L’affaire Bellicistivir, épisode 3

Publié par Mathieu Brancourt le 16.08.2016
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Culturefiction

Dans l’épisode précédent, les affaires se corsent depuis l’agression de Ranji, un militant indien pour l’accès aux traitements. Le colloque organisé à Paris sur le prix du Bellicistivir, traitement phare du VHC, connaît des difficultés. Un de ses orateurs, le professeur Olivier Mougenot-Pierré, un des grands pontes des hépatites en France est même sous le coup d’une menace de mort.

Paris, parvis du ministère de la Santé

Devant le bâtiment de verre, une nuée de journalistes de chaînes d’infos en continu du monde entier reviennent en direct sur une conférence de presse qui a fait couler beaucoup d’encre et de sang. Rivés à leur micro, face caméra, ils répètent en boucle les derniers événements. "C’est une scène incroyable qui s’est produite. Alors que nous assistions aux différentes interventions concernant la polémique sur le prix d’un médicament révolutionnaire contre l’hépatite C, le Balicistivir, une femme a tenté de poignarder un des médecins qui s’exprimaient sur scène. Elle a été rattrapée in extremis par le service d’ordre du ministre Meribel, également présent dans la salle. Le professeur Olivier Mougenot-Pierré, visé par la déséquilibrée, n’est blessé que très légèrement. Nous avons discuté avec des personnes présentes ; une d’entre elles nous raconte, en exclusivité pour Bol-TV, qu’un activiste indien a lui aussi été agressé juste avant qu’il ne prenne la parole. Deux actes qui interrogent, qui frappent, sur ce que peut cacher cette polémique et les intérêts en présence. Le Bolécistigir coûte très cher, mais il est très efficace, pour soigner des malades de l’hépatite C, notamment transmise chez les toxicomanes. Pourquoi cette femme a-t-elle agressé un médecin, pourquoi celui-ci et pas un autre ? Nous restons sur place pour en savoir un peu plus et répondre à ces questions. Ludivine de Mouffetard pour Bol-TV".

La journaliste achève sa phrase, exagérément solennelle, en fixant la caméra face à elle. Puis rend l’antenne à ses confrères en plateau au siège de sa chaîne, à Boulogne. D’une voix beaucoup plus naturelle, elle demande à son caméraman d’aller lui chercher un café dans la voiture technique, garée non-loin de l’esplanade pavée qui jouxte l’entrée du ministère. Soudain, alors qu’elle regarde son collègue s’éloigner d’un pas lourd, Ludivine voit le monde s’agiter autour d’elle. Une journaliste la frôle, courant vers l’entrée. Commençant à prêter attention, elle fixe sa consœur qui galope vers l’immeuble quand celle-ci se retourne et hurle :

- Le ministre ! Il sort ! Thomas, vite la cam’, fonce !

L’agitation se transforme en cohue. Ludivine est coincée. Sans caméraman, sans micro, elle est condamnée à assister aux déclarations de Jean-Philippe Meribel en spectatrice.
- Et merde…

Mais, c’est sans compter sur la rigueur d’un service de sécurité sur les dents et d’un ministre blême et boursouflé par la peur et la colère.
- Pas de commentaire, vocifère-t-il en poussant micros, caméras et carnets de note sur le chemin qui le mène à sa berline. En un instant, il disparaît sur le boulevard.

Au même moment, à l’intérieur du ministère de la Santé

Myriam est assise sur un rebord de l’estrade qui, il y a moins d’une heure, devait être la scène du combat pour l’accès à un médicament. Son combat. Elle jette un regard sur le pupitre, qui porte une éclaboussure de sang. Personne ne la remarque, personne ne lui demande si elle va bien. Elle vient de voir la caisse de résonnance de ses revendications devenir un gros fait divers. Elle est triste, seule et désespérée. Elle attend un coup de fil de Jeanne, pour avoir des nouvelles de Ranji. Pour passer le temps, elle s’abrutit volontairement en regardant Bol-TV, comme pour entendre de la bouche d’un autre que cela ne vient pas vraiment de se produire. C’est tout le contraire qui se passe. Elle tombe sur la énième rediffusion du direct de Ludivine de Mouffetard. A la fin du flot de paroles à débit de mitraillette, Myriam lâche, pour elle-même : "Toxicomanes, faux noms de médocs… allons bon… Avant de faire du sensass, faudrait peut-être qu’elle apprenne le nom correct du médicament dont elle parle. Au moins elle évoque Ranji…

Son téléphone sonne. C’est Jeanne depuis la Pitié-Salpêtrière. Elle lui dit de venir. Elle est au chevet de Ranji. Son état se détériore. Mais son ami lui a fait des révélations stupéfiantes. Et à la lecture des notes ensanglantées du militant indien, plus de doute : on voulait faire taire Ranji.
- J’arrive ! Abasourdie, mais lucide, elle récupère ses dossiers, attrape son ordinateur et traverse en courant la salle Laroque.
Dehors, elle contourne les journalistes et se jette dans un taxi. Dans ses yeux, des larmes en suspension. De tristesse, de rage. Elle veut savoir. Elle va savoir.

Paris, dans les locaux de Medicor France

Amandine Courtois attend, livide, dans le bureau du directeur. Michel Boisrenault est en conciliabule avec le siège londonien, dans la salle de conférence. Au loin, elle entend les hurlements de Chang-Lerner. Visiblement peu peiné par les événements, il fulmine contre la nouvelle du Buyers club imaginé par les activistes français, en rétorsion contre le prix du médicament. Elle sait que la prochaine salve sera pour elle. Elle aurait du savoir. Après tout, Jeanne et elle ont été proches. Elle aurait pu en jouer pour anticiper. Elle va se faire virer.

Faisant les cent pas, elle se retrouve derrière l’immense bureau en bois noble du directeur. Sur l’écran, une vidéo sur pause. Plusieurs hommes glabres et musclés, dans des positions improbables, se pelotent dans le plus simple appareil. Elle saisit la souris, ferme la fenêtre web. Il fait bien ce qu’il veut, mais c’est vraiment pas le moment pour le porno, se dit elle. Ses yeux glissent vers le coupe-papier en platine posé sur un dossier gris. Dessus, elle lit avec surprise "Honoraires professeur MP". Confidentiel, ce dossier l’est sûrement. Mais après les événements, elle n’a plus rien à perdre. Elle vérifie que la double porte est bien fermée, puis plonge dans le dossier. Ses yeux balayent à vitesse grand V les lignes noires. En moins d’une minute, elle en sait bien plus qu’elle ne devrait, bien plus qu’elle ne pouvait l’imaginer. 100 000 euros. Cela explique la bienveillance du professeur à l’égard de Medicor. Le contrat est officiel, mais elle sait que c’est comme un pot de vin. Son laboratoire a acheté les services d’un médecin pour s’assurer que les profits seront maximum. Et qu’aucun obstacle ne se mettra sur la route de la fixation d’un prix démentiel pour le Bellicistivir. Amandine n’est pas naïve sur les intérêts des laboratoires, mais elle est écœurée de voir à quel point il est facile de tirer les ficelles pour contourner les règles. Elle sort son téléphone. Elle compose un numéro qu’elle n’a pas utilisé depuis longtemps. Après trois sonneries, une voix blanche mais sèche lui répond.
- Bonsoir Amandine. Je suis à l’hôpital là, assez occupée. Qu’est ce que tu veux ?
Amandine réalise qu’il ne subsiste plus rien de l’amitié nouée il y a quelques années. Leurs routes se sont éloignées, définitivement. Mais elle lui doit son honnêteté.
- J’ai fait une découverte à Medicor.
- Que vous êtes cupides sur le dos des malades, rétorque Jeanne.
- Je n’appelle pas pour régler nos comptes. J’ai découvert que Medicor avait payé le Professeur Mougenot-Pierré pour avoir les faveurs des autorités de santé et ainsi vendre au prix fort le médicament. Le contrat est légal, mais dissimulé.
Jeanne accuse le coup. Elle s’en veut d’avoir été si cassante, mais elle ne pouvait pas deviner. Elle commence à bafouiller des remerciements à son ancienne amie quand celle-ci l’interrompt :
- Je peux pas rester. Ne me rappelle pas. Je voulais juste que tu saches. Fais ce que tu as à faire.
Amandine raccroche. A peine a-t-elle le temps de ranger son téléphone qu’une voix pâteuse s’élève.
- Alors, on fait sa curieuse, Courtois ?
Elle sursaute. Elle n’a pas entendu Rémy Duparc-Dulong, le libidineux directeur du marketing, entrer dans le bureau. Elle réalise qu’elle est toujours à coté de l’écran, le dossier gris dans une main. Elle décide de jouer cartes sur table.
- Tu as signé un contrat à six chiffres pour soudoyer un médecin influent ?
- Ben alors, on réalise qu’on n’est pas au pays des Bisounours et qu’il y a un prix à payer pour avoir ce que l’on veut ? Si tu avais bien fait ton travail, on aurait pu éviter cela. Tu n’as pas été foutue de gérer ces anarchistes qui veulent que la pilule magique soit gratuite.
- Je travaille peut-être pour Medicor, mais je ne suis pas prête à accepter de telles méthodes, Rémy !
- Tu as fouiné, c’est trop tard. Et on est dans le même bateau, Amandine. Maintenant tu la fermes et tu attends le patron. Il va être ravi d’apprendre que tu es dans la confidence. Et tu vas faire quoi, appeler ta copine hippie Jeanne ? Elle doit être avec l’intervenant fantôme Ranji, c’est ça ?

A la prononciation du prénom, le sourire carnassier de Rémy l’a fait tressaillir d’effroi. Elle réalise l’horreur. Ranji n’a pas été agressé au hasard, et Medicor a aussi quelque chose à voir là dedans. Soudain, la double porte s’ouvre à nouveau. Michel Boisrenault entre et file derrière son bureau. Il semble contrarié en regardant son ordinateur. Derrière lui, un homme qu’Amandine ne connaît pas. Il porte un costume strict, et une coupe en brosse.

A suivre...