L’affaire Bellicistivir, épisode 2

Publié par jfl-seronet le 09.08.2016
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Culturefiction

Dans l’épisode précédent… Un grand laboratoire pharmaceutique Medicor a lancé un traitement révolutionnaire contre le VHC : le Bellicistivir. Son prix exorbitant suscite la polémique, bouscule les pouvoirs publics et mobilise les militants de l’accès aux soins. Ces derniers organisent au ministère de la Santé une grande conférence. Un des militants, Ranji, y est agressé et laissé pour mort.

Paris, Ministère de la Santé

Des papiers jonchent le sol de l’ascenseur. Des notes en anglais pour un discours, des pages de chiffres, des graphiques annotés et quelques photos. Sur l’une d’elles, un homme en costume, strict, cheveux blancs en brosse aux côtés de plusieurs médecins en blouse blanche. Certains documents sont tachés de sang.
Le dossier de Ranji a été détruit… moins que son visage !

- Surtout ne pas crier, ni s’affoler. Ne rien faire qui puisse attirer les photographes, se répète Jeanne dans sa tête.
Heureusement, la nuée d’appareils photos poursuit le ministre dans un flot de crépitements. Jean-Philippe Méribel se presse vers la salle Laroque. Jeanne se jette près du corps de Ranji, reproduisant les gestes qu’elle a si souvent faits sur les terrains d’action qu’elle a connus lorsqu’elle pratiquait comme médecin pour Terres d’urgence. Elle l’ausculte rapidement, regarde les plaies sur son visage, prend son pouls. Il bat. Ranji est bien amoché, mais vivant. Jeanne prend son téléphone, un peu de sang macule ses doigts.
- Myriam ! C’est la merde, lâche-t-elle d’une voix tendue. Ranji vient d’être agressé. Je ne crois pas qu’il pourra intervenir. Je ne comprends pas ce qui s’est passé. Je reste avec lui. J’appelle les secours… Explique la situation à De Pernintian et commencez la réunion. Je vous rejoins dès que possible.

Paris, ministère de la Santé, salle Laroque

Jean-Philippe Méribel fait son entrée, Gaspard Dantzig, son directeur de cabinet, dans sa roue. Le ministre gagne la tribune, puis jette un œil sur l’assistance. Cela le rassure avant chaque intervention. Son regard passe en revue chaque rangée de la salle et se fige. Il a reconnu l’homme, celui au costume bien taillé, la silhouette altière aux cheveux blancs en brosse, la moue cynique dont son visage ne se départit jamais. Celui du ministre est blanc désormais, marmoréen. Seuls, d’intempestifs battements de cils trahissent la tension qui l’habite.
- Merde, mais qu’est-ce que cette enflure fait ici ? J’ai pourtant donné des consignes strictes pour ne plus l’avoir dans les pattes.
Au premier rang, à quelques mètres, face au ministre, Gaspard Dantzig a compris qu’il y avait un problème. Bien sûr, le ministre est un peu neuf sur certains dossiers, se mélange dans les chiffres, oublie le nom de certains de ses collaborateurs, donne l’impression de craindre davantage les activistes des ONG de santé que les syndicalistes agricoles, semble un peu largué parfois, mais là… ce visage, cette tension. Ce n’est pas normal. Dantzig se retourne et cherche dans la salle le point que le ministre fixe du regard. Rien. Lorsqu’il observe de nouveau le ministre, ce dernier s’est plongé dans les pages de son discours.
A quelques rangs de la tribune, un portable sonne. L’homme au costume bien taillé s’en saisit. Il quitte sa place, se dirige vers un coin calme, au fond de la salle, et décroche.
- C’est Muller… monsieur. C’est fait. Le gêneur a un empêchement. Vous devriez être tranquille un moment.
- Un moment ! Je croyais que ce serait une solution plus définitive, répond-il d’une voix irritée.
- Tabassage, on avait parlé d’un simple tabassage pas d’une exécution, rétorque sèchement Muller.
- Bien sûr, excusez-moi… Je suis nerveux en ce moment. Je veux être certain que cette journée va se dérouler sans accroc. J’ai assez de soucis avec l’équipe de Méribel, sans m’ajouter des problèmes supplémentaires avec Medicor.

Paris, locaux de Medicor

Noir sur blanc. Le montant est bien écrit. Alain Porte, responsable au service réglementaire du laboratoire, s'étonne devant le contrat qu'on vient de lui donner à relire.
- C'est quoi ce contrat à 100 000 euros avec Mougenot-Pierré ? s'exclame t'il.
Incrédule, il appelle Rémy Duparc-Dulong, le responsable marketing.
- Rémy… Tu es au courant pour le contrat du professeur Olivier Mougenot-Pierré ? De quoi s'agit-il ?
- Ne t’inquiète pas. Tout est en ordre. Il est notre consultant attitré.
- Vous réalisez que c'est plus que le double du salaire annuel de la plupart de nos employés ici ? C'est davantage que son propre salaire de professeur à l'hôpital ! En somme, c’est notre employé quoi !
- Ecoute Alain, Mougenot-Pierré n'est peut-être pas très apprécié de ses pairs, mais c'est lui qui fait la pluie et le beau temps pour les recommandations nationales. Il a eu un rôle déterminant à la HAS et nous a débloqué bien des situations… On ne peut pas se passer de son appui et nous sommes bien contents que sa femme ait encore ses entrées à l’Agence européenne du médicament. On ne peut plus les envoyer en croisière à Saint-Barth’ avec leurs gosses comme avant… alors il faut ce qu'il faut ! Mais tu sais, il bosse vraiment pour nous. Son contrat est réglo, y'a un vrai boulot derrière...

Paris, ministère de la Santé, salle Laroque

Encore sous le choc, Myriam chuchote à l'oreille d’Oscar de Pernintian.
- Ranji a été agressé, ici, au ministère. C’est une folie. Personne ne comprend ce qui s’est passé. Il ne pourra pas nous rejoindre. Je peux vous laisser gérer ? Votre collègue Mougenot-Pierré a appris la nouvelle, il s’est proposé de le remplacer en tribune. Evidemment, ce ne sera pas la même chose, mais c’est sans doute mieux qu’un siège vide…
- Ne vous inquiétez pas Myriam, je m'occupe de tout. L'organisation est remarquable, vous pouvez compter sur moi. Comment va Ranji ?
- On ne sait pas trop... On l'a retrouvé inconscient dans l'ascenseur. Je dois prévenir son association à Bombay. Jeanne est partie avec lui à l’hôpital de la Pitiè-Salpêtrière. Il est actuellement sous observation. Aux dernières nouvelles, il n'avait pas repris connaissance.
- Dites moi si je peux être d'une aide quelconque. Je passerai le voir après la conférence. En attendant, pouvez-vous dire à Mougenot-Pierré de nous rejoindre ?
Oscar de Pernintian se lève. Il se dirige vers le pupitre et prend alors énergiquement le micro.
- Mesdames et Messieurs, un de nos intervenants, monsieur Ranji Maduraï, étant dans l’impossibilité de se joindre à nous, je propose de commencer dès maintenant notre table ronde sur la prise en charge du VHC. Le Bellicistivir est une vraie révolution pour nos malades et nous, médecins, devons pouvoir en donner au plus grand nombre.
- Ça commence bien ! chuchote le ministre à son voisin de tribune en grinçant des dents. Où pense-t-il qu'on va trouver l'argent ?
A ses côtés, le professeur Mougenot-Pierré esquisse un sourire compatissant.
Deux rangs plus loin, Amandine Courtois se frotte les mains : "Ah, je sens qu'il va être bon ce de Pernintian !" Son téléphone vibre, elle regarde machinalement : "Flash-Actu Santé : Des militants et médecins annoncent la création d’un "Dallas buyers club" (1) pour les nouveaux traitements anti-VHC".
- Merde, lâche-t-elle. Le visage blême, elle cherche du regard Michel Boisrenault. Le directeur de Medicor France écoute d’une oreille le discours d’Oscar de Pernintian tout en consultant discrètement son portable branché sur Grind’r.
Sur l'estrade, Oscar de Pernintian achève son discours d’un retentissant : "Nous sommes médecins, pas comptables !"
Des applaudissements fusent dans la salle. Méribel lâche une fugace grimace puis se dirige vers le pupitre.

Paris, Hôpital de la Pitié Salpêtrière

- A-t-il repris connaissance ? demande Jeanne à une infirmière.
- Oui, mais son état reste critique. Il souffre encore trop pour pouvoir parler. On lui a juste autorisé une visite.
Un jeune homme sort de la chambre de Ranji, effondré. Jeanne s’approche de lui.
- Vous êtes un ami de Ranji ?
- Oui.
- Je suis navrée de ce qui lui est arrivé…
- On m’a dit que vous l’aviez accompagné ici. C’est très gentil de votre part. C’est toujours la même chose avec Ranji. Il fonce tête baissée. Il n’est pas assez prudent. Il était heureux de venir s’exprimer dans ce colloque. Il comptait révéler des informations importantes. Récemment, il a fait des trouvailles surprenantes. Cela devait être du sérieux car il m’a dit avoir reçu des menaces avant son départ pour Paris.
Un peu à l’écart dans le couloir de l’hôpital, un homme écoute la conversation.

Paris, ministère de la Santé, salle Laroque

- Monsieur, C’est Muller. Je l’ai retrouvé. Il a repris connaissance, mais il ne peut pas parler. J’ai surpris une conversation à l’hôpital où il se trouve. Que dois-je faire ?
- Laissez-moi y réfléchir… je veux voir ce qui se passe au colloque. Mon cheval de Troie va bientôt intervenir. Je vous rappelle après. Pour le moment, restez discret et ne bougez pas.

Londres, siège de Medicor, bureau d’Anton Chang- Lerner

- Monsieur ! Navrée de vous déranger de nouveau, mais j’ai encore le ministre de la Santé marocain en ligne. Il insiste pour vous parler.
- Il va encore m’emmerder pour que nous mettions son pays sur la liste de ceux qui auront accès à la version générique du Bellicistivir. C’est incroyable, ils le veulent tous sans casser leur tirelire. Comment croient-ils qu’on puisse faire des affaires dans ces conditions.
- Je comprends… mais qu’est-ce que je lui réponds ?
D’une main nerveuse aux ongles impeccablement manucurés, Anton Chang-Lerner tapote la surface de son bureau.
- Bon passez-le moi. Dites-moi, il parle anglais déjà…, lâche-t-il, condescendant.

Paris, ministère de la Santé, salle Laroque

Jean-Philippe Méribel se rassoit. Son discours n’a pas déclenché les applaudissements nourris qu’il espérait. Gaspard Dantizg est, lui, manifestement soulagé. Personne n’a traité le ministre d’assassin. C’est toujours ça de pris !
A la tribune, Oscar de Pernintian demande à son collègue Mougenot-Pierré de rejoindre le pupitre. Le professeur rassemble quelques papiers et s’approche. Dans le fond de la salle, l’homme au costume bien taillé l’observe, impassible. Le professeur démarre. Dans le fond de la salle, une femme, la cinquantaine, s’est levée. Elle remonte lentement la travée en direction de la tribune. Personne ne lui prête attention. Dommage, car d’une des manches de son grand manteau sombre dépasse, brillante, la lame acérée d’un cutter…

A suivre...

(1) Au début de l’épidémie, en 1985, des personnes vivant avec le VIH aux Etats-Unis décident en toute illégalité de créer un club, le "Dallas buyers club", permettant à des malades d’acheter des médicaments anti-VIH fabriqués à l’étranger et que les autorités de santé américaines refusent d’approuver et d’importer. Ce système parallèle d’accès aux traitements (douze clubs seront ainsi créés) va permettre à des malades de rester en vie, bien plus longtemps que les prévisions que leurs médecins leur avaient faites.