Les applis : un cycle d’ateliers pour en parler

Publié par Alexandre Rabot le 19.08.2019
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Mode de vieapplication rencontre

Partir du personnel, de soi, du Je pour mieux explorer le collectif, les relations interpersonnelles, c’est ce que deux militants de AIDES à Lyon, Vincent Boujon et Alexandre Rabot, ont décidé de s’appliquer et de mettre en œuvre dans un cycle d’ateliers consacré à l’usage individuel des applications de rencontres pour les gays et les hommes ayant des relations sexuelles avec d'autres hommes (HSH). L’enjeu : échanger autour des pratiques concernant des outils, les applis de rencontres, qui ont un impact considérable sur la vie de nombreux gays. Pour Seronet, Alexandre revient sur cette initiative et les nombreuses questions qu’elle a soulevées.

L'usage des applis de rencontres est désormais un phénomène macroscopique dont les implications sur nos vies, nos pratiques, nos sexualités, nos affectifs et sensibilités sont sans nul doute immenses même si celles-ci sont encore mal définies et comprises. Le territoire virtuel de l'appli tend à se substituer à celui du réel, au moins en partie.

Au sein des actions de terrain de AIDES, ces outils ont été évidemment mobilisés. Avec plus ou moins d'efficacité, de spontanéismes et de réflexions de fond...  Il nous semblait, que, pour mieux appréhender nos publics sur ces plateformes de rencontres, il était important, en amont, de nous demander comment nous-mêmes, personnellement, nous y agissions. De partir et repartir donc du « je ».  Et de reconnaître, explicitement, aussi, que nous faisons partie de la même « communauté » d'usagers.

Parallèlement à notre réflexion, une enquête de l'organisation non gouvernementale américaine Time Well Spent portant sur les applis de rencontres les plus utilisées sur le web mettait en évidence que l'une des plus en usage chez les gays et les HSH, Grindr, était celle qui rendait ses usagers les plus malheureux (« unhappy » à 77 %), tout en étant l'une des plus chronophages (utilisée plus d'une heure par jour).

Il nous semblait important de voir, ensemble, ce que pouvait révéler ce paradoxe, comment nous le vivions (ou pas) au niveau individuel comme au niveau communautaire (comment notre-nos communauté-s pouvait-ent être « informée-s » par ces usages). Enfin, la notion d'empowerment (autonomisation/émancipation) étant au centre de la démarche de AIDES, nous voulions faire émerger, entre nous d'abord, puis avec les autres, un espace où cette dynamique pouvait trouver place et nous renforcer, comme personne et comme militant.

L'idée d'un atelier a rapidement été choisie, alors que   ̶  chacun de notre côté   ̶  nous avions déjà amorcé une réflexion personnelle sur le sujet. Nous ne voulions pas que cet atelier soit un lieu de décision ou de mise en place d'actions, mais l’occasion d’un temps sans autre objectifs que de poser et partager nos expériences, de nous les dire, de les assumer en collectif, avec leurs points communs et leurs différences. Nous avons commencé par le faire entre nous, à deux, en nous racontant l'un à l'autre, en nous donnant la parole, en nous écoutant et en prenant conscience de la richesse et de la diversité de nos expériences respectives.

Un projet a été monté et proposé au lieu de mobilisation de Lyon où nous sommes militants ; qui l'a validé. Nous avons fixé une période test d'un an (entre octobre 2018 et juin 2019) avec, grosso modo, un atelier mensuel. L'idée était de partir du réseau local de AIDES, puis de l'élargir aux autres associations (avec diffusion par mails), en particulier les associations adhérentes au Centre LGBTI de Lyon. Notre méthodologie se voulait simple : poser et faire vivre un cadre sécurisé permettant une discussion sereine, ne pas se fixer d'objectifs décisionnels, soutenir l'expression des participants-es. Dans cette optique, l'un de nous deux a suivi la formation « Animation de groupe » proposée au siège de AIDES, à Pantin. Si la focale portait bien sur les applis de rencontre gaies avec géolocalisation, notre envie étant de laisser ouvert le contenu de l’atelier pour permettre à la diversité de s'exprimer .

Le déroulé de l'échange a été volontairement simple : accueil, pose du cadre qui sécurise les échanges ; et un dispositif pour lancer la discussion : une question dynamique évoquant la confrontation avec l'outil et l'expérience et les évolutions que l'outil implique ou peut impliquer. Ce temps commun finissant par un retour durant lequel on tentait, entre autres, de voir qu'est-ce qui avait pu avancer, grâce à cette discussion, dans la perception individuelle et collective. Les échanges sur une année ont été très riches et ont abordé à peu près toutes les questions touchant à l'existante même de l'appli et aux usages et aux réinventions d'usages qu'elle peut ou non permettre. Il serait trop long de les évoquer tous, ici.

Néanmoins, une série touchait à l'appli même : à quoi sert-elle ? ; à qui sert-elle ? ; de quoi est-elle l'expression ? ; que manifeste-t-elle des rapports économiques contemporains ? ; quelles sont ses stratégies ? ; quels sont ses non-dits ? ; comment profite-t-elle de nous ? nous sert-elle ou se sert-elle de nous ? La question de l'entrée et la sortie (inscription/désinscription) a été souvent évoquée : pourquoi s'inscrit-on ? qu’en attend-on ? qu'est ce qui fait, a contrario, qu'on veut en partir, voire la fuir ? comment la considère-t-on, a posteriori, et les expériences qu'on a pu y avoir ? est-on soi-même dans cet espace, ou met-on en scène un double de soi plus ou moins fantasmatique ? La question de la performance ou « performativité » de l'« être dans l'appli » est alors souvent revenue, soutenue, en particulier, via le témoignage d'un participant, lui-même artiste de scène et drag queen. La question du masque et de l'authenticité, et des stratégies et besoins de chacun en termes de masque (le masque comme condition même de l'usage de l'appli, ou au contraire l'intérêt de l'appli comme lieu hors masque). Que vient-on y chercher ? Quelles sont nos demandes ? Sont-elles claires et uniques, ou, au contraire, enchevêtrées, nouées. Au-delà de l'évidence de recherche du sexe, qu'en est-il de la demande affective, relationnelle ?

Élément de réflexion dès le départ : la question de la souffrance et de l'insatisfaction a finalement été centrale. Qu'est ce qui nous fait souffrir ? Pourquoi souffre-t-on dans cet espace qui prétend, au contraire, tout rendre simple, accessible, agréable ? Et la communication et ses limites (rupture du dialogue, ghosting, absence d'éthique,  etc.) sont-elles une des causes de ces souffrances ? Quelles expertises et compétences y développe-t-on ? Quelles forces y puise-t-on ? Qu’y apprend-on sur nous-mêmes qu'on ne sache déjà ou de façon plus floue ou allusive ? Y connait-on des phases de contentement ou de déconvenue, et pourquoi ? Au final, ce qui a été captivant, c'est la richesse de l'expérience, la richesse de différences d'expérience. Entre le vrai scénario romantique et le plan-cul le plus basique. Expériences négatives voire aliénantes, mais expériences aussi formatrices, structurantes, libératrices.

Comprendre et admettre nos différences, c'est être plus fort (« plus fort que l'appli », comme ça a pu être dit par un participant aux ateliers), et plus fort ensemble, par la force de l'articulation entre expériences personnelles et partage collectif. Certains participants ont pu, par exemple, constater que, au sortir de tel ou tel atelier, ils avaient pu « prendre une décision » ou ils avaient « passé un cap ». C'est aussi, et c'était d’ailleurs un des objectifs collatéraux de l'atelier, mieux accueillir la variété des publics rencontrés au cours de nos actions à AIDES et mieux accompagner leurs évolutions.