Le charme maudit de l'hétérogénéité

Publié par Fabien Sordet le 20.12.2016
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InitiativeRecherche scientifiqueIwhod 2016

L'Iwhod (International workshop on HIV observational databases) est un ovni, un moment à part dans le monde de la recherche scientifique sur le VIH, un lieu fermé où durant trois jours, près de deux cents scientifiques (médecins, méthodologistes, statisticiens, etc.), d’un peu partout dans le monde, confrontent leurs idées, pour améliorer l'analyse des données dites "de vraie vie". La 20e édition s’est déroulée du 7 au 9 avril dernier à Budapest.

Reprenons au début : dans un essai clinique, les personnes incluses sont "triées sur le volet", de façon à avoir des caractéristiques de départ les plus homogènes possibles. Ainsi, par exemple, si on analyse deux groupes, l'un prenant un traitement A, l'autre un traitement B, seul le facteur "traitement" différera ; tous les autres paramètres étant similaires dans les deux groupes. On pourra donc analyser plus aisément la différence entre A et B (efficacité, effet indésirables, etc.). Dans "la vraie vie", rien de tel... Toutes ces différences qui font le  charme de notre monde, font s'arracher leurs cheveux aux méthodologistes !

Quelques exemples pour mieux comprendre

Des données récentes, issues d'observations dans le monde réel (analyse de cohortes de patients) montrent que l'espérance de vie des personnes vivant avec le VIH a sensiblement augmenté depuis quinze ans, mais demeure inférieure à celle de la population générale. Mais que veut dire "population générale ?" Comment interpréter ces résultats, sachant qu'outre le VIH, les personnes séropositives, fument globalement davantage, consomment davantage d'alcool, ont plus de relations sexuelles et d'infections sexuellement transmissibles (notamment les gays) ? Ainsi, comment savoir si cette espérance de vie qui demeure légèrement moindre que "dans la population générale" est liée au VIH ou bien à un ensemble d’autres facteurs ? Bonnes questions !

Autre casse-tête pour nos amis méthodologistes

Les recommandations d'experts encouragent à traiter toutes les personnes diagnostiquées séropositives pour le VIH, quel que soit le nombre de CD4/mm3. Sachant, qu'une fois efficacement traité, on ne transmet plus le virus, l'idée est de casser l'épidémie en empêchant de nouvelles transmissions. Quasi parallèlement, se met en place la PrEP (traitement préexposition), dont l'objectif est aussi d’agir sur l'épidémie en empêchant de nouvelles infections. Mais alors comment savoir, dans le cas où l'épidémie diminuerait dans les années à venir (ce qui reste à démontrer...), laquelle de ces deux approches, lequel de ces deux facteurs, y contribue le plus ? Mazette, pas simple !

Un dernier exemple pour bien comprendre

Le suivi de personnes traitées par médicaments anti-VIH dans la vie réelle a montré une augmentation des cas de diabète. Faut-il y voir une responsabilité des traitements ? Pas sûr... Car lorsqu’on est traité et qu'on va mieux, on mange plus, on grossit, et la prise de poids est directement corrélée à une augmentation des risques de diabète ! Là encore, l'interprétation n'est pas aisée... Facteurs confondants et biais en tout genre, le monde de la méthodologie scientifique méritait son congrès. Bienvenue à l'Iwhod 2016 ! C'est ici que les scientifiques peuvent soumettre leurs travaux à leurs pairs, en comité restreint et avant présentation dans un grand congrès ou une revue médicale de renom. C'est ici aussi que se prennent certaines décisions majeures. Ainsi, après des années d'analyses de cohortes infructueuses, les experts ont compris que celles-ci ne permettraient jamais de statuer sur "le bon timing" pour commencer un traitement anti-VIH. L'essai clinique Start était né. Il démontrera, lui, de façon formelle, que le bon timing" c'est le plus tôt possible ! C'est ici, enfin, que l'on peut assister, en avant-première, aux grandes annonces de demain. Impossible pour nous de déroger à la règle de cette réunion : les données présentées doivent rester confidentielles à ce stade. On ne peut vous dire qu'une chose : nos chercheurs travaillent dur et l'avenir sera riche de jolies révélations ! Teasing, teasing...

Regards de chercheurs

Interview croisée des docteurs Marina Klein (1), KarineLacombe (2) et Anders Boyd (3) qui ont participé àl’édition 2016 de l'Iwhod.

Quelles sont les grandes caractéristiques de ce congrès ?
Ce n'est pas tout à fait un congrès. On appelle ça un "workshop" (atelier), car c'est plutôt un lieu de travail, entre experts du VIH travaillant sur les problèmes de méthodologie. Au final, on y discute plus de la méthode utilisée pour analyser des données, que des résultats eux-mêmes.

Certains résultats présentés ici sont pourtantvraiment intéressants. C’est étonnant qu'on n'en parle pas davantage ?
C'est le principe. Ces données doivent encore être travaillées, maturées, avant d'être publiées. La confidentialité à ce stade est capitale, car, par définition, les travaux présentés ici ne sont pas encore complètement aboutis. Et puis tous les résultats ne sont pas forcément passionnants en eux-mêmes, car l'important, c'est surtout de réfléchir à la méthode ayant permis de les obtenir. On teste, on cherche, on peaufine une méthodologie dans un contexte qui n'est pas forcément révolutionnaire. L'essentiel ici, c'est avant tout d'affûter nos méthodes d'analyse.

Il y a surtout des analyses de cohortes, desdonnées de "vraie vie", et assez peu d'essaicliniques, pourquoi ?
Parce qu'au final, la méthodologie des essais cliniques est plus simple. Les patients sont sélectionnés selon certains critères prédéfinis, ce qui limite les risques de biais. Dans la vraie vie, il faut composer avec tout ce qui fait notre diversité, et tenter, malgré cela, de faire certaines démonstrations... Ce qui n’est pas toujours facile !

Qui participe à cette réunion ?
Essentiellement des scientifiques, méthodologistes ou biostatisticiens. Certains médecins y participent également, mais ils représentent moins d'un quart des personnes présentes. En effet, même si cette réunion se veut proche des vraies questions qu'on se pose quand on soigne des personnes infectées par le VIH, la méthodologie est une discipline à part entière, complexe, et, au final, assez éloignée du quotidien de nombreux médecins.

Sans dévoiler de secrets, quelles sont les grandes tendances dans les résultats présentés cetteannée ?
Beaucoup de données chez les enfants et les femmes enceintes. Des données sur les cohortes menées en Afrique également. Des informations sur les modalités de la transmission du VIH. dans le contexte d’infections sexuellement transmissibles concomitantes. Mais aussi des études sur l'espérance de vie aujourd'hui, les comorbidités et facteurs de décès maintenant que l'on a des traitements pleinement actifs contre le VIH. Enfin, de plus en plus de données de vraie vie chez les personnes coinfectées VIH et VHC.

En quoi la méthodologie est-elle spécifique de la recherche sur le VIH ?
Elle ne l'est pas ! Mais l'épidémie liée au VIH a permis de lever des fonds considérables qui ont largement contribué à améliorer nos connaissances. Et puis c'est une maladie où les facteurs (marqueurs de suivi virologique, immunologique, traitements, etc.) ont évolué très vite. Et cela continue ! Cela constitue un contexte de réflexion en mouvance permanente où les méthodologistes doivent s'adapter, trouver de nouvelles approches, pour répondre le plus rigoureusement possible à de nouvelles questions. Comme souvent, le VIH, du fait des moyens humains et financiers qui y sont associés, a permis de progresser très vite. Mais les avancées méthodologiques et les discussions qui ont lieu à l'Iwhod ont des répercussions bien au-delà du VIH...

(1) : Division des maladies infectieuses, Faculté de médecine, Université McGill, Montréal.
(2) : Infectiologue, hôpital Saint-Antoine, Paris.
(3) : Institut d’épidémiologie et de santé publique Pierre Louis, Paris.