Lesbiennes dans les années sida : J’aurais fait quoi ?

Publié par Rédacteur-seronet le 25.10.2022
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La Déferlante est une revue trimestrielle consacrée aux féminismes et au genre. Créée et dirigée par des femmes, elle donne la parole aux femmes et aux minorités de genre et met en lumière leurs vécus et leurs combats. Dans le numéro 5 (mars 2022), la journaliste et documentariste ouvertement lesbienne Clémence Allezard (France Culture) consacre une enquête à la question des lesbiennes dans la lutte contre le sida et particulièrement pendant la période 1981-1996, « Les années sida » avant l’arrivée des trithérapies. Entretien.

Pourquoi avoir choisi de traiter le sujet des lesbiennes dans la lutte contre le sida et pourquoi aujourd'hui ?

Clémence Allezard : Alors, pour être tout à fait honnête, il ne s’agit pas de mon idée. Je ne peux pas répondre pour la Déferlante. Je pense que cela a trait avec la mise en lumière, sous l’impulsion d’Alice Coffin notamment, dans son livre Le génie lesbien [Grasset, septembre 2020, ndlr], de l’engagement des lesbiennes sur le front de multiples luttes. Et cela sans que l’histoire, l’historiographie dominante mais parfois aussi minoritaire, qu’il s’agisse du mouvement homosexuel ou féministe, ne les nomment. En ce qui me concerne, ce sujet m’intéressait car, pour moi, ces activistes lesbiennes n’étaient pas invisibles, au contraire ! Quand j’ai commencé à m’intéresser aux luttes et à l’histoire lesbiennes, et à m’impliquer dans le mouvement LGBT, j’ai très vite rencontré Gwen Fauchois (ex vice-présidente Act Up-Paris), et Elisabeth Lebovici (historienne et critique d’art), et je savais qu’elles avaient été toutes deux à Act Up-Paris, et de mon point de vue (comme quoi ça compte) elles n’étaient pas invisibles, et pas vraiment « invisibilisées ». En revanche, les années sida, si, complètement. Je ne connaissais rien jusqu’à il y a peu ; là aussi Gwen et Elisabeth ont joué un rôle primordial dans mon apprentissage. Se confronter à cette histoire, pour moi, gouine née en 1990, c’est d’abord être dans un état de sidération complet. C’est imaginer enterrer mes copains pédés, c’est-à-dire mes meilleurs amis, c’est-à-dire ma famille choisie, c’est terrifiant. C’est aussi se demander : « J’aurais fait quoi, moi » ? Même si cette interrogation est probablement vaine ; elle m’habite.

Alors, quand Emmanuel Macron déclare en mars 2020, que nous connaissons « la pire crise sanitaire depuis un siècle », je suis furieuse. Cet « oubli » d'une histoire collective, hétéros compris, est une erreur historique majeure et lourde de sens. C'est une négation énorme de notre histoire, communautaire, évidemment, absolument cruciale puisque de tout évidence c’est un trauma collectif, une histoire qui a profondément marqué les existences des survivants, activistes ou non, qui a bouleversé, transformé le militantisme — ce qui a été expérimenté, pensé dans l’urgence de ces années-là et la recomposition de mots d'ordre tel que le Pacs, le mariage etc. — et « l’identité » gay.  Outre le fait que cette épidémie, bien sûr, n’est pas finie. Évidemment, la spécificité des années sida, c’est que ce sont principalement les pédés, les toxicos et les Noirs qui sont touchés. Bref, nous avons l’habitude, malheureusement, de ces occultations, mais j’étais très en colère. Cette invitation à enquêter faite par La Déferlante est venue à point nommé pour me permettre de faire quelque chose de cette colère et de poursuivre mon travail, dont une large partie est précisément consacrée à déconstruire l’historiographie dominante depuis un point de vue minoritaire, en l'occurrence lesbien. C’était aussi l’occasion de raconter des solidarités intra-communautaires, ce qui m’enthousiasmait aussi particulièrement, car notre histoire est faite de conflictualités, de tensions, de luttes intestines ; mais j’avais aussi envie de comprendre comment ces complicités-là s’étaient nouées. La convergence des luttes ne se décrète pas, elle se pratique. Elle s’est apparemment pratiquée pendant ces années-là : comment, pourquoi ? Raconter ces solidarités, en informer notre présent. Je crois qu’on en a besoin !

Qu'avez-vous découvert de plus marquant lors de cette enquête ?

Je crois que le plus marquant, c’est de se rendre compte des différences entre un engagement qui apparait d’emblée collectif pour les États-Unis, avec énormément de lesbiennes qui presque naturellement passent du mouvement pour les droits reproductifs au militantisme sida, et des engagements apparemment plus sporadiques en France. Les raisons avancées sont les scissions au sein du mouvement homosexuel en France dans les années 70, les gays et les lesbiennes se sont brouillés-es au sein du Fhar (Front homosexuel d'action révolutionnaire) et au début des années 80, la lutte commune ne va pas de soi. Même si, en témoigne Catherine Gonnard (journaliste et essayiste), il existe encore un mouvement mixte, le Cuarh (Comité d'urgence anti-répression homosexuelle), et que des lesbiennes, dont elle, sont aux premières loges. Mais il apparait qu’en France, ce sont plutôt des gouines plus jeunes qui s’engagent. Pour ce qui est d’Act up, c’est évident, ce sont des lesbiennes qui n’ont pas connu le MLF (Mouvement de libération des femmes) : pour le Fhar, dont il s’agit là du premier engagement militant ; je crois que c’est un aspect intéressant de notre histoire commune, et qu’il conviendrait de l’explorer encore. Ce qui est aussi marquant, c’est la part importante de lesbiennes parmi les travailleuses du soin, des infirmières aux médecins, toutes les petites mains au standard aussi… mais ce sont des femmes plus difficiles à retrouver, par définition, c’est un travail invisible, qui a été peu documenté. Je ne crois pas que les lesbiennes soient par essence altruistes, ça n’a pas de sens, cela se construit, s'explique, socialement. Sans hommes, les lesbiennes doivent travailler, ce n’est pas un détail. Ensuite, le travail de soin est « traditionnellement » dévolu aux femmes, pas étonnant alors de les retrouver là, et puis, l’expérience du rejet, de l’homophobie, peut modeler un certain rapport au soin, particulièrement des plus démunis-es ou des « pestiférés-es »… Pour ce qui est des médecins femmes, ou lesbiennes, il y a aussi une sorte d’ « opportunité », puisque leurs confrères se foutent du sida, il y a là un champ où elles peuvent s'investir.

Comment interprétez-vous le paradoxe d'une communauté lesbienne finalement peu exposée au VIH, mais très impliquée ?

Comme je le disais, il y a l’aspect « travail du soin », mais je crois que la dimension affinitaire joue aussi un rôle prépondérant. Typiquement, Elisabeth et Gwen, mais aussi Isabelle Sentis (Act Up-Lille), avec laquelle je me suis également entretenue, racontent comment ce sont à la fois des squats fréquentés, et avec eux des usagers et usagères de drogue et des copains gays touchés, qui créent une proximité immédiate avec l’épidémie (…) Et pourquoi les gays et les lesbiennes sont proches ? Vaste question ! Je trouve joli ce qu’avance Catherine Gonnard « l’expérience commune du rejet », qui ne fait pas partie du vécu des femmes hétéros. Il y a ce commun expérientiel, du rejet de la part de la société, des familles, qui est à la base de la construction de nos subjectivités et avec elles, possiblement, de nos amitiés, de nos solidarités. Mais les lesbiennes engagées sont-elles là parce qu’elles sont lesbiennes ? J’ai encore du mal à répondre à cette question. Peut-être parce que le prisme identitaire n’est pas le seul pertinent ici. Gwen Fauchois se souvient de sa conviction que c’est l’homophobie structurelle [et le virus, le manque de traitements, ndlr] qui est la cause de l’hécatombe, avec une indifférence des pouvoirs publics. Et donc, en tant que lesbienne elle est concernée, politiquement. J’aime bien ce qu’avance Anne Rambach (romancière, essayiste et éditrice, ancienne militante d’Act Up-Paris) : que les femmes et lesbiennes à Act Up avaient un côté « badass », elles jouaient avec les codes de la masculinité, et pouvaient être attirées par les kikis d’Act Up, ces pédés en bombers et crânes rasés... Mais cela, c’est très propre à Act Up, beaucoup de choses sont propres à Act up d'ailleurs : le répertoire d’actions, les patients-experts, le pragmatisme et l’inventivité, ce qui réunit les militants-es ici et ce qui « fait communauté » mérite d’être appréhendé au-delà de l’identité sexuelle — sans l’exclure ! —, je crois.

Enfin, je dirais qu’il y a le facteur « peur ». Au début de l’épidémie, on ne sait pas si les lesbiennes sont « à risque » ; il n’y a pas de données les concernant. C’est donc aussi un moment où des groupes de lesbiennes s’organisent pour penser leur santé sexuelle, le safer sex, afin de parler sans tabou de « parcours hétéro » (des lesbiennes qui ont été avec des hommes, couchent encore avec des hommes cis parfois), d’utilisation de sex toys entre amantes, d’usage de drogue… Bref, parler de sexe, et parler de risques, c’est un champ qui se construit — laborieusement car il y a toujours des injonctions à la « respectabilité » — au cours de ces années-là, mais je trouve intéressant que les années sida aient été aussi un moment de réflexion sur nos sexualités lesbiennes. Cette dimension est au centre du travail des archivistes Mona Le Bris, Lydie Porée et de la doctorante à l'EHESS (École des hautes études en sciences sociales) Yael Eched. J’ai appris d’ailleurs trop tard que les féministes matérialistes majeures que sont la sociologue Colette Guillaumin et l’anthropologue Nicole Claude Matthieu avaient participé à la fabrication d'une brochure de réduction des risques pour les lesbiennes. Encore une histoire à explorer…

Propos recueillis par Fred Lebreton