics, illettrisme et analphabétisme, multilinguisme, etc.). Depuis le 1er janvier 2017, l’accès aux titres de séjour pour soins n’est pas effectif ni possible dans l’Ouest guyanais". La sous-préfecture de Saint-Laurent du Maroni ne peut pas mettre en place la nouvelle procédure (elle n’a pas le matériel), il est donc impossible de déposer une première demande ou un renouvellement de tire de séjour pour raison médicale. Aujourd’hui, de nombreuses personnes se retrouvent sans titre de séjour : ce qui a pour conséquence une perte de leur droit de travail et donc de leur emploi, les allocations sont coupées (exemple, l’AAH), des arrestations par la police aux frontières ont lieu. Une situation pour laquelle aucune solution n’est proposée à part attendre. Lorsque le matériel sera à disposition de la sous-préfecture, il est prévu que les personnes de l’arrondissement se rendent à Saint-Laurent du Maroni pour retirer et déposer leurs dossiers. L’arrondissement de l’ouest comprend les communes du fleuve (Maripa-Soula, Papaïchton, Grand-Santi et Apatou). Ainsi, ces personnes (atteintes d’une maladie chronique) devront faire jusqu’à deux jours de pirogue ou prendre l’avion (mais pour cela, il faut un titre de séjour). Un aller-retour impossible à faire dans la journée, nécessitant d’être hébergé, tout ceci engendrant de fortes dépenses pour les personnes. Les inquiétudes quant à l’accès réel au dépôt d’une demande de titre de séjour sont donc importantes.
Les deux structures préconisent dans leur plateforme de revendications :
● Augmenter et financer le nombre de médiateurs culturels et d’interprètes afin de communiquer avec les patients dans leurs langues et améliorer les prises en charge globales des patients ;
● Favoriser la libre circulation des patient-e-s au sein du territoire guyanais (passage d’Iracoubo) ;
● Faciliter les ouvertures de droits en particulier le rattachement des enfants à la naissance ;
● Réduire les délais d’ouverture de droits à l’assurance maladie.Il est aussi intéressant, pour bien comprendre les revendications en matière de santé, de lire les propositions de Guyane promo santé (GPS). Il s’agit de trois mesures proposées lors des négociations avec le gouvernement et de propositions "pour un travail plus approfondi au niveau local pour le développement de la Guyane en santé.

Barrage en Guyane : Succès pour les associations
Des barrages policiers entravent depuis des années l’accès aux droits de personnes sans papiers ou françaises, mais dépourvues de preuve de leur nationalité. Une requête en annulation avait été déposée en octobre 2013 par huit associations (AIDES, la Cimade, le Collectif Haïti de France, le Comede, la Fasti, le Gisti, la Ligue des droits de l’Homme et Médecins du Monde) devant le tribunal administratif de Cayenne. Pour les associations, il s’agissait d’un "excès de pouvoir" de la part de l’administration. Les associations appuyaient alors leur requête sur la violation de plusieurs droits fondamentaux : liberté d’aller et venir, droit à un recours effectif lorsque la vie privée et familiale est en jeu, égalité devant la loi, droit à la santé et à l’éducation. En décembre 2014, le tribunal administratif de Cayenne rejette la demande des associations. Elles font appel de la décision. Le 18 juin 2015, la cour administrative d’appel de Bordeaux rejettent leur appel contre le premier jugement — celui de Cayenne). Les associations décident alors de saisir le Conseil d’Etat. Le vendredi 13 janvier 2017, s’est tenue l'audience au Conseil d'Etat sur le recours contre les barrages permanents de Guyane. La décision a été rendue, le 7 février dernier : elle est favorable aux associations. Par cette décision, l'arrêt de la Cour administrative d’appel de Bordeaux ainsi que le jugement du tribunal administratif de Cayenne sont annulés en ce qu'ils ont déclaré irrecevable la requête commune aux associations. Conséquence : le tribunal de Cayenne doit reprendre sa copie depuis le début et se prononcer sur le fond de l'affaire, autrement dit sur la compatibilité des barrages avec le principe d'égalité entre les lois de la métropole et des territoires ultramarins, la liberté d'aller et venir, protégés par la Cour européenne des droits de l’Homme. Cette décision, une belle victoire pour les associations, ne suspend pas immédiatement les barrages sur le terrain : les arrêtés sont renouvelés tous les six mois et ce n'est pas celui qui est actuellement en vigueur qui était formellement examiné par le Conseil d’Etat. Néanmoins, cela porte un sérieux mauvais coup à la pérennité d’arrêtés barrages dénoncés depuis longtemps par des organisations non gouvernementales, dont AIDES.