Loi prostitution : L’État va enfin évaluer !

Publié par Grégory Braz et Chloé Le Gouëz le 12.07.2019
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Droit et socialtravail du sexeprostitution

Enfin ! Les pouvoirs publics se sont décidés à évaluer la loi du 16 avril 2016 dite de pénalisation des clients ; texte qui, officiellement, porte le nom de « loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées ». Cette évaluation devait être réalisée dans les deux ans après l’entrée en vigueur du texte (la loi le stipule), mais le gouvernement a joué la montre, jouant d’un argument technique (1), pour différer cette évaluation. La mission d’évaluation dont la coordination a été confiée à l’inspection générale des Affaires sociales (Igas) va déboucher sur un rapport qui sera remis au Premier ministre en octobre prochain.

Ce n’était pas le moindre des paradoxes concernant ce texte très controversé chez une partie de la société civile, mais l’État (malgré les demandes pressantes de nombreuses organisations et de parlementaires comme le député LREM Guillaume Kasbarian) (2) n’avait toujours pas, à l’issue des deux ans, lancé l’évaluation de la loi du 16 avril 2016, ne respectant pas ainsi le délai exigé par la loi. De fait, l’unique évaluation de ce texte, on la doit, jusqu’à présent, à un ensemble d’associations et de chercheurs-ses (3) qui se sont opposés dès le début aux conséquences de ladite proposition de loi (PS), lancée sous la mandature de François Hollande. Cette évaluation critique se fonde sur une étude sérieuse conduite auprès des travailleurs-ses du sexe. Elle a même donné lieu à une actualisation en mai 2019 dans la revue en ligne AOC dont les conclusions rejoignent celles de la première mouture de l’enquête. Trois ans après la promulgation de la loi, l’État a donc finalement lancé sa propre évaluation.

Une mission d’inspection aux marges de manœuvre étroites

Cette évaluation a été confiée par le Premier ministre, Édouard Philippe, à une mission d’inspection composée de six inspecteurs-rices de trois inspections différentes : l’inspection générale de l’Administration (IGA), l’inspection générale de la Justice (IGJ) et l’inspection générale des Affaires sociales (IGAS). C’est cette dernière qui coordonne cette évaluation. Comme c’était prévisible, la mission d’inspection s’est vue confier une feuille de route précise et bordée. Les travaux de la mission n’ont pas vocation à amener à une révision de la loi voire son abrogation. L’objectif assigné est d’amener à formuler des préconisations qui doivent améliorer l’existant. La lettre de cadrage du Premier ministre ne laisse pas de doute à ce sujet. Elle rappelle ainsi que la loi d’avril 2016 « a tiré les conséquences dans le droit de la position abolitionniste de la France en matière de prostitution » et qu’elle constitue ainsi « un enjeu important. »

La mission d’inspection a commencé ses travaux depuis mai dernier, et a procédé à de nombreuses auditions. Elle a déjà rencontré des institutionnels-les (collectivités locales, préfectures, forces de l’ordre). Elle a également entrepris des déplacements en région. Elle a aussi auditionné des organisations non gouvernementales, dont des associations qui contestent la loi actuelle.

Une inter-association unie et forte

Le 2 juillet dernier, la mission d’inspection a auditionné plusieurs associations abolitionnistes dans la matinée, puis l’après-midi des associations communautaires de travailleurs-ses du sexe et de santé, dont celles qui ont contribué à la première évaluation de la loi : Acceptess-T, le Strass (Syndicat du travail du sexe), Les Amis du Bus des femmes, la Fédération Parapluie rouge, le Planning familial, Arcat, Médecins du Monde et AIDES). Cette audition a duré plus de trois heures et s’est déroulée dans un climat serein. Les inspecteurs-rices ont fait le choix de laisser une très grande liberté de paroles, posant peu de questions, invitant à exposer nos analyses et constats sur l’application de cette loi. Des travailleurs-ses du sexe étaient présents-es et la parole leur a été donnée en priorité. Point de contraste, les associations abolitionnistes, auditionnées le matin, ne comptaient aucun-e travailleur-se du sexe dans leur rang.

Un échange dense, de nombreux messages passés

Lors des interventions (complémentaires), les huit associations ont insisté sur plusieurs points :

  • la loi n’a aucunement renversé la charge pénale. Elle pèse encore avec force sur les travailleurs-ses du sexe par différentes voies : arrêtés municipaux, maintien dans l’esprit de certaines forces de l’ordre du délit de racolage (alors qu’il a été abrogé), attitudes dégradantes de la part de certaines forces de l’ordre à l’égard des travailleurs-ses du sexe, difficultés voire impossibilité pour les travailleurs-ses du sexe à déposer des plaintes du fait d’un mauvais accueil dans les commissariats ;
  • la loi a aggravé les violences, renforcé l’isolement, accentué la mobilité et la précarité, ce qui a des conséquences directes sur les conditions de travail, de vie et l’accès aux droits et à la santé ; plusieurs associations ont mis en avant l’augmentation des prises de risque par les travailleurs-ses du sexe parce qu’elles-ils n’ont plus le choix parfois de refuser un client. Ont été également soulignées les difficultés à assurer un accompagnement des personnes dans une logique de parcours, pouvant amener à des ruptures de traitement, de soins, de droits rendant inopérant le référentiel national de réduction des risques en direction des travailleurs-ses du sexe inscrit dans le Code de la santé publique ;
  • la loi, censée lutter contre l’exploitation et la traite, a pu entraîner des effets inverses. Certaines travailleurs-ses du sexe, plus particulièrement ceux-celles qui sont les plus précaires et fragilisés-es (situation irrégulière, non maîtrise du français, etc.), qui travaillaient en autonomie avant la loi, ont été obligés-es de recourir à des intermédiaires de différents ordres pour assurer certaines tâches : être mise en relation avec des clients, créer une annonce sur un site, employer des personnes pour assurer leur sécurité ;
  • la loi, pensée par des abolitionnistes pour des abolitionnistes, est une loi idéologique profondément déséquilibrée dont l’objectif est d’ancrer durablement l’abolitionnisme en France. Si le volet pénal de la loi a été appliqué dès la promulgation du texte, il n’en a pas été de même du volet dit « social » qui, plus de trois ans après le vote de la loi, peine toujours à être déployé. Les associations ont mis en avant que les commissions départementales et le parcours de sortie ont été pensés pour être des leviers de la diffusion de cette logique abolitionniste. Ainsi, seules les associations ayant un agrément peuvent siéger dans la commission et présenter des dossiers de demande de parcours de sortie. Or, une des conditions pour l’obtention de cet agrément est de faire preuve d’un positionnement abolitionniste inscrit dans le statut des associations, ce qui écarte, de fait, de nombreuses associations de santé. De surcroît, il est exigé des travailleurs-ses du sexe souhaitant intégrer le parcours de sortie qu’elles arrêtent le travail du sexe et qu’elles le certifient. Les associations ont aussi montré que cette loi a eu des impacts sur les logiques de financements des associations. Les financements sont prioritairement dédiés aux associations ayant un agrément, donc abolitionnistes. En miroir, ce sont les associations communautaires et de santé qui s’en trouvent fragilisées alors que la santé des travailleurs-ses du sexe et leur accès à la santé sont dégradés.

D’autres éléments ont été mis en avant

  • le fait que le parcours de sortie est inadapté et a produit peu de résultats. Les aides qu’il propose apparaissent trop faibles au regard des besoins des travailleuses-eurs du sexe et des réalités, notamment quant à l’accès à un logement ou à un hébergement d’urgence. Les associations ont également interrogé sa logique de contrôle social, de suspicion. Celui-ci fait le tri entre les « bonnes » et les « mauvaises » victimes, celles-ceux dignes d’entrer dans ledit parcours et celles-ceux qui ne le sont pas et sont mis-es au ban. Ainsi, certaines préfectures refusent l’entrée dans le parcours de sortie les travailleurs-ses du sexe étrangère en situation irrégulière. Nos ONG ont mis en évidence que nos structures respectives accompagnaient déjà, avant la mise en place d’un parcours de sortie, des travailleurs-ses du sexe souhaitant arrêter le travail du sexe et qu’elles continuaient à le faire via les dispositifs de droit commun ;
  • la loi n’a pas renversé les stigmatisations subies par les travailleurs-ses du sexe. Cherchant à coller à leur lettre de cadrage, les questions de la mission d’inspection ont concerné majoritairement la prostitution des mineurs-es et la prostitution estudiantine. Des questions ont également été posées sur les pistes qui pourraient être envisagées pour améliorer l’accueil dans les commissariats, faciliter le dépôt de plainte. Un des inspecteurs de l’Igas a, quant à lui, posé une question sur l’intérêt ou non d’encourager la diffusion d’autotests de dépistage du VIH auprès des travailleurs-ses du sexe et s’est interrogé sur les difficultés ou non à mettre en place des partenariats avec différents-es spécialistes (gynécologue, addictologue, proctologue, etc.) dans le cadre de l’accompagnement des travailleurs-ses du sexe.

Des propositions de recommandations

Lors de cette audition, nombre de critiques ont été formulées, mais ont aussi été pointés les rares points positifs de la loi d’avril 2016 à savoir l’abrogation du délit de racolage public, la délivrance de titre de séjour de droit pour les ttravailleurs-ses du sexe victimes de la traite et que le fait de commettre des violences à l’égard de travailleurs-ses du sexe constitue une circonstance aggravante. Même si la mission d’inspection a insisté sur la faiblesse de sa marge de manœuvre, nos associations ont proposé les recommandations suivantes :

- l’abrogation de l’interdiction d’achat d’un acte sexuel ;
- de privilégier le droit commun plutôt qu’un droit spécifique tel que le parcours de sortie ; mais dans la perspective d’un maintien du parcours de sortie, ont été demandés un accès inconditionnel (suppression de l’exigence d’agrément et de la certification de l’arrêt du travail du sexe), des titres de séjour de plein droit, une revalorisation de l’allocation de sortie, etc. ;
- de vrais moyens pour la mise en place d’actions de santé communautaire dans une logique de parcours ;
- une remise à plat du Code pénal concernant les infractions de proxénétisme ;
- une sensibilisation des forces de l'ordre pour un meilleur accueil et recueil des dépôts de plainte suite aux agressions subies par les les travailleurs-ses du sexe.

La mission d’inspection va poursuivre ses auditions et ses déplacements en région. Elle rendra son rapport au Premier ministre fin octobre. Charge à lui ensuite de le remettre aux parlementaires et d'en choisir les modalités de diffusion et publication.

(1) : les pouvoirs publics ont prétexté de la signature tardive de certains décrets d’application de la loi d’avril  2016 pour expliquer que celle-ci était complètement entrée en vigueur à une date ultérieure… d’où l’absence de retard, selon eux.
(2) : question écrite du député LREM Guillaume Kasbarian
(3) : que pensent les travailleurs-ses du sexe de la loi prostitution ? Enquête sur la loi du 13 avril 2016 contre le « système prostitutionnel », par Hélène Le Bail (CNRS) et Calogero Giametta (laboratoire Lames d’Aix-Marseille), avec le soutien des associations : Acceptess-T, Act Up-Paris, AIDES, Arcat, Autres Regards, Cabiria, Fédération parapluie rouge, Grisélidis, Médecins du Monde, Strass.