I = I : réalité scientifique vs criminalisation du VIH

Publié par Fred Lebreton le 25.09.2022
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Aux États-Unis, 70 % des hommes gays et bisexuels vivant avec le VIH atteignent une charge virale indétectable dans les six mois qui suivent leur diagnostic et leur mise sous traitement. Une étude américaine s’est intéressée à la façon dont ces hommes annonçaient leur statut sérologique dans un contexte de rencontres sexuelles. Quel est l’impact du message I = I (Indétectable = Intransmissible) sur leur prise de décision dans une société où la non-divulgation du VIH est toujours un crime potentiel ?

Sentiment d'obligation

L’étude publiée en juin 2022 sur le site Taylor & Francis Online est résumée sur le site Aidsmap. Elle a été menée en août 2020 par Grant Roth et ses collègues de l'université Emory, à Atlanta dans l'État de Géorgie, aux États-Unis. Il s’agit d’une étude qualitative avec de longs entretiens menés via Zoom (en visio) avec vingt hommes gays et séropositifs sous traitement avec une charge virale indétectable. Les participants étaient originaires de toutes les régions des États-Unis. Ils étaient âgés de 23 à 62 ans (avec une moyenne d’âge de 38 ans). Leur diagnostic VIH remontait de 2 à 34 ans (avec une moyenne de 12 ans). Il y avait onze hommes blancs, deux Noirs, trois Hispaniques/latinos, un Indien américain et trois hommes métisses.

Interrogés sur le « sentiment d'obligation » d’annoncer leur séropositivité, la plupart des participants ont déclaré que c’était une étape importante pour obtenir le consentement de leurs partenaires. Pour certains, c’était un acte « éthique » ou « la bonne chose à faire » pour permettre aux autres de consentir à un rapport sexuel. Ils voulaient donner à leurs partenaires ce « choix » qu’eux n’ont pas eu quand ils ont contracté le VIH. D’autres participants ont déclaré que leurs partenaires « méritaient de savoir ». Le fait de leur annoncer était une façon d’éviter la culpabilité et la honte et d’être plus sereins même s’ils savaient qu’ils ne pouvaient pas transmettre le VIH. Le fait de l’annoncer était particulièrement important quand ils sentaient un potentiel pour une relation de longue durée.

D’autres, au contraire, avaient le sentiment que le fait d’avoir une charge virale indétectable les dispensait de cette obligation. C’est le cas notamment du plus jeune participant, âgé de 23 ans et diagnostiqué séropositif, il y a quatre ans. « Je ne comprends pas pourquoi cette obligation si la personne sait qu’elle est indétectable et sait qu’elle ne peut pas le transmettre », a-t-il expliqué. Ceux qui ne souhaitaient pas l’annoncer citaient comme raisons : le besoin de préserver leur vie privée et d’éviter des propos sérophobes. Pour ces participants, le VIH était une information d’ordre privée et ne pas l’annoncer était une façon pour eux de se préserver du jugement et du rejet.

Pour quelles raisons l’annoncer ?

Parmi les facteurs évoqués par les participants dans leur prise de décision d’annoncer leur séropositivité, la proximité émotionnelle avec un partenaire était importante. Ils avaient tendance à moins parler de leur statut sérologique avec un partenaire d’un soir qu’avec un partenaire avec lequel ils ressentaient le potentiel de se revoir. Dans une relation longue et romantique, l’annonce du VIH était perçue comme un acte « honnête » et authentique. « Si c’est une discussion de couple, l’annonce est importante car c’est un élément qui va avoir un impact sur le long terme… Mais avec un plan cul d’un soir, ça n’a pas beaucoup d’importance. [Le fait d’être] indétectable, c’est une zone très grise et très désordonnée », déclarait un des participants, âgé de 36 ans et vivant avec le VIH depuis 18 ans.

Le lieu où avaient lieu les rencontres sexuelles était également un facteur important. Dans des établissements commerciaux de type saunas ou sex-clubs, les participants ne ressentaient pas le besoin de parler de leur statut sérologique et considéraient qu’ils ne faisaient courir aucun risque avec une charge virale indétectable. Ils voulaient vivre dans la « chaleur du moment » sans risquer de se faire rejeter ou de devoir donner un cours de prévention sur U = U. « Vous croyez que je vais en parler au sauna ? Non… je ne pense pas que ce soit le moment idéal. On vient là avec un but précis. Je pense qu’on est suffisamment éduqué sur les risques auxquels on s’expose quand on va dans un sex-club. Tu es là pour faire ton truc et puis tu pars. Pour moi aller dans un sex-club ou un sauna c’est comme faire un plan cul », déclarait un des participants, âgé de 43 ans et vivant avec le VIH depuis 19 ans.

Réalité scientifique vs criminalisation du VIH

Les pratiques sexuelles étaient un autre facteur de prise de décision. Pour certains le sexe oral (fellation) ne nécessitait pas de parler du VIH tandis que la pénétration anale sans préservatif était considérée comme un risque plus élevé. Cette pratique sexuelle les poussait à annoncer leur statut sérologique à leurs partenaires. Un ressenti paradoxal puisque l’étude Parner 2 (voir encart 1) a prouvé l’efficacité du Tasp entre partenaires gays sérodifférents qui pratiquaient la pénétration anale. Une peur de transmettre qui s’inscrit dans un contexte législatif nord-américain ou, depuis plusieurs années, on assiste à une multiplication de procès contre des personnes séropositives accusées d’avoir voulu transmettre le VIH au seul motif qu’elles avaient omis d'annoncer leur séropositivité à leur-s partenaires-s (voir encart 2). Certains États américains vont jusqu’à condamner les personnes à de très lourdes peines, même en l’absence de transmission.

Quid de la mention du statut sérologique sur les applis de rencontres ? Pour certains participants, afficher le statut directement son profil était « plus  simple » et permettait d’éviter des « discussions gênantes ». D’autres préféraient ne pas l’afficher sur leur profil, mais aborder le sujet dans la partir « chat » (discussion) au même titre que les préférences sexuelles et la santé sexuelle. D’autres participants ne souhaitaient pas du tout faire mention de leur séropositivité principalement pour se préserver de remarques sérophobes ou pour ne pas être rejetés sur ce seul critère.

Charge mentale et responsabilité partagée

La majorité des participants estimaient que la charge mentale de parler du VIH reposaient trop souvent sur les personnes vivant avec le VIH (PVVIH). « Je dirais que puisque je suis indétectable, ça devrait être à l’autre personne de poser la question. On n’a pas forcément l’obligation de l’annoncer puisqu’il n’y aucun danger non ? », commentait un des participants,  âgé de 48 ans et vivant avec le VIH depuis 20 ans. D’autres considéraient que le fait de ne pas poser la question était un accord implicite entre les partenaires sachant qu’à l’heure du Tasp et de la Prep les rapports sexuels sans préservatifs se sont généralisés dans la communauté gay. Des participants ont déclaré que le VIH devrait être une responsabilité partagée, en théorie, mais qu’en réalité à cause des représentations sérophobes, le poids de l’annonce reposait toujours sur les PVVIH. Un poids exacerbé par les lois qui criminalisent la non-divulgation du VIH. Pour certains participants, la loi considère les personnes vivant avec le VIH comme des « dangers biologiques » même quand il n’y aucun risque de transmission. « Je ne devrais pas avoir peur d’aller en prison si je sais que je ne peux pas transmettre mon virus à qui que ce soit. D’autant plus quand on est deux adultes consentants », déclarait un participant de 23 ans vivant avec le VIH depuis quatre ans.

Cette étude montre bien l’immense paradoxe auxquels sont confrontées les personnes vivant avec le VIH — et dans ce cas précis les hommes gays vivant avec le VIH — dans de nombreux pays où le VIH est toujours criminalisé. D’un côté, la communauté scientifique et le monde associatif qui martèlent le slogan U = U et d’un autre un système judiciaire qui stigmatise les PVVIH et installe une peur et un sentiment de culpabilité autour de l’annonce de leur séropositivité. Le poids de l’annonce repose toujours sur les PVVIH, tout comme celui du potentiel rejet. Une étude qui pourrait alimenter le plaidoyer pour mettre fin à la criminalisation de la non-divulgation du VIH. Les auteurs-rices de l’étude insistent aussi sur la nécessité de faire mieux connaître U = U, y compris chez les personnes vivant avec le VIH, elles-mêmes parfois conditionnées par cette peur irrationnelle de transmettre un virus pourtant intransmissible grâce à leur traitement ARV.

I = I un consensus scientifique
En mars 2014, le Tasp (traitement comme prévention, symbolisé par I = I) devient un consensus scientifique avec les résultats de l’étude Partner. Partner est une cohorte internationale qui a suivi pendant plusieurs années des couples séro-différents hétérosexuels ou gays qui pratiquaient des pénétrations vaginales ou anales sans préservatif alors que le-la partenaire séropositif-ve prenait un traitement anti-VIH et avait une charge virale indétectable. Au total, l’étude a porté sur 894 couples (586 hétérosexuels et 308 gays) qui ont eu, au total, plus de 44 500 relations sexuelles sans préservatif, dont 21 000 rapports anaux (avec ou sans éjaculation). Avec ces chiffres, on estime qu’il y aurait dû y avoir 15 infections au sein des couples hétérosexuels et 86 au sein des couples gays si le-la partenaire séropositif-ve ne prenait pas de traitement anti-VIH. Mais dans l’étude, aucune transmission n’a été observée. L’étude s’est poursuivie jusqu’en 2019 avec un second volet (Partner 2) réservé aux couples gays sérodifférents. Les résultats publiés dans The Lancet, le 3 mai 2019, entérinent une bonne fois pour toute l’efficacité du Tasp. Sur 783 couples et près de 75 000 rapports sexuels sans préservatifs (et sans Prep), aucun cas de transmission n’a été observé entre les partenaires.

 

Criminalisation du VIH aux États-Unis
Le mouvement américain pour mettre un terme à la criminalisation du VIH a connu un essor considérable au cours de l’été 2021, sous l’impulsion des membres du comité directeur de HIV Justice Worldwide, du projet Sero et de PWN-USA, entre autres. L’Illinois est devenu le deuxième État américain à abroger complètement sa loi sur la criminalisation du VIH, qui était en vigueur depuis 1989. Le Nevada a modernisé sa loi sur la criminalisation du VIH et, dans le Michigan, un procureur de comté a ordonné le réexamen de toutes les poursuites engagées en vertu de la loi de l’État avant sa modernisation en 2019.
Pour en savoir plus, lire notre article sur le rapport Advancing HIV Justice 4 du HIV Justice Worldwide, une coalition de 92 organisations créée en 2017 afin de lutter partout dans le monde contre la répression judiciaire envers les personnes vivant avec le VIH en raison de leur statut sérologique.