Loi contre le travail du sexe : de mal en pis !

Publié par jfl-seronet le 02.04.2015
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Les débats au Sénat ont commencé et se sont finis, lundi 30 mars, sur la proposition de loi socialiste visant à "lutter contre le système prostitutionnel". Le texte était très controversé sur deux mesures : la pénalisation des clients et le racolage. Les sénateurs de droite ont détricoté la proposition de loi en votant le maintien du délit de racolage (qui devait être supprimé) et en refusant la pénalisation des clients… que le PS voulait. Explications.

Loi prostitution : le Sénat bouleverse le texte

D’une phrase, on peut résumer le vote du Sénat. Les sénateurs ont choisi de pénaliser les travailleuses du sexe, mais pas leurs clients. Le PS, à l’initiative de cette proposition de loi, entendait faire exactement le contraire. En effet, la proposition de loi socialiste prévoyait initialement d’abroger le délit de racolage créé par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, et d’instaurer en contrepartie la pénalisation des clients. Le Sénat a rétabli lundi 30 mars, à une voix de majorité, le délit de racolage initialement abrogé par la proposition de loi visant à renforcer la lutte contre la prostitution. 162 sénateurs — 142 UMP et 19 UDI-UC — ont voté pour un amendement en ce sens du président de la commission spéciale, Jean-Pierre Vial (UMP). En revanche, 161 sénateurs ont voté contre : 12 centristes, et les membres des groupes socialiste, CRC (Communiste, républicain et citoyen), RDSE (à majorité PRG) et écologiste.

Le Sénat a, en revanche, rejeté la pénalisation des clients. 189 sénateurs, de droite, se sont prononcés contre l'instauration d'une contravention de 1 500 euros pour les clients des prostituées, et 107, essentiellement de gauche, pour. "L'interdiction d'achat d'actes sexuels doit être vue comme partie intégrante et nécessaire de la lutte contre le système prostitutionnel", a souligné Laurence Cohen (CRC). Pour Michelle Meunier (PS), il fallait "réaffirmer clairement la position abolitionniste de la France et permettre d'affirmer concrètement que nul n'est en droit d'exploiter la précarité et la vulnérabilité ni de disposer du corps d'autrui pour lui imposer un acte sexuel par de l'argent". Mais pour le président de la commission spéciale Jean-Pierre Vial (UMP), "la pénalisation des clients comportait plus de risques que de bénéfices. Il était dès lors logique de rétablir le délit de racolage".

Les trois grands points de division

Le délit de racolage : Le texte initial adopté par les députés prévoyait donc d'abroger le délit de racolage, instauré en 2003 par Nicolas Sarkozy. C’était même la grande avancée (pour ne pas dire l’une des seules) du texte. Très contesté par les associations de terrain, ce délit est accusé d'avoir davantage précarisé les travailleuses et travailleurs du sexe, sans avoir montré son efficacité en matière de lutte contre les réseaux de traite. De son côté, la police avance que cet outil pénal lui permet, via les gardes à vue et les auditions, de mieux connaître les personnes prostituées et l'activité des réseaux. Le problème, c’est que le dispositif sanctionne des personnes dont une grande majorité exerce cette activité de façon contrainte. C’est une double peine. Les députés UMP se sont opposés à l'abrogation du délit lors des débats à l'Assemblée Nationale, au prétexte d’un appel d'air pour la traite des êtres humains. Les sénateurs UMP ont décidé en commission spéciale de le réintroduire dans la proposition de loi, argumentant qu'il s'agissait aussi d'un moyen de défendre les prostituées — ce que contestent les associations de défense des travailleurs et travailleuses du sexe et de lutte contre le sida.

La pénalisation des clients : en contrepartie de l'abrogation du délit de racolage, le texte initial envisageait donc de punir par une contravention de 1 500 euros toute personne ayant recours à une travailleuse ou un travailleur du sexe, en se fondant sur l'exemple de la Suède, qui pénalise les clients depuis 1999 et affirme avoir réduit la prostitution de rue de moitié. Les adversaires de cette mesure (associations de travailleuses du sexe, Médecins du Monde, Act-Up-Paris, Aides, Arcat, etc.) estiment qu'elle aura les mêmes conséquences que le délit de racolage. C’est-à-dire : pousser les prostituées à plus de clandestinité et de précarité, en les mettant à la merci des clients. A l'Assemblée Nationale, le sujet a divisé au sein même des groupes politiques. En commission du Sénat, les socialistes se sont finalement tous ralliés à la proposition, l'UMP s'y opposant, tout comme les écologistes. Cette mesure a le soutien des associations prônant l'abolition de la prostitution (Mouvement du Nid, Fondation Scelles, etc.), et du gouvernement. Mais le sujet divise l'opinion publique et au sein même des groupes parlementaires. Des associations de prostituées (Strass, Bus des femmes, etc.) et d'autres qui leur viennent en aide (Aides, Médecins du Monde, Act Up-Paris) combattent cette mesure, craignant de voir les prostituées poussées vers la clandestinité et encore plus à la merci des rares clients. Certaines prostituées s'inquiètent de perte de revenus. Pour les défenseurs du texte initial, inspirés par l'exemple de la Suède qui pénalise les clients depuis 1999, il faut dissuader la demande et renverser les responsabilités, en considérant les prostituées comme des victimes, et non plus comme des délinquantes. Quoi qu’il en soit la pénalisation n’a pas été retenue malgré des initiatives pour qu’elle soit adoptée. Ainsi, une quinzaine de médecins, dont le fondateur du SAMU social, Xavier Emmanuelli, et le généticien Axel Kahn ont appelé, dans une tribune publiée par le "Journal du Dimanche" (29 mars) "à dépénaliser les personnes prostituées et pénaliser les acheteurs de sexe". "La prostitution est d'abord un nombre incalculable et quotidien de pénétrations vaginales, anales, buccales non désirées. La violence est inhérente à l'activité prostitutionnelle", écrivent ces médecins. "En matière de prostitution, le monde de la santé ne peut pas se contenter d'une approche de "réduction des risques".

L'octroi d'un titre de séjour pour les prostituées sans papiers engagées dans un projet d'insertion social et professionnel pour sortir de la prostitution : Le texte initial prévoyait une autorisation provisoire de séjour de 6 mois sous l'appréciation du préfet. A l'Assemblée Nationale, de nombreux députés UMP avaient voté contre, y voyant un "appel d'air" pour l'immigration clandestine, un argument assez classique. La commission spéciale du Sénat avait dans un premier temps augmenté la durée du titre de séjour jusqu'à un an avec une délivrance automatique, mais un nouvel amendement socialiste prévoit de revenir à une durée de six mois, et de ne pas en faire une délivrance de plein droit. On voit là l’entre-deux du gouvernement et de l’actuelle majorité sur ce texte. D’un côté, la loi prétend s’intéresser au sort des personnes victimes du travail du sexe, dont beaucoup sont bien évidemment des femmes étrangères sans papiers. Elle prétend contribuer à sortir les femmes de cette activité, mais ne se donne pas les moyens complets de le faire. Un titre de séjour provisoire et d’une courte durée (six mois), c’est notoirement insuffisant pour croire que la disposition sera efficace.

Ce qui fait plutôt consensus

D’autres points de la proposition de loi sont moins controversés et arrivent même parfois à faire consensus. Par exemple, le volet social qui prévoit des mesures d'accompagnement social et professionnel pour celles et ceux qui veulent quitter la prostitution. Le gouvernement s'est engagé à financer à hauteur de 20 millions d'euros par an ce parcours de sortie, qui serait chapeauté par une association ou des associations agréées. La question demeure néanmoins sur les moyens, puisqu'une partie doit provenir des amendes infligées aux clients qui seraient pris en flagrant délit d’achat de services sexuels. Consensus aussi sur la prévention des pratiques prostitutionnelles et du recours à une travailleuse ou à un travailleur du sexe qui seront intégrés dans des cours d'éducation à la sexualité dans les collèges et lycées. Accord aussi sur la lutte contre les réseaux via Internet : le texte prévoit que les fournisseurs d'accès puissent, à la demande d'une autorité administrative, empêcher l'accès du public aux sites Internet hébergés à l'étranger.

Les travailleuses du sexe ont manifesté

Quelques centaines de travailleuses et travailleurs du sexe — 500 selon les organisateurs — avaient manifesté le 28 mars à Paris pour s'opposer au délit de racolage et à la pénalisation des clients. Les manifestantes ont défilé de la place Pigalle à Belleville, à l'appel de plusieurs associations (Le Strass, Médecins du Monde, Act Up-Paris, Aides, etc.). Cachées pour la plupart derrière des masques ou sous des chapeaux et des écharpes, les manifestantes s'opposent à la proposition de loi. "Ce débat a quand même déjà précarisé les prostituées, puisque les clients sont moins nombreux", a souligné Morgane Merteuil, porte-parole du Syndicat du travail sexuel, citée par l’AFP. "Nous sommes contre la pénalisation des clients et contre le délit de racolage", a résumé Aying, présidente d'une association de travailleuses du sexe chinoises : les Roses d’acier. "Il faut s'attaquer aux mafias, pas à ces femmes. On a fait un bond en arrière. Tout ça pour donner à notre société un vernis de bonnes mœurs", a critiqué, de son côté, la sénatrice EELV Esther Benbassa, venue soutenir la manifestation. Beaucoup de prostituées trans ont dénoncé les conséquences d'un texte qui va encore plus les marginaliser. "La prostitution nous fait vivre", a insisté Giovanna Rincon, de l'association Acceptess-T.

La loi peut-elle encore changer ?

Le texte devrait repartir en deuxième lecture à l'Assemblée. En cas de désaccord entre les deux chambres (ce qui est très probable), ce seront les députés qui auront le dernier mot.

Le travail du sexe en France : quelques données
Les chiffres sur la prostitution en France sont à prendre avec précaution. En effet, le phénomène est très mal documenté et nombre de données sont tirées des données de police qui ne rendent compte que d’un aspect : les infractions constatées. C’est un sérieux biais qui ne permet pas d’appréhender la situation réelle. Selon les chiffres de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH), le nombre de travailleuses du sexe en France serait d'environ 30 000. Ce chiffre est, explique l’AFP, issu du nombre de personnes mises en cause pour racolage, de victimes de la traite ou de proxénétisme identifiées dans les procédures judiciaires. La délégation aux Droits des femmes de l'Assemblée Nationale parle de 20 000 à 40 000 personnes, mais ne cite pas ses sources. Le nombre de travailleuses du sexe exerçant dans la rue est estimé autour de 20 000. Une partie de la prostitution reste invisible : celle sur Internet, dans les bars à hôtesses et salons de massage, la prostitution étudiante et occasionnelle. Le Syndicat du travail sexuel (Strass) parle de 400 000 prostituées dans toute la France. Selon un rapport de la police judiciaire de 2014, 658 "lieux à risque prostitutionnel" (bars de nuit, salons de massages, etc.) ont été identifiés en 2013. Les hommes ne représentent qu'entre 10 et 20 % de la prostitution de rue. 80 % des prostituées sont d'origine étrangère, selon l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH). Depuis 2003, le nombre de condamnations pour proxénétisme aggravé reste stable, entre 600 et 800 par an, selon les données du casier judiciaire national. En 2013, 45 réseaux transnationaux de prostitution ont été démantelés. 662 personnes ont été mises en cause en 2013 pour des faits de proxénétisme, soit une augmentation de 15,7 % par rapport à 2012. 1 146 personnes ont été mises en cause pour racolage

Marisol Touraine rappelle l’importance de protéger les personnes prostituées
Dans un communiqué de presse, la ministre des Affaires sociales, de la Santé et des Droits des femmes, dit regretter "la régression des droits des femmes dans le texte adopté [le 30 mars au Sénat, ndlr] et rappelle l’importance de ce texte qui doit protéger les personnes prostituées et construire une société où l'argent ne permettra plus de légitimer la violence. C'est aujourd'hui à des réseaux internationaux de traite des êtres humains que la France doit faire face. Plusieurs dizaines de milliers de femmes, mais aussi d’hommes, mineurs et majeurs, sont maintenus sous la coupe de ces réseaux, par la violence, le chantage, la tromperie. Rétabli par l’UMP, le délit de racolage en fait des coupables au lieu de les reconnaître comme des victimes. Il constitue un obstacle majeur à leur accompagnement par les associations spécialisées. La suppression des mesures de responsabilisation des clients votées à l’Assemblée nationale nous prive d’un outil majeur pour faire reculer la demande et donc la prostitution. Il est temps que la France se dote des outils législatifs qui permettent de protéger les personnes prostituées et de faire reculer ces réseaux, dans un cadre qui garantira leur accompagnement sanitaire et social". La ministre rappelle enfin "sa détermination à agir au quotidien pour le respect des principaux fondamentaux de dignité humaine et d'égalité entre les femmes et les hommes".