Le Fonds mondial s’est détourné de son mandat

Publié par Rédacteur-seronet le 29.05.2018
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Interviewfonds mondial

L’action du Fonds mondial, premier acteur de la réponse mondiale contre les épidémies du VIH, du paludisme et de la tuberculose, reste plus que jamais nécessaire. Une réunion de son conseil d’administration s'est tenue mi-mai à Skopje, en Macédoine, pour réfléchir à l’action locale du Fonds mondial, à travers ses antennes que sont les CCM (instance de coordination dans chaque pays). Morgane Ahmar, plaideuse décentralisée au Maroc pour Coalition PLUS, a participé à cette réunion. Elle revient sur les décisions prises, la situation au Venezuela et l’annonce d’Emmanuel Macron d’accueillir la prochaine conférence de reconstitution des fonds du Fonds mondial. En filigrane, les défis pour maintenir le cap de la lutte restent nombreux.

Les CCM, instances nationales de distribution des financements dans les pays éligibles du Fonds mondial, semblent menacés, que ce soit dans leur financement voire leur existence même dans certains pays. Quelle est la situation actuelle ? Et quels sont les pays concernés ?

Morgane Ahmar : Les CCM sont la pierre angulaire de l’implémentation des programmes du Fonds Mondial dans les pays. Ils sont l’interface par laquelle les pays déterminent eux-mêmes leurs stratégies, et, au sein de laquelle, le pouvoir décisionnel est partagé entre instances gouvernementales, société civile et les populations clés. Leur maintien et leur renforcement sont donc un enjeu central. Pourtant, les CCM font face au scepticisme, à cause de la difficulté pour certains d’entre eux d’opérer de manière optimale. Les raisons sont la trop faible implication des populations clés dans les discussions, les politiques de gestion des conflits d’intérêt trop strictes, restreignant la participation de la société civile ou simplement les ressources financières insuffisantes, etc. En outre, certains pays connaissent des situations spécifiques qui ont un impact sur la mise en œuvre des programmes et le fonctionnement des CCM ; c’est le cas des pays dits "en transition" où le Fonds Mondial stoppe graduellement ses investissements, comme l’Algérie ou l’Albanie ou encore des pays qui connaissent des contextes politiques difficiles, comme le Burundi.

Pour soutenir le renforcement des CCM et améliorer leur fonctionnement, le Fonds mondial vient d’adopter une stratégie d’accompagnement des CCM, qui couvrira un nombre déterminé de CCM sur les trois prochaines années et dans les trois catégories précitées. Quatre millions de dollars seront dédiés à cette première étape dont les objectifs sont de déterminer des meilleures pratiques à généraliser sur le plus long-terme. La société civile, tant au conseil d’administration du Fonds Mondial que dans les pays, doit bien sûr continuer à faire le suivi pour s’assurer de l’efficacité des mécanismes mis en œuvre. Cela est d’autant plus vrai pour les pays en transition dans lesquels les CCM, avec le départ du Fonds mondial, sont menacés de disparition, notamment dans des pays où les populations les plus vulnérables aux pandémies sont criminalisées et n’ont pas d’autre espace de visibilité institutionnelle ou de dialogue avec les autorités. En Macédoine, pays en transition, un CCM a été maintenu dans une forme similaire après le départ du Fonds mondial. C’est donc possible et cela devrait être systématique.

On a beaucoup parlé de la crise sanitaire au Venezuela l'année dernière à la conférence mondiale de Paris. Les choses se sont-elles améliorées et le Fonds Mondial est-il intervenu ?

La société civile, d’abord en Amérique Latine puis dans le monde entier, s’est mobilisée depuis plus de deux années pour obtenir du soutien financier pour le Venezuela. Le pays traverse une crise sanitaire de grande ampleur, dont l’impact sur l’accès aux soins pour les personnes vivant avec le VIH a été considérable. D’après nos retours de la société civile sur place, des personnes séropositives vivant au Venezuela sont contraintes d’aller dans les pays de la région, par exemple, en Haïti pour se procurer leurs antirétroviraux.

L’un des points de décision importants du Conseil d’administration tenu à Skopje est la possibilité — enfin ouverte — pour le Fonds mondial d’accorder des financements dans des pays non-éligibles à ses subventions mais en situation de crise, comme c’est le cas du Venezuela. Cette décision a été accueillie avec beaucoup de soulagement par la société civile, mais non sans frustration vu le temps très long mis à obtenir cette décision. Dans les prochaines semaines, le secrétariat du Fonds Mondial doit concevoir les modalités de son intervention : forme et montant de l’investissement dans le pays. Il y a eu une avancée, mais tout reste à faire.

Comment accueillez-vous l’annonce récente de la tenue  de la prochaine conférence de reconstitution du Fonds mondial en France en 2019 ?

Cela fait suite à un plaidoyer entamé par les associations françaises il y a près d’un an, à la conférence mondiale sida de Paris (IAS) : cette annonce a été faite, à l’issue du conseil d’administration du Fonds, par un communiqué d’Emmanuel Macron, mi-mai. La France a historiquement été une actrice majeure de la lutte contre les grandes pandémies, co-fondatrice d’Unitaid et parmi les principaux pays contributeurs au Fonds Mondial. Par ailleurs, les pays francophones notamment en Afrique de l’Ouest font face à des problématiques particulières et marquent un retard dans la riposte qu’il est urgent de rattraper. Nous comptons donc sur Emmanuel Macron pour mener une reconstitution ambitieuse et à la mesure des immenses besoins auxquels nous faisons face dans la lutte contre les trois pandémies. Les enjeux de cette conférence de 2019 sont immenses, car le Fonds mondial finance aujourd’hui la moitié des traitements antirétroviraux disponibles et mobilise près de la moitié des ressources internationales contre la tuberculose et la malaria. Pourtant ses actions sont mises à mal par une volonté politique faiblissante et un désintérêt des bailleurs internationaux pour la question des grandes pandémies. Les financements diminuent et des pays se voient obligés de sortir du champ du Fonds mondial, sans garantie que les Etats soient en mesure de prendre le relai, faisant craindre la résurgence des épidémies. Cela a été le cas en Roumanie pour le VIH après le départ du Fonds mondial, en 2010.

La conférence mondiale d'Amsterdam approche, quelles seront les revendications de Coalition Plus à cette occasion et notamment celles concernant le Fonds mondial ?

Ces dernières années, le Fonds Mondial s’est détourné de son mandat initial – la fin des épidémies de VIH, tuberculose et malaria dans le monde – en entamant son retrait d’un certain nombre de pays à revenus intermédiaires, faute de moyens disponibles. Pourtant dans nombre de pays à revenus intermédiaires, les interventions communautaires et les services aux populations clés ne pourront pas être poursuivis sans son soutien du fait de barrières d’ordre politique, d’atteintes aux droits humains, etc. Aujourd’hui, nous voulons que le Fonds mondial réaffirme son ambition initiale et se dote d’une stratégie de mobilisation de ressources fondée sur les besoins réels.

Mais la question est bien sûr aussi de savoir à quoi sont dédiés ces financements. L’accès aux traitements reste un enjeu de taille dans beaucoup de pays, mais d’autres interventions tout aussi cruciales sont largement sous-financées notamment les interventions liées aux droits humains et aux services communautaires. Ces interventions concernent la lutte contre les discriminations et contre la criminalisation des populations clés qui demeurent la barrière principale à leur accès aux soins.

La priorité doit aussi être donnée aux interventions visant à assurer le droit à la santé par des interventions ciblées et adaptées aux populations clés : accès aux innovations comme la Prep, mise en place de stratégies démédicalisées s’appuyant sur les acteurs et actrices communautaires plus à même d’établir des relations de proximité avec leur pairs-es, ou encore programmes de réduction des risques auprès des personnes usagères de drogues injectables, qui sera un thème majeur de plaidoyer à la prochaine conférence mondiale. Les Etats et le Fonds mondial doivent mesurer l’importance de ces interventions sans lesquelles la fin du sida ne sera pas possible, et accroitre leurs investissements pour les financer.

Propos recueillis par Mathieu Brancourt