Innovations : de la recherche à la vie réelle

Publié par Fred Lebreton le 08.10.2022
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Thérapeutiqueinnovation thérapeutique

Le 27 septembre dernier, le collectif TRT-5 CHV organisait sa journée scientifique annuelle sur le thème « L’innovation, Entre espoirs et réalités ». L’occasion de réunir de nombreux-ses acteurs-rices de la lutte contre le VIH et les hépatites et de fêter les 30 ans du collectif. Seronet était présent et revient sur les moments forts de cette journée.

Comment naît un projet de recherche ?

La première table ronde de la journée s’est ouverte sur une présentation de Ventzislava Petrov-Sanchez, responsable du département recherche clinique à l’ANRS | MIE. La chercheuse a expliqué comment naissait un projet de recherche et ce qui définit une recherche pertinente. L’ANRS | MIE met en place régulièrement des appels à projets. En 2023, les financements de l’agence concerneront notamment le « Covid long » et la variole du singe (Monkeypox). « L’innovation se distingue de l’invention, en ce qu’elle réorganise les besoins des hommes et emporte des mutations économiques et sociales », explique Ventzislava Petrov-Sanchez. La chercheuse cite l’exemple du Monkeypox. L’ANRS | MIE a fait un appel à projets ciblés, 17 projets ont été soumis, 10 ont été retenus, émanant d’un réseau de chercheurs-ses très large. Autres exemples d’essais menés qui ont eu un impact réel sur la vie des personnes : l’essai Ipergay qui a montré l’efficacité du Truvada en Prep et a permis sa mise sur le marché en France ; l’essai Quatuor qui a permis de confirmer l’intérêt d’un traitement quatre jours sur sept ou encore l’essai Duetto (toujours en cours) qui teste une stratégie de double allègement thérapeutique avec moins de molécules et moins de prises (une bithérapie quatre jours sur sept).

Où sont les femmes ?

Deuxième intervenante, la Pre Karine Lacombe, infectiologue à l’Hôpital Saint-Antoine (Ap-HP, Paris), s’est penchée sur le manque de diversité parmi les participants-es dans les essais cliniques sur le VIH. Les femmes hétérosexuelles nées à l’étranger (principalement en Afrique subsaharienne) représentent une des populations les plus touchées par le VIH en France avec les hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (HSH). Or, explique Karine Lacombe, les femmes ne représentent que 15 à 30 % des personnes incluses dans les essais cliniques VIH (et rarement des femmes nées à l’étranger). L’infectiologue parle d’une « sous-représentation chronique des femmes ». Les raisons évoquées sont des contraintes matérielles comme le travail, la crainte de perte de ressources, la gestion de la famille, mais aussi la stigmatisation dans certaines communautés africaines. Comment améliorer cette inclusion des femmes dans les essais ? Il faut d’abord les aider à faire face à leurs charges familiales (gardes d’enfants), adapter les horaires de consultations, prendre en compte les problèmes de langues, etc. Par ailleurs, le risque de grossesse exclut la plupart des femmes des essais. Or, dans les essais de phase III, il n’y aucune raison scientifique de les exclure pour ce motif. Karine Lacombe évoque également la sous-représentation des personnes trans et/ou travailleuses du sexe. Les personnes trans se voient plus rarement proposer d’entrer dans des essais pour des raisons de stabilité sociale et financière, d’interactions médicamenteuses (notamment du fait de la prise d’hormones), d’observance, mais aussi à cause de « freins inconscients » chez certains médecins, explique l’infectiologue. Les personnes âgées de plus de 50 ans sont également sous-représentées. Et de manière générale, les PVVIH sont exclues des essais hors VIH. Karine Lacombe cite Belong, un plaidoyer en faveur de l’inclusion des PVVIH dans les essais non VIH.

Cure : le Saint Graal de la recherche

Asier Saez-Cirion, chercheur à l’Institut Pasteur, a conclu cette table ronde en évoquant la nouvelle organisation de la recherche avec l’exemple de la recherche sur le cure (guérison ou rémission du VIH). Comment atteindre une rémission durable permettant aux PVVIH de ne plus prendre de traitement ? Le consortium multidisciplinaire de chercheurs-ses ANRS Rhiviera (Remission of HIV Infection ERA) a pour objectif de comprendre les mécanismes de contrôle de l’infection par le VIH, d’identifier des biomarqueurs prédictifs de la rémission chez différentes PVVIH et de développer de nouvelles stratégies permettant à la majorité de ces personnes d’atteindre la rémission. Asier Saez-Cirion, rappelle qu’il n’existe, à ce jour, que cinq cas dans le monde de rémission du VIH suite à une greffe de moelle. Par ailleurs, plus de 1 000 PVVIH sont contrôleuses naturelles du virus, dont certaines qui vivent depuis plus de 30 ans sans traitement VIH. Actuellement plus de 90 essais cliniques sur le cure sont en cours dans le monde dont 26 sur des anticorps monoclonaux à large spectre. 56 essais ont lieu en Amérique, 18 en Europe, 7 en France, 4 en Afrique. Lors des échanges avec la salle, Bruno Spire, directeur de recherches à l'Inserm et administrateur de AIDES, a rappelé qu’une enquête sur les attentes des PVVIH envers les essais de cure avait montré qu'ils ne soulevaient pas un enthousiasme considérable, du fait de freins comme le nombre de rendez-vous ou la peur de l’inconnu (effets indésirables, peur de ne plus avoir une charge virale indétectable, etc.).

Mesurer la qualité de vie

C’est justement Bruno Spire qui a lancé la seconde table ronde de la journée avec une présentation sur : « Pourquoi, quand et comment mesurer la qualité de vie dans la recherche clinique ? » L’ancien président de AIDES rappelle la définition de la Qualité de Vie selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui pourrait être résumée à « complet bien-être multi dimensionnel, mental, social, environnemental et sexuel ». Le chercheur souligne le fait que l’efficacité des traitements n’est pas le seul critère à prendre en compte dans les études cliniques. Pour certaines personnes, faire une pause de traitement peut être très anxiogène alors que pour d’autres, cela peut représenter des « vacances ». À quel moment peut-on mesurer la qualité de vie ? Dans les études observationnelles, les études de phase IV, mais attention aux études « marketing » promues par les industriels du médicament pour inciter à prescrire leur produit. Par ailleurs, Bruno Spire explique qu’il existe un biais car les personnes incluses ont une qualité de vie souvent supérieure à la moyenne. Pourquoi mesurer la qualité de vie ? Il faut une hypothèse de départ : en quoi ce nouveau traitement apporte-t-il une amélioration de la qualité de vie du point de vue des effets indésirables, de la santé mentale, de la perception personnelle des effets et avantages ? Le chercheur prend l’exemple des traitements injectables. Il faut se demander si on aura une amélioration des effets indésirables, une meilleure santé mentale, une moindre fatigue, une meilleure facilité à gérer le secret sur son statut et/ou une meilleure estime de soi. Comment démonter scientifiquement une amélioration du service rendu ? Les CD4, ce n’est pas la qualité de vie. Il faut passer du prêt-à-porter à la haute couture. Les industriels ne démontrent pas assez, mais les autorités ne donnent pas assez de guidelines. Enfin ; il faut regarder en fonction des besoins des populations clefs. HSH (hommes ayant des relations avec des hommes) et personnes migrantes n’ont pas forcément les mêmes besoins. Bruno Spire conclut sur la nécessité de faire du plaidoyer à la fois auprès des industriels du médicament et des autorités règlementaires pour mettre ce sujet à l’agenda.

Stratégies innovantes

Dans la présentation suivante, le Pr Pierre Delobel, chef du service de maladies infectieuses et tropicales du CHU de Toulouse et coordonnateur des nouvelles recommandations d’experts-es sur la prise en charge des PVVIH, pose la question de la place pour les stratégies innovantes dans les recommandations. Le Pr Delobel explique l’échelle de gradation des recommandations. A : preuve scientifique établie ; B : présomption scientifique ; C : faible niveau de preuve.

On doit se demander quelle méthodologie a été employée, quels biais éventuels sont présents dans une analyse critique des données recueillies. Le professeur prend l’exemple de l’étude du Pr Raoult sur l’hydroxychloroquine dans le cadre de la Covid-19 qui est à contresens de toutes les autres études cliniques sur ce produit. La forte attente sur ce produit a conduit à mettre de côté la rigueur scientifique. Autre exemple concernant l’efficacité du Tasp dans l’allaitement maternel. Quels sont les risques potentiels pour le nourrisson (exposition aux ARV) ? Quelle est le risque de transmission résiduel ? Il faut prendre en compte la quantité de lait ingéré par le nourrisson, mais aussi la nature des muqueuses exposées. On est resté sur l’idée que l’allaitement mixte est plus nocif que l’allaitement strict, mais sans réelle preuve scientifique. Où positionne-t-on le bénéfice/risque ? L’étude Impaact-promise en Afrique australe a montré que le traitement de la mère a réduit les risques de transmission à l’enfant à moins de 1 %. Cependant, les chercheurs-ses ont observé un cas non expliqué de transmission alors que la mère avait une charge virale indétectable. En Suisse, on autorise l’allaitement si la mère le souhaite et si les conditions sont réunies (CV indétectable suivie mensuellement notamment). En résumé : le risque est très faible, mais non nul. Quel seuil est considéré comme acceptable ? On a besoin de plus de données sur la transmission par l’allaitement. Il faut garantir au maximum la sécurité, mais ne pas pénaliser les mères vivant avec le VIH par défaut ou par excès (inertie médicale).

Ma vie a changé, je ne pense plus au VIH

Après un tour d’horizon des traitements injectables par la Pre Christine Katlama (AP-HP Pitié-Salpêtrière, Paris) et la Dre Laurence Slama (infectiologue à l’Hôpital Hôtel-Dieu, AP-HP, Paris), la parole était donnée à deux personnes vivant avec le VIH qui ont tenu à témoigner de l’impact du traitement injectable sur leur vie quotidienne. Marie-Pierre, bénévole au Comité des Familles, et Sébastien ont tous les deux commencé une bithérapie à base de deux molécules le cabotegravir (Vocabria - laboratoire ViiV Healthcare) et la rilpivirine (Rekambys - laboratoire Janssen). La bithérapie est injectée tous les deux mois (une injection intramusculaire dans chaque fesse). Pour Marie-Pierre, qui vit avec le VIH depuis les années 80, ce traitement est une révolution : « Ma vie a changé. J’ai le  moral. Je fais du sport. Tout a changé, je ne pense plus au VIH tous les matins. Je pense à mes copines du Comité qui doivent se cacher pour prendre leur traitement, elles sont toutes partantes pour faire les injections ». De son côté, Sébastien qui a été diagnostiqué séropositif il y a deux ans, explique l’angoisse qu’il ressentait à l’idée d’oublier un comprimé : « Je me disais parfois, tu l’as pris ou tu l’as pas pris ? Et là, le stress commençait ». Quand le jeune homme entend parler de l’arrivée des traitements injectables, il demande à son infectiologue de pouvoir les commencer dès que possible. Sébastien témoigne avec beaucoup d’enthousiasme de cette innovation : « Je n’ai pas l’impression d’être malade. Je fais du sport. J’en parle très facilement autour de moi. Je vis bien le VIH. C’est une tranquillité d’esprit de se dire que je n’ai pas à prendre mon traitement tous les matins. Mon compagnon est insulino-dépendant. Il est diabétique et doit se piquer à chaque repas, c’est beaucoup plus lourd au quotidien que ce que je vis », affirme-t-il.

Innovation : le rôle des associations

Mélanie Jaudon, coordinatrice du TRT-5 CHV, explique que l’innovation en santé n’est pas que thérapeutique, mais aussi sociale. Elle s’inscrit dans un système et elle est co-construite avec les personnes concernées. Mélanie Jaudon reprend le parcours du médicament avec trois grandes étapes : la recherche-développement, la commercialisation et la vie réelle du médicament. La coordinatrice du TRT-5 CHV rappelle que le collectif contribue à l’évaluation du médicament par la Haute autorité de santé depuis 2017 et fait partie des plus gros contributeurs-trices. Il ne s’agit pas seulement de savoir si le médicament est plus ou moins efficace, mais aussi quelle est sa place par rapport aux autres produits et dans le parcours de soin. On évalue un produit dans une indication bien précise avec son impact sur la qualité de vie. Mélanie Jaudon cite l’exemple du lenacapavir, une nouvelle molécule qui arrive à un moment où les traitements pour les souches de VIH multi-résistantes sont menacés ; le Trogarzo ayant été retiré du marché pour absence d’accord sur le prix. La coordinatrice ajoute que les associations de patients-es ont également un rôle important dans les recommandations de prise en charge et donne l’exemple de l’allaitement avec un plaidoyer porté par le Comité des Familles.

Prix de l’innovation

Dans une démonstration limpide et brillante, Inès Aloui, chargée de mission Plaidoyer chez AIDES, a posé les enjeux liés au prix de l’innovation. Un prix juste est un prix qui ne compromet pas l’accès aux traitements. Le sofosbuvir (traitement très efficace pour soigner l’hépatite C) a représenté un tournant en termes de prix juste. Son prix de 41 000 euros en France pour une cure de trois mois n’était pas du tout relié à des critères tels que les coûts de recherche ou de production. Il pouvait être fabriqué pour quelques centaines d’euros en Inde. Comment négocier un prix juste ? La plaideuse explique le parcours de négociation qui débute au CEPS (Comité économique des produits de santé) basé au ministère de la Santé. La fixation du prix des médicaments se fait au regard de l’Objectif national des dépenses de l’Assurance maladie (Ondam), mais Inès Alaoui déplore une réelle opacité des négociations entre les pouvoirs publics et l’industrie pharmaceutique. En effet, le prix réel payé pour le médicament reste secret, ainsi que les coûts de production, les chaînes d’approvisionnement, et la majorité des investissements publics de recherche et développement. Des flexibilités existent suivant le principe de protection de la santé publique. Mais les démarches sont longues et coûteuses. De plus, les industriels déploient des stratégies de brevetage pour se protéger des risques en matière de droit de la propriété intellectuelle. La plaideuse cite le cas bien connu du Descovy. En 2016, alors que le brevet du Truvada approche de sa fin, le laboratoire Gilead tente de commercialiser une nouvelle version du médicament en Prep sous le nom Descovy, une façon pour le laboratoire de contrer la prescription des génériques du Truvada. Selon Gilead, le Descovy serait mieux toléré que le Truvada et justifierait son prix bien supérieur au Truvada. En France, le Descovy en Prep était officiellement autorisé à la vente depuis 2016, mais n’a jamais été commercialisé, faute d’accord sur son prix entre le labo et le CEPS. Le laboratoire prétendait à un prix trop élevé selon les autorités sanitaires françaises. Inès Aloui termine sa présentation sur la nécessité de transparence comme condition de négociations justes pour éviter des dérives éthiques et des monopoles abusifs. L’approche par le prix est une approche globale pour l’accès. Les nouveaux défis sont à la fois l’accès à des molécules anciennes peu chères et essentielles et l’accès à des traitements innovants, chers dont le nombre ne cesse d’augmenter.

Innovations pour tous-tes ?

Hugues Fischer, militant chez Act Up-Paris et membre du TRT-5 CHV, a conclu cette journée riche avec une réflexion intéressante sur l’accès à l’innovation dans la vie réelle. La Prep en est l’exemple le plus significatif. Cet outil de prévention très efficace est remboursé à 100 % en France, mais son accès reste très limité aux HSH qui vivent dans les grandes villes. En quarante ans, les progrès dans la prévention et la prise en charge du VIH et des hépatites ont été formidables. Une personne vivant avec le VIH dépistée tôt et traitée rapidement peut vivre aussi longtemps qu’une personne séronégative. La Prep réduit considérablement le nombre de nouvelles infections à VIH dans les pays et villes où elle est bien déployée. L’hépatite C peut être guérie en trois mois. Mais quid des déserts médicaux ? Quid des pays à faibles et moyens revenus qui n’ont pas accès aux innovations thérapeutiques ? Aux États-Unis, la Prep injectable tous les deux mois est autorisée depuis décembre 2021 mais son prix exorbitant, 22 200 dollars par an et par personne, soit 3 700 dollars la dose, le rend inaccessible pour les personnes qui n’ont pas une bonne assurance santé privée. Comment rendre l’innovation accessible à tout le monde ? Pour Hugues Fischer, c’est « un travail infiniment plus difficile que d’obtenir des résultats de recherche ».

 

Qu’est-ce que le TRT-5 CHV ?
En 1992, dans un contexte d’urgence médicale et au pire moment de l’épidémie de VIH/sida, cinq associations françaises de lutte contre le sida fondent le collectif TRT-5 dans le but de se doter d’un outil commun sur les questions thérapeutiques et de recherche clinique. Le sigle « TRT » signifie « Traitements et Recherche Thérapeutique » et le chiffre 5 le nombre d'associations membres à sa création (Actions Traitements, Act Up-Paris, AIDES, Arcat et Sida Info Service). Cette initiative répond alors à un besoin d’informer, former, mobiliser et rassembler les personnes vivant avec le VIH (PVVIH) autour d’un socle commun de revendications sur les questions thérapeutiques afin de faire bloc face aux pouvoirs publics et à l’industrie du médicament. En 2019, le TRT-5 fusionne avec le Collectif Hépatites Virales (CHV), lui-même créé en 2000, qui, ensemble, deviennent le TRT-5 CHV. Aujourd’hui, le collectif est composé de 14 associations qui œuvrent au plus près des personnes vivant avec ou exposées au VIH ou à une hépatite. « Dans le contexte actuel de crise qui voit l’émergence de nouvelles épidémies et la tension de plus en plus forte sur l’accès aux médicaments, le rôle du collectif continuera d’être déterminant dans le futur : prix du médicament et pénuries, tournant numérique et exploitation des données de santé, ou encore amélioration et simplification du parcours de soin constituent autant d’enjeux majeurs sur lesquels le TRT-5 CHV entend plus que jamais se mobiliser », écrit le collectif dans un communiqué le 26 septembre. Et le TRT-5 CHV d’ajouter : « Cet anniversaire, nous aurions préféré ne pas avoir à le fêter. Nous aurions aimé vous dire qu’on en avait terminé avec les épidémies de VIH et d’hépatites, et, en ce jour, nous pensons surtout aux millions de personnes qui depuis 40 ans sont décédées des suites de la maladie. Mais cet anniversaire, c’est également celui de 30 années de combats et de victoires sur l’épidémie. Et nous sommes fiers-ères de cette histoire collective ».