"L’affaire des 11 de Kaolack" : des militants analysent cet acte homophobe

Publié par jfl-seronet le 10.01.2016
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Mondehomophobie

Edifiant, désespérant est le passage en revue des articles de certains médias et sites d’infos consacrés à "l’affaire des 11 de Kaolack". Dans la plupart, on trouve des sous-entendus, des insultes, des approximations, des informations manifestement non vérifiées, mais quasiment pas d’analyses sur ce qui est réellement en jeu. Heureusement, des militants des droits humains développent leurs analyses.

Entre la publication de photomontages pour renforcer le sensationnalisme de certains articles et le fait que des médias se considèrent comme des auxiliaires de police, il est difficile d’être correctement informé sur "l’affaire des 11 de Kaolack". De plus, la plupart des articles consultés affichent une hostilité homophobe évidente.

""Elles", pardon, ils sont désormais libres de tout mouvement", commence ainsi un article du site "7Infos" (29 décembre 2015) relatant la libération des 11 personnes. Le journaliste semble se désoler de cette libération, sans jamais se poser la question du bien fondé de cette décision de justice. Très rares sont les articles qui s’efforcent de rendre compte objectivement des faits. Certains articles citent les métiers des 11 personnes à défaut de ne pouvoir divulguer leur identité, d’autres évoquent la saisie, non confirmée par les autorités, d’une robe de mariée ou d’une alliance, etc. Certains expliquent que la police avait infiltré le groupe d’amis. "Pour mieux les avoir à l’œil, on a usé de la méthode d’infiltration. Et, un jeune a été préparé, à cet effet, pour intégrer le réseau", expliquait ainsi un policier, cité par le site seneweb.com (29 décembre). Précisons au passage qu’il ne s’agissait pas d’une cellule terroriste, mais d’un groupe d’amis réunis pour un anniversaire !

Le plus souvent, les médias (principalement sénégalais) se montrent compréhensifs envers les habitants de Kaolack qui espéraient une condamnation et déçus de ne pas l’avoir eue. "Toutefois, depuis que la nouvelle est tombée, la plupart des personnes qui s'attendaient à des sanctions sévères ont été toutes déçues, comme s'ils avaient reçu un coup de massue en pleine tête", écrit ainsi Abdoulaye Fall, dans "Sud Quotidien", le 30 décembre. "Les Kaolackois tenaient à faire leur fête à ces 11 présumés homosexuels qui ont eu le toupet de s’adonner à leur déviance la veille du jour du Gamou (célébration de la naissance du Prophète", ose le "journaliste" Dié Ba dans un article sur le site kaolackois.com.

Les médias, relais de l’homophobie

Ces mêmes médias servent aussi de relais aux points de vue homophobes de responsables associatifs et/ou leaders religieux. La parole est beaucoup donnée à l’organisation non gouvernementale Jamra. Son président est l’Imam Massamba Diop. Cité par le site rewmi.com, il expliquait (fin décembre 2015) : "Ce que nous demandons, aujourd’hui, c’est l’application de la loi dans toute sa rigueur. Il faut que ces personnes soient condamnées afin de servir d’exemple à d’autres. Cette fois-ci, nous voulons que les juges se montrent très fermes". L’ONG Jamra défend une répression homophobe légitimiste. Elle s’en explique d’ailleurs longuement sur le site "senxibar.com" (30 décembre 2015). Jamra rappelle qu’il y a deux ans, elle avait "lancé des messages d’apaisement lorsqu’un homosexuel, qui avait été enterré dans un cimetière, avait déclenché la furie des populations de cette localité. Son corps avait été même déterré et trainé sur plusieurs mètres. Alors il faut toujours éviter qu’il y ait ce genre de radicalisation. Il faut éviter de pousser les populations à  faire justice elles-mêmes. Quand il y a des preuves et que nous avons une loi que le Sénégal s’est souverainement dotée, il faut appliquer cette loi".

Le 4 janvier 2016, un article de "Dakarbuzz" explique que la pression homophobe reste très forte puisque le préfet local a du interdire une manifestation anti-gay. Peu soucieux d’apaisement, le Rassemblement islamique du Sénégal, section Kaolack, souhaitait, en effet, "organiser un symposium pour dénoncer la libération de 11 homosexuels". Le préfet a vu le danger d’une telle initiative et interdit la manifestation.

Les militants analysent

Aucun des articles consultés ne propose la moindre analyse de ce qui s’est passé. Sur une base manifestement mensongère — la tenue d’un supposé mariage homosexuel dans une école —, 11 personnes ont été arrêtées, détenues plusieurs jours, brutalisées et même torturées, avant d’être relâchées. Elles ont failli être lynchées par des manifestants dont la haine homophobe avait été attisée par des responsables religieux et certains médias. Deux militants africains des droits humains ont tenté d’analyser ce qui c’était passé avec cette affaire et ce qui est en jeu. Pour Lucas (1), cette nouvelle affaire est, comme d’autres concernant l’homosexualité, largement récupérée par des franges radicales de la population dont des organisations non gouvernementales, à l’instar de Jamra. "Leur principal argument est de dénoncer le prétendu paradoxe d’un Etat qui incarcérerait les imams et libérerait les "goordjiguenes" — le terme wolof, littéralement "homme-femme" pour qualifier les homosexuels. Ces organisations savent pourtant parfaitement que le délit "d'acte contre nature" ne peut être établi qu’au moyen d’un flagrant délit. Or aucun acte sexuel n'était en cours lors de l'intervention policière à Kaolack", explique Lucas. "Cette affaire des 11 fournit à certaines franges extrêmes l'occasion de faire pression sur le gouvernement sénégalais en travestissant volontairement les faits", conclut-il.

"Contrairement à ce qui a été maintes fois avancé par la presse, la libération des 11 de Kaolack n’est pas le fruit de pressions. Le droit a simplement été dit", explique Seydou (1), un militant qui a publié son analyse de l’affaire sur son blog. "Le délit d’acte contre nature ne peut être établi que s’il y a flagrant délit. Or les faits sont têtus et constants : les 11 hommes de Kaolack n’ont pas été surpris en train de commettre "un acte impudique ou contre nature avec une personne" du même sexe (…) Pas de flagrant délit, pas d’acte contre nature ! C’est donc manquer de respect à la justice que de l’accuser d’avoir subi des pressions politiques ou pire, des pressions internationales" avant de choisir de relâcher ces 11 personnes. Dans son texte, le militant revient aussi sur des points de la doctrine religieuse (Islam, catholicisme) relative à l’homosexualité, sur ce que le code de la famille sénégalais dit du mariage, et sur le procès en propagande conduit contre les défenseurs des unions de couples de même sexe. "De nombreux médias affirment qu’il y a une propagande pour faire accepter les unions contre nature. La question est : peut-on parler de propagande lorsque des personnes se retrouvent dans un lieu privé ? Combien de soirées entre filles ou entre garçons sont organisées chaque week-end dans toutes les villes du Sénégal ? Pourquoi dans celle-ci certains tiennent à porter des accusations qu’ils ne sont pas capables de prouver ?", demande le militant. Et Seydou de conclure : "Est-ce pertinent de persécuter des personnes qui étaient insérées socialement, de les pousser à la fuite, d’inciter la haine des populations à leur endroit, de détruire des liens familiaux en refusant de regarder les faits ?"

Lire le blog de Senegalais, une des victimes, et retrouver la revue de presse associée.

(1) Pour des raisons de sécurité, le prénom a été modifié.

Remerciements à Emmanuel Cook (AIDES) et au réseau Africagay contre le sida.