HR19 : quel horizon pour la décriminalisation ?

Publié par Chloé le Gouëz le 13.05.2019
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Outre les questions de financement, la 26e Conférence internationale sur la réduction des risques liés à l’usage de drogues (RDR) : HR19 a abordé les questions de décriminalisation. Elle a aussi mis l’accent sur le fait que sans mobilisation de la société civile la RDR ne progressera pas. Présente à la conférence, Chloé Le Gouëz revient pour Seronet sur ces enjeux qui ont largement mobilisé les participants-es de la conférence qui s’est achevée le 1er mai.

Décriminalisation… Mais, en fait, de quoi parle-t-on ?

Dans un cadre prohibitionniste qui montre tous ses échecs et ses faillites, la décriminalisation s’impose comme étant l’horizon politique, un Eldorado !

Mais, à force d’être scandée, la décriminalisation semble devenir de plus en plus une revendication attrape-tout, un slogan derrière lequel chaque organisation peut se ranger sans jamais que ne soit interrogé son sens ; ce que chacune et chacun met derrière ce concept. Or, ne pas prendre le temps de s’interroger sur ce que la décriminalisation recouvre, c’est prendre le risque de l’évider et d’en amoindrir sa portée politique.

La session « Décriminalisation en actes » a eu pour mérite de suspendre la frénésie du temps de l’activisme et de poser la question essentielle : de quoi parle-t-on quand on revendique la décriminalisation ? Et la réponse est loin d’être évidente ! Elle est multiple et non figée comme en a témoigné la diversité des présentations proposées. L’intervention de Scott Bernstein qui coordonne, pour la Canadian drug policy coalition, la rédaction d’un modèle de régulation possible pour le Canada, a eu comme intérêt de pointer un ensemble de questions qu’il est nécessaire d’affronter : Souhaitons-nous une dépénalisation qui aille jusqu’à la légalisation ou nous arrêtons-nous sur un système de régulation intermédiaire ? Est-ce que cela concerne le seul usage ou allons-nous aussi sur les terrains de la production, de la vente, de la distribution ? Faisons-nous des distinctions entre les drogues ? Comment ensuite organiser une économie de la légalisation ? Quelle production ? Comment en contrôler la qualité ? Quelle distribution ? Quels lieux de vente ? Quelle offre possible ? À qui s’adresse-t-elle ? Quelle fixation du prix ? Quel degré d’intervention de l’État ? Etc.

La liste des questions semble se dérouler à l’infini et montre combien parler de décriminalisation recoupe des horizons et attentes divers qui peuvent parfois entrer en contradiction. Et même lorsqu’une décriminalisation est en actes ; dans les faits elle n’est jamais totalement acquise. Des décennies de guerre à la drogue laissent des traces et des pratiques qu’une décriminalisation n’efface pas d’un revers de main. En ce sens, les interventions de Marta Pinto, chercheuse à l’université de Porto dans le département de psychologie et des sciences de l’éducation, et Rui Combra Morais, président de l’association d’usagers-ères de drogues Caso, sur le modèle portugais, puis celle de Sandy Mteirek, chargée de plaidoyer pour le centre de prise en charge des addictions Skoun, pour le contexte libanais, ont été particulièrement éclairantes.

Au Liban, il n’est pas possible de parler de décriminalisation stricto sensu. La loi en vigueur permet à une personne usagère de drogues de ne pas être poursuivie si elle fait valoir sa volonté d’entrer dans un parcours de soins. Dans les faits, les policiers ne proposent quasiment jamais cette alternative. Une circulaire du gouvernement de 2017 est alors venue rappeler cette disposition de la loi ce qui pourrait être considéré comme une dépénalisation de l’usage de facto. Mais, cette directive peine à être appliquée et la répression demeure toujours très prégnante.

Si Marta Pinto et Rui Combra Morais ne reviennent pas sur le fait que, dans le contexte mondial actuel, le cadre légal portugais est l’un des plus progressistes, ils ont néanmoins souhaité en souligner les limites. « La dépénalisation, est-elle suffisante ? », a lancé de manière rhétorique Rui Combra Morais. S’il s’agit d’un pas, la dépénalisation ne signifie pas que l’interdit pénal sur les drogues est entièrement levé. Ainsi au Portugal, la dépénalisation ne concerne pas, par exemple, la production et la distribution. Et, depuis 2016, l’association Caso a noté une augmentation des condamnations pour usages. La situation « d’entre-deux » du Portugal a créé des angles morts, notamment en ce qui concerne la réduction des risques qui se déploie très mal. Elle n’a pas non plus permis de renverser les représentations. Les discriminations et les stigmatisations subies par les personnes usagères de drogues demeurent vivaces.

Marta Pinto a alors lancé un pavé dans la mare qui est venu troubler la célébration quasiment unanime du modèle portugais durant ces quatre jours de conférence : « Pour le Portugal, l’un des effets pervers d’être montré en modèle par de nombreuses associations et institutions à travers le monde, est que les gouvernements successifs considèrent que les drogues ne sont plus un problème prioritaire ». Nous voilà prévenus !

Aucune avancée sans mobilisation !

Cette 26e conférence internationale sur la réduction des risques a été traversée par de nombreux temps où la mobilisation de la société civile a été mise à l’honneur ; des espaces où chacune et chacun s’accrochent aux victoires des camarades et y puisent une énergie vitale face à un contexte prohibitionniste écrasant.

Bien qu’une session parallèle, « Civil society pushing for reform » (La société civile mobilisée pour faire avancer des réformes), y a été consacrée, les sessions plénières ont également été le théâtre de nombreuses et vibrantes ovations à l’égard des activistes, des plaideurs-ses sur scène, venant du Brésil, des Philippines, de Russie, d’Afrique de l’Ouest, d’Europe centrale, du Canada, notamment.

Pour la session consacrée à l’engagement de la société civile, le ton est donné par la présentation de Cécile Kazatchkine, analyste pour le Réseau juridique canadien sur le VIH/sida, qui a choisi de mettre en exergue de son intervention le slogan d’activistes canadiens pour la mise en place de dispositifs de réduction des risques répondant à la crise des opioïdes à laquelle est confronté leur État : « Resistance = Life » (Résister = Vivre). Ce mot d’ordre résonne avec gravité lorsque l’on sait qu’entre janvier 2016 et septembre 2018, ce sont 10 300 personnes qui ont perdu la vie en raison d’une overdose aux opioïdes, dont 69 % étaient liées au Fentanyl. Pour répondre à l’urgence de cette crise sanitaire, des activistes communautaires de l’Ontario – une des régions les plus touchées par la crise des opioidse - ont choisi la désobéissance civile en ouvrant des espaces de prévention (Overdose prevention sites) non autorisés. Ces actions ont créé un rapport de force favorable. Les activistes ont ainsi obtenu en décembre 2017 une protection juridique temporaire pour ces sites. Mais, l’arrivée en juin 2018 des conservateurs au pouvoir en Ontario a changé la donne. Le nouveau gouvernement a suspendu les autorisations. Face à ce durcissement, la société civile a, quant à elle, renforcé sa mobilisation, recevant un écho national au travers de tribunes regroupant l’ensemble des acteurs-rices de la santé (médecins, infirmier-ères, centres de santé communautaires) et des actions coup de poing. La plus percutante médiatiquement étant l’installation de milliers de croix devant le Parlement de l’Ontario pour symboliser les personnes usagères décédées d’overdose et renvoyer les politiques à leur responsabilité. Cette mobilisation a fait infléchir le nouveau gouvernement. Celui-ci a autorisé le maintien de ces sites, mais en a aussi limité le déploiement en imposant des conditions rigides et en plafonnant le nombre de structures sur le territoire de l’Ontario. 

L’émergence d’une société civile ne se décrète pas ; elle se construit laborieusement. Prince Bull-Luseni, représentant le réseau ouest africain sur les politiques des drogues, a, quant à lui, montré, en prenant comme exemple le cas de la Sierra Leone, l’ensemble des difficultés rencontrées pour faire émerger une société civile forte face à une politique prohibitionniste dominante. En Sierra Leone, avec des violations répétées des droits humains et les décès de personnes usagères de drogues, une coalition d’associations intervenant sur différents sujets liés aux drogues (santé, prévention, sécurité, droits humains) a émergé pour mener un plaidoyer en faveur d’une réforme des politiques des drogues fondé sur les preuves, commes les connaissances scientifiques. La victoire de cette coalition est l’obtention d’un comité d’experts-es chargé d’évaluer le cadre légal actuel.

Sovannary Tuot de l’ONG communautaire Khana a porté au Cambodge un plaidoyer en faveur de la démarche communautaire, véritable creuset pour l’avènement d’une société civile. De nombreuses personnes usagères de drogues sont enfermées dans des centres de détention et des centres de traitements forcés. Khana travaille avec les familles de ces personnes pour faire changer les représentations et les pratiques des forces de l’ordre afin que les personnes consommatrices de drogues soient prises en charge dans les hôpitaux de droit commun.

L’ensemble des intervenants-es ont rappelé que rien n’est jamais entièrement acquis, obligeant à une mobilisation constante qui, en elle-même, relève du tour de force.