"Le problème du prix des médicaments dans notre société est systémique" (2/2)

Publié par Mathieu Brancourt le 11.09.2014
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Interviewvhchépatite CsofosbuvirSovaldi

Face à l’industrie pharmaceutique et sa fixation unilatérale du prix des médicaments, les activistes émettent des solutions alternatives, notamment via des licences ou les génériques. Mais ces choix doivent résulter d’une impulsion politique des états, du Nord au Sud. C’était le message de Pauline Londeix lors de la dernière Conférence mondiale sur le sida à Melbourne. L’activiste revient pour Seronet sur ces enjeux, politiques et financiers, finement intriqués.

Lors de la dernière Conférence mondiale sur le sida à Melbourne en juillet dernier, vous avez interpellé chercheurs, activistes, mais aussi les représentants des institutions mondiales de santé. Comment jugez-vous la mobilisation internationale sur le sujet ?

Pauline Londeix : A Melbourne, j’ai surtout souligné dans mon intervention que je notais que les personnes qui se sentaient concernées et préoccupées par ces questions de prix des médicaments contre l’hépatite C n’étaient plus uniquement les activistes de l’accès aux médicaments, et que l’on voyait de plus en plus de représentants de gouvernements, de hauts-fonctionnaires, de médecins, d’hépatologues, ou tout simplement de citoyens concernés, s’interroger, s’intéresser à cette question. Concernant la mobilisation internationale, j’ai l’impression qu’elle est en train de prendre une dimension intéressante et encourageante. Nombreuses sont les personnes qui viennent de la lutte contre le sida et qui, désormais, s’impliquent sur cette question. Beaucoup d’entre elles ont déjà mené de nombreuses batailles pour l’accès aux traitements. Elles ont acquis une grande expérience et savent aussi que la mobilisation porte ses fruits ; la lutte contre le sida en est la preuve, ce qui signifie donc que l’accès aux traitements contre l’hépatite C pour tous est possible. Au début des années 2000, certains disaient que les antirétroviraux étaient des médicaments trop compliqués et trop chers pour les pays pauvres. Quinze ans plus tard, près de 15 millions de personnes ont initié une trithérapie contre le VIH. C’est bien la preuve que c’est possible. La mobilisation mondiale actuelle est à l’image des personnes qui travaillent sur la question des hépatites virales depuis plusieurs années : passionnées, optimistes, déterminées.

L’initiative de la France et de ses partenaires européens concernant des "achats groupés" afin de réduire le coût unitaire du médicament vous parait-elle judicieuse ? Suffisante ?

La négociation de prix ou d’achats groupés n’est pas totalement une mauvaise idée au départ, dans la mesure où elle entend répondre à une urgence en termes de besoins et d’accès. Et c’est aussi une manière de reconnaître que les prix sont trop élevés. Mais elle passe à côté d’un paramètre essentiel : le problème du prix des médicaments dans notre société est systémique et doit être repensé et réformé en profondeur en associant les enjeux de recherche et développement à cette réflexion. La négociation de prix au cas par cas a donc de nombreuses limites. Cette limite est d’autant plus forte lorsqu’il n’y a pas de concurrence et que le laboratoire producteur du médicament princeps, celui qui a réalisé les essais cliniques ou qui détient un brevet sur la molécule, n’a aucune motivation ni de pression réelle pour baisser ses prix. Lorsqu’un laboratoire est en situation de monopole, comme c’est le cas de Gilead actuellement sur le sofosbuvir (et comme cela l’a été longtemps avec Merck/Shering Plough et Roche avec le peg-Inteferon), ce dernier est en position de force. Il raisonne en termes de maximisation des profits, et pas en termes d’accès. La lutte contre le sida l’a prouvé : la concurrence par les génériques est une des seules options efficaces, viables, pérennes, pour faire baisser les prix, et la seule véritable contrainte pesant sur les producteurs de médicaments princeps...

Que pensez-vous du geste du laboratoire Gilead concernant la mise à disposition de brevet de médicament anti hépatite C dans le "patent pool" (communauté de brevets) ?

Le Medicines Patent Pool (MPP) est une initiative issue d’UNITAID, une organisation internationale mise en place en 2006 à l’initiative de la France et de quelques autres pays, dans le but d’organiser, notamment, des achats groupés de médicaments contre le VIH, la tuberculose et le paludisme. Le Medicines Patent Pool a été lancé en 2010 dans le but de négocier avec les laboratoires pharmaceutiques des licences volontaires afin de favoriser la recherche et l’accès aux traitements génériques. Les licences volontaires permettent à un producteur de génériques de produire une version générique d’un médicament breveté, avec l’accord du producteur de princeps. Cela repose sur une démarche totalement volontaire de la part de l’industrie pharmaceutique. Contrairement aux licences obligatoires, les licences volontaires ne font pas partie des flexibilités des accords de l’Organisation mondiale du commerce, mais constituent une stratégie commerciale parmi d’autres pour l’industrie de marque. Le but du Medicines Patent Pool était de favoriser l’accès aux médicaments contre le sida en négociant avec les firmes pharmaceutiques. Si l’idée de départ était noble, sa mise en pratique a vite montré ses limites, dans la mesure où quatre ans après son lancement nous n’avons toujours pas de retour sur son impact réel en termes d’accès. Le Medicines Patent Pool vient d’obtenir le feu vert d’UNITAID, pour "explorer les possibilités" d’étendre son mandat au VHC (son mandat était jusqu’ici limité au VIH). Mais peut-être que, avant d’étendre le mandat du MPP, serait-il bon d’avoir un peu de recul sur l’impact de celui-ci sur le VIH ?

Par ailleurs, nous avons parlé des analogies entre la lutte contre le sida et celle contre l’hépatite C, mais il faut également tenir compte des différences. L’épidémie d’hépatite C est concentrée dans les pays à revenus intermédiaires comme la Chine, l’Indonésie, l’Egypte, le Brésil, la Thaïlande. Jusqu’ici, le MPP a échoué à faire entrer dans ses licences volontaires sur le VIH les pays à revenus intermédiaires, ce qui voudrait dire exclure théoriquement de l’accès une grande majorité des personnes touchées par le VHC à travers le monde. Evidemment, certains se disent qu’il faut être pragmatique et qu’inclure les pays les moins avancés et à bas revenus dans une licence volontaire serait déjà suffisant et représenterait une première avancée. Malheureusement on peut également en douter, dans la mesure où pour l’instant, certains pays les plus pauvres (les pays les moins avancés) n’ont pas l’obligation d’appliquer les dispositions de l’OMC relatives aux brevets, ils n’ont donc pas l’obligation de délivrer des brevets.

Donc le Medicines Patent Pool n’est pas la solution miracle ?

Le Medicines Patent Pool cerne bien le problème : les pays où il y a le plus grand nombre de brevets qui sont déposés sont les pays à revenus intermédiaires. Malheureusement, il n’y répond pas de manière adéquate puisque ces licences incluent les pays les plus pauvres, qui n’ont pas eux l’obligation d’accorder des brevets, et excluent les pays à revenus intermédiaires où il y a bien des brevets qui entravent l’accès. Une licence volontaire intégrant les pays les plus pauvres alors qu’ils n’ont pas l’obligation d’octroyer des brevets équivaudrait à permettre à un laboratoire d’obtenir des royalties dans un pays où il n’a pas de droits de propriété intellectuelle. Cela pose un problème éthique concernant le principe de souveraineté des pays (à décider ce qui est brevetable sur son territoire ou pas) qui n’est pas pris en compte ici.

On omet souvent de dire que pour qu’un générique soit disponible dans n’importe quel pays, il faut que le producteur de médicaments princeps, par exemple Gilead pour le sofosbuvir, l’enregistre et obtienne une autorisation de mise sur le marché dans le pays, car c’est le seul moyen pour un fabriquant de générique d’enregistrer le générique. Souvent, les producteurs de princeps se contentent de prétendre permettre l’accès dans un pays très pauvre, sans pour autant enregistrer leur médicament dans ce pays. C’est juste de la communication. Par exemple, une licence volontaire qui inclut un pays d’Afrique subsaharienne, n’est en aucun cas une garantie que le médicament y sera enregistré, disponible et accessible pour les personnes qui en ont besoin. Cela ne donne pas non plus d’indication sur le prix de vente du générique lorsque celui-ci est disponible dans un pays couvert par la licence volontaire. Le laboratoire de princeps et le producteur de génériques peuvent s’entendre sur un prix minimum. Car les licences volontaires ont un objectif qui est évident pour les firmes pharmaceutiques ; c’est souvent de se lier aux producteurs de génériques par des contrats bilatéraux privés, qui empêchent donc ces mêmes producteurs d’approvisionner les pays exclus, qui sont souvent les pays où les firmes pharmaceutiques princeps souhaitent réaliser le plus de profits.

Qu’en est-il précisément, dans les mécanismes que vous décrivez, de la situation des pays à revenus intermédiaires ?

Non seulement ces licences volontaires excluent les pays à revenus intermédiaires, mais en plus elles réduisent les possibilités d’approvisionnement en génériques de ces mêmes pays. Si certains pays pourront refuser d’enregistrer un brevet ou décideront d’émettre une licence obligatoire sur le Sovaldi par exemple, à quoi cela servira-t-il si aucun producteur de génériques n’est en mesure de leur vendre, parce qu’ils sont tous liés à Gilead dans le cadre d’une licence volontaire ?

Il ne faudrait pas que le Patent Pool soit un moyen pour les Etats de se donner bonne conscience et de se détourner des questions d'accessibilité, et pour les labos de se donner une bonne image auprès de l’opinion, tout en entravant la production de génériques.

Pour reprendre le titre d’un communiqué de presse des activistes thaïlandais en 2011 sur une licence volontaire de Gilead : "Le diable est dans les détails". La stratégie de la firme peut être beaucoup plus cynique qu’elle n’y paraît.

Quels seraient selon vous les critères pour l’établissement d’un "juste prix", notamment dans une problématique Nord/Sud ?

Il faudrait revoir complètement le système de recherche et développement. Certaines organisations travaillent depuis des années sur la question sur le "delinkage", c’est-à-dire, sur l’idée qu’il faut cesser de lier le prix d’un médicament aux supposés coûts de recherche et développement. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a même mandaté un groupe de travail sur cette question. L’OMS devrait donc continuer sur cette lancée. Il faut aussi, à mon sens, comprendre qu’il n’y a pas de "juste prix". Les firmes pharmaceutiques, qu’elles soient productrices de médicaments princeps ou de génériques, pensent avant tout avec une logique de profits, d’investissements, de marché. Dans un tel contexte, c’est au secteur public, aux niveaux national, régional et international, de réguler les pratiques du secteur privé, en considérant que précisément dans le cadre du médicament, on ne parle pas d’un produit comme un autre, mais d’un produit qui est réplicable à l’infini et susceptible de permettre à des gens de vivre mieux ou de survivre. L’industrie du médicament est plus rentable que l’industrie du luxe ! Mais si on peut survivre à ne pas acheter de produits Dior ou Chanel, les conséquences sont plus graves quand on est en stade avancé de l’hépatite C de se priver de médicament.

Qui est Pauline Londeix ?
Pauline Londeix est actuellement basée à Marrakech (Maroc) où elle travaille pour La Coalition internationale pour la préparation aux traitements en Afrique du Nord et au Moyen-Orient (ITPC-MENA). Elle a été une ancienne vice-présidente d'Act Up-Paris, ancienne coordinatrice des questions internationales à Act Up-Paris (2008-2012), co-fondatrice d'Act Up-Basel, auteure du rapport "Nouveaux traitements de l'hépatite C : Stratégies pour atteindre l'accès universel" (Médecins du Monde, mars 2014). Elle a également travaillé comme consultante pour différentes organisations de lutte contre le sida, contre l'hépatite C, pour les droits humains, et pour l'accès aux médicaments.

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