Opioïdes : des pistes pour éviter une crise en France

Publié par jfl-seronet le 04.09.2019
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Produitsopioïdes

Le 2 septembre, plusieurs ONG ont organisé une conférence de presse pour mobiliser contre une possible crise des opioïdes en France. Des données indiquent une tendance « inquiétante » à une augmentation des overdoses et des décès associés aux antalgiques opioïdes ; un phénomène qui pourrait être facilement enrayé par une mise à disposition effective d’un traitement efficace : la naloxone. Ces ONG ont publié un ensemble de douze propositions à ce sujet pour pallier les lacunes actuelles. Seronet revient sur les événements de ces derniers mois concernant une crise qui, faute de réaction, pourrait aussi devenir française.

Le Louvre s’expose… aux critiques !

Le 1er juillet dernier, en début d’après-midi, des militants-es de l’association PAIN (Prescription addiction intervention now), fondée par la photographe américaine Nan Goldin (1), se rassemblent devant la pyramide du Louvre. Certains-es pénétrent dans les bassins qui l’entourent, brandissant des pancartes, criant des slogans, s’allongeant dans l’eau tels des corps… morts ! La manifestation est très suivie par des médias et des agences d’infos.

PAIN l’a organisée pour dénoncer le financement de la restauration de plusieurs salles du musée français par la famille Sackler. Cette très fortunée famille américaine est célèbre dans le monde entier pour son œuvre de mécénat en faveur des arts (musées, opéras, etc.). Mais ce n’est pas, bien entendu, le mécène qui est, ici, dénoncé ; c’est le côté moins reluisant des activités industrielles de cette famille : l’industrie pharmaceutique et ses errances commerciales et éthiques. La famille Sackler est propriétaire des laboratoires (Purdue et Mundipharma notamment) qui commercialisent dans le monde l’oxycontin, un traitement à base d’opiacés responsable de la crise des opioïdes qui ravage actuellement les États-Unis et le Canada, et qui atteint désormais certains pays européens, avec, au total, des milliers de morts. Il est notamment reproché aux firmes de la famille Sackler leurs pratiques commerciales très offensives à destination des prescripteurs-rices et le fait de ne pas avoir mis en garde les médecins et les patients-es sur les risques liés à une consommation prolongée de ses opiacés.

Avec cette manifestation (une première en France sur ce sujet et de cette nature), PAIN entend dénoncer l’attitude de cette famille industrielle qui fait de l’argent sans état d’âme et mobiliser les ONG françaises pour faire face à une crise des opioïdes, dont on observe déjà les prémisses dans notre pays. C’est la raison pour laquelle AIDES a rejoint l’action de PAIN et profité de cette manifestation, début juillet, pour alerter les autorités françaises. L’association demande alors « une réelle politique de réduction des risques » et exige, au passage, l’abrogation de la loi de 1970 qui pénalise toujours l’usage de drogue.

La crainte d’une crise française

Cette crainte d’une crise des opioïdes française ne prévaut pas que chez les organisations non gouvernementales. Le 22 juin dernier, pas moins de 90 médecins addictologues lancent un cri d’alarme à ce propos en publiant une tribune dans le Journal du Dimanche. Le texte rappelle que près de 12 millions de Français-es utilisent des médicaments opiacés, sans être alertés-es sur leur potentiel addictif et sur les risques d'overdose. « Les hospitalisations ont doublé ; les décès triplé. L’Observatoire français des drogues et des toxicomanies fait, quant à lui, état d’une hausse de la dépendance aux opioïdes parmi les personnes non usagères de drogues illicites à la suite d’un traitement analgésique », rappelle un communiqué de presse accompagnant l’action devant le Louvre. « Avant que la France ne soit le terrain d’un drame similaire à celui de l’Amérique du Nord, il est urgent que les pouvoirs publics réagissent et réforment la politique des drogues, inefficace, incohérente et qui porte atteinte à la santé des usagers-es », avance AIDES qui dénonce le paradoxe actuel. « D’un côté, une guerre aux drogues illicites est menée via une politique répressive qui ne réduit pas les consommations. De l’autre, il existe des drogues licites, comme les analgésiques à base d’opiacés qui ne sont pas distribués avec toutes les précautions requises et qui peuvent générer des addictions et des overdoses », pointe l’association. AIDES explique que pour la « sécurité des personnes usagères, nous devons mettre en place des espaces de consommation à moindre risque et faciliter l’accès aux traitements de substitution aux opiacés (…) L’accès à la naloxone - antidote aux surdoses d’opiacés – est, par ailleurs, primordial. Les autorités françaises doivent garantir à chaque personne usagère de drogues et ses proches, de pouvoir en disposer ».

Des morts prématurées évitables

Cette exigence, AIDES et Coalition PLUS la rappellent à l’occasion de la Journée internationale de sensibilisation aux surdoses (31 août). Dans un communiqué, les membres de Coalition PLUS plateforme Europe (2) indiquent « qu’un décès lié à la consommation de drogues est une mort prématurée qui aurait pu être évitée avec une politique de réduction de risque plus volontariste et généralisée ». En 2018, ce sont 8 200 personnes qui ont perdu la vie, 300 de plus qu'en 2017, dans l’Union européenne, pour cette raison. Depuis 2012, le nombre de morts dus aux surdoses a augmenté de 62 %. « La situation en Europe est critique. Les dispositifs existants de réduction des risques sont souvent fragilisés par un manque de financements et les besoins des personnes ne sont pas couverts. L’accès à la naloxone, aux salles de consommation à moindre risque et aux traitements de substitution aux opiacés en Europe, n’est pas suffisamment assuré. Pourtant tous ces dispositifs sont efficaces à éviter les décès liés aux surdoses », rappelle le communiqué. « Il est urgent que l’Europe intensifie ses actions. L’Union européenne, ses États membres et voisins peuvent et doivent réagir pour déployer et amplifier ces dispositifs de réduction des risques » ; des dispositifs qui ont largement démontré leur efficacité.

Europe : une autre politique des drogues

Lors de la campagne des élections européennes en avril dernier, Coalition PLUS plateforme Europe avait défendu sa  « Vision de l’Europe de la santé » co-signée par 47 organisations de la société civile européenne. Elle y appellait déjà à en « finir avec la guerre contre les drogues et à mettre en place au niveau européen et dans chaque pays une politique des drogues ambitieuse et respectueuse de la santé et des droits des personnes consommatrices ». Au moment où les instances européennes se reforment, cette revendication reste d’actualité. Coalition PLUS plateforme Europe attend des responsables politiques européens et nationaux qu’ils passent à l’action en :

- supprimant les lois et les peines d’emprisonnement pour la consommation et la possession de drogues pour usage personnel ;
- mettant en place une politique volontariste de réduction des risques basée sur les recommandations de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomaines (3) et appuyée sur des financements solides et pérennes ; 
- élargissant l’accès à la naloxone via la délivrance communautaire aux consommateurs-trices ;
- élargissant l’accès aux traitements de substitution, incluant la prescription médicale de l'héroïne ;
- généralisant les salles de consommation à moindre risques et les services d'analyse des produits.

France : une consommation en augmentation

Si Coalition PLUS plateforme Europe raisonne principalement sur le plan supranational, ses revendications se déclinent également à l’échelle française où le problème se pose aussi. Mais que sait-on de la situation en France ? Dans son communiqué du 30 août, Coalition PLUS plateforme Europe explique que « les dernières données d’enquêtes françaises font état de 400 décès dus aux surdosages d’opioïdes (héroïne, morphine, Tramadol, fentanyl, méthadone, codéine) en 2019. Comme les usagers d’héroïne, des patients traités par antalgiques opioïdes sont concernés. Le nombre de victimes se rapproche de plus en plus de la mortalité par overdoses qui existait avant les traitements de substitution ».

Le 20 février 2019, l’Agence nationale de santé (ANSM) publie un « un état des lieux de la consommation en France (…) des antalgiques opioïdes ». L’agence explique qu’en dix ans, leur consommation a augmenté » ; une augmentation qui « s’inscrit dans la politique d’amélioration de la prise en charge de la douleur » mise en place depuis 1998 grâce à un plan dédié. Mais parallèlement, l’ANSM observe une « augmentation du mésusage, ainsi que des intoxications et des décès liés à l’utilisation des antalgiques opioïdes, qu’ils soient faibles [tramadol, codéine, poudre d’opium, ndlr] ou forts [morphine, oxycodone ou fentanyl, ndlr]. L’ANSM se veur rassurante et explique que la situation chez nous « n’est pas comparable avec celle observée aux États-Unis et au Canada ». Pour l’agence française, l’enjeu « consiste à sécuriser au mieux l’utilisation des antalgiques opioïdes sans restreindre leur accès aux patients-es qui en ont besoin ». Quoi qu’il en soit, le rapport de l’ANSM donne des infos précieuses. D’après les données de l’assurance maladie, près de dix millions de Français-es ont eu une prescription d’antalgique opioïde en 2015. En 2017, l’antalgique opioïde le plus consommé en France est le tramadol puis la codéine en association et la poudre d’opium associée au paracétamol. Viennent ensuite la morphine, premier antalgique opioïde fort, l’oxycodone, à présent pratiquement autant consommé que la morphine, puis le fentanyl transdermique et transmuqueux à action rapide. Entre 2006 et 2017, la prescription d’opioïdes forts a augmenté d’environ 150 %. L’oxycodone est l’antalgique opioïde qui marque l’augmentation la plus importante. La consommation globale des opioïdes faibles est restée relativement stable. Le tramadol est devenu l’antalgique opioïde le plus consommé (forts et faibles confondus) avec une augmentation de plus de 68 % entre 2006 et 2017. Si l’intérêt de ces médicaments dans le traitement de la douleur n’est pas remis en cause, la consommation des antalgiques opioïdes peut s’accompagner de complications graves. Cette problématique touche principalement des patients-es qui consomment un antalgique opioïde pour soulager une douleur, et qui développent une dépendance primaire à leur traitement, et parfois le détournent de son indication initiale. Ainsi, le nombre d’hospitalisations liées à la consommation d’antalgiques opioïdes obtenus sur prescription médicale a augmenté de 167 % entre 2000 et 2017 passant de 15 à 40 hospitalisations pour un million d’habitants. Le nombre de décès liés à la consommation d’opioïdes a augmenté de 146 %, entre 2000 et 2015, avec au moins quatre décès par semaine, indique l’ANSM.

Une conférence de presse pour interpeller et proposer

Ces données françaises, elles sont au cœur de la conférence de presse qui se tient le 2 septembre à l’hôpital Marmottan. Les personnalités et structures (4) signatires des douze propositions pour faire face à la crise des opioïdes y rappellent l’enjeu de santé publique qui se pose aujourd’hui en France. « Le risque d’overdose existe désormais dans la population générale », explique ainsi le professeur Michel Reynaud (président de Fonds Actions Addictions), citant des données de 2017. Cette année-là, il y a eu 432 décès par overdoses : 100 par héroïne, 200 par traitements de substitution, 100 par antalgiques opioïdes. Bien sûr, la situation française n’est pas celle des États-Unis ou du Canada (47 000 morts par an aux États-Unis), rappelle le professeur Nicolas Authier, mais le médecin note que 25 % des Français-es souffrent de douleurs sévères et peuvent se voir prescrire des antalgiques opioïdes. Mais, ce qui inquiète le médecin, c’est la tendance  de ces dernières années. « Les hospitalisations par overdoses aux antalgiques opioïdes ont connu une hausse de +167 % sur la période 2000-2017 ; dans le même laps de temps, les décès par overdoses d’antalgiques opioïdes ont augmenté de 146 % ».

Pour les intervenants-es à la conférence de presse, il est évidemment possible d’enrayer le phénomène, afin de ne pas connaître, ici, une crise comme celle qui sévit sur le continent nord-américain. Pour cela, il est indispensable d’assurer un accès effectif à la naloxone pour toutes et tous… ce qui n’est pas du tout le cas.

Une enquête de Béchir Bouderbala, Julia Monge et Bastien Reyne sur la diffusion de la naloxone en France, indique que 160 000 kits de Nalscue (spray nasal) ont été commandés depuis 2017 : 9 000 kits ont été distribués gratuitement par le labo fabricant ; 7 000 kits ont été vendus entre 2018 et 2019. Pour le Prenoxad (la formule injectable) : 920 kits de Prenoxad ont été vendus du 3 juin au 30 août 2019 et plus de 100 pharmacies ont commandé ce kit depuis juin 2019. L’enquête a porté sur 80 pharmacies visitées : 2 pharmacies seulement disposaient d’un kit de Prenoxad ; 97,5 % des pharmacies interrogées ne disposaient pas de kit de Prenoxad ; Par ailleurs, 87,5 % des pharmacies visitées avaient une connaissance inexistante ou quasi-inexistante de la naloxone.

C’est pour pallier ce déficit de connaissance, de diffusion et plus largement d’accès que les ONG ont réalisé un ensemble de douze propositions qu’elles entendent défendre auprès des autorités de santé. Pour Nicolas Authier, on peut améliorer la diffusion de la naloxone en la prescrivant plus, en la distribuant partout où elle peut être utile aux personnes usagères exposées à un risque d’overdoses ; personnes qui ne se limitent pas à celles qui consomment des drogues. Une large diffusion est donc demandée via les professionnels-les de santé et de secours (police, sapeur-pompiers), les personnes usagères, leurs proches (entourage et famille), les pairs, les militants-es, etc. permettant une couverture optimale pour répondre au plus vite aux urgences… ce qui sauve des vies. Mais note aussi le docteur Mario Blaise, directeur médical de l’hôpital Marmottan, la mise à disposition de kits de naloxone est « un bon moyen de sensibiliser les personnes usagères et leur entourage aux risques d’overdoses, aux signes qui les annoncent et aux moyens d’y faire face ».

(1) : La photographe américaine Nan Goldin a livré, durant plusiuers années, une lutte personnelle contre les opioïdes. Nan Goldin milite depuis deux ans avec les membres du collectif qu’elle a fondé, PAIN. C’est en 2014 qu’un médecin lui prescrit de l’Oxycontin pour la première fois alors qu’elle souffre d’une tendinite. En mars 2017, elle entre en cure de désintoxication.
(2) : AIDES (France), Gat (Portugal), Aras (Roumanie), Groupe sida Genève (Suisse).
(3) : EMCCDA et ECDC - Rapport d'orientation, intitulé « Prevention and control of infectious diseases among people who inject drugs », 2011.
(4) : France Patients Experts Addictions/FPEA, Aictions Addictions, Fédération addiction, FFA, AIDES, Institut Analgesia, Asud, Addicto-Paris, GHU Paris, Uspo, Safe, Médecins du Monde, prooses, FMA, Hôpital Marmottan, Gaïa, PCP, SOS Hépatites.


Crise des opioïdes : les douze propositions des ONG françaises
1 - Faciliter l’accès à la naloxone en levant les barrières de coût : distribution gratuite dans les structures, prix accessible en pharmacie pour les différentes galéniques (IM, spray), remboursement à 100 % sur prescription. Actuellement, il existe une offre en pharmacie, sous forme intramusculaire au prix de 23,16 €, remboursable à 65 % sur prescription. En pratique elle n’est quasiment pas disponible ;
2 - Faciliter une large accessibilité à la naloxone par des conditions de délivrance diversifiées permettant l’utilisation par les pairs (« take home ») à tout moment donc du parcours des usagers-ères et de leur entourage : structures spécialisées (douleur, addiction, etc.), médecine de ville, prisons, hôpitaux, associations de patients-es ou d’usagers-ères, distributeurs automatiques. C’est ainsi que la naloxone peut être efficace : en étant administrée sur place par des pairs ;
3 - Faciliter l’utilisation de la naloxone par des pairs profanes (non professionnels-les de santé) grâce à des galéniques simples d’emploi de la naloxone : formes injectables intramusculaires, auto-injecteurs, spray nasal… La facilité d’emploi et de conservation à domicile est une des clés du succès ;
4 - Informer et impliquer l’ensemble des personnes concernées et leur entourage grâce à une approche large de type « grand public », visant aussi bien les usagers-ères dépendants-es « classiques », les usagers-ères récréatifs-ves, les personnes traitées par substitution opioïde (MSO : méthadone, buprénorphine) que les personnes souffrant simplement de douleurs chroniques et bénéficiant à ce titre de traitements par des opioïdes médicamenteux antalgiques. Elles sont très nombreuses et peu au fait des risques ;
5 - Former les acteurs-rices professionnels-les et profanes (pairs, entourage, services de secours à la personne, policiers…) au repérage des signes de l’overdose et à l'utilisation de la naloxone (cf. projet de plateforme en ligne de formation et de certification : repérage des signes de l’OD, alerte auprès des secours, administration de la naloxone, PLS et désobstruction des voies respiratoires, bouche à bouche et massage cardiaque, surveillance) et doter les services de secours (police, gendarmerie, pompiers) de kits naloxone sous forme de sprays ;
6 - Déployer une communication d’ampleur et non stigmatisante afin de sensibiliser les différents publics aux risques liés aux opioïdes, aux autres possibilités de traitement de la douleur et à au recours efficace que constitue la naloxone en cas de surdosage ;
7 - Inscrire l’ensemble des initiatives autour de la naloxone dans un cadre plus large de bonne utilisation des opioïdes, de prévention des overdoses et de réduction des risques : modes de régulation par les pouvoirs publics tournés vers la réduction des risques, formation et sensibilisation des médecins, développement d’autres outils de prévention des overdoses répondant aux besoins des usagers-ères tels que l’analyse de drogues ;
8 - Donner, comme proposé à l’Agence national de sécurité du médicament, un cadre juridique sécurisant aux personnes qui préviennent les secours pour favoriser les bonnes pratiques en la matière (cf. Good samaritan drug overdose act, Canada, 2017). Décharger de responsabilité pénale et civile les acteurs-rices du premier secours (police, gendarmerie, pompiers) en cas d’échec de la tentative de réanimation avec la naloxone ;
9 - Impliquer et mettre en réseau tous les acteurs-rices pour favoriser l’accessibilité et le bon usage de la naloxone : personnel de santé, hôpital, médecine de ville, pharmacie, services de secours à la personne, police, justice, administration pénitentiaire, médico-social, Csapa, Caarud, services de santé scolaires et inter-universitaires, famille, usagers-ères, patients-experts, pairs ;
10 - Développer l’usage de la naloxone par une approche de santé communautaire où les pairs et leur entourage sont les acteurs essentiels de prévention des risques et des dommages par leur proximité avec les victimes potentielles ;
11 - Mieux identifier les zones de vulnérabilité aux « accrochages » et aux overdoses opioïdes : sorties précoces d’hôpital (« virage ambulatoire ») avec une prescription d’opioïdes, prescriptions massives en cas de douleurs rebelles paroxystiques, sorties de détention, sorties de cures de sevrage, phases d’initiation TSO, rechutes, usages « naïfs » en milieu festif, polytoxicomanies, erreurs médicamenteuses, etc.
12 - Mieux organiser et coordonner les systèmes de veille (tableau de bord annuel : CEIP, OFDT, ARS,…) en impliquant plus l’usager (analyse de drogues) et promouvoir des recherche interventionnelle et collaborative (chercheurs, praticiens, pairs) sur les overdoses opioïdes et la naloxone impliquant tout particulièrement les communautés d’usagers-ères et leur entourage.


Connaissez-vous la naloxone, antidote aux overdoses d’opioïdes ?
Médecin psychiatre et pharmacologue, professeur des universités et praticien hospitalier (Inserm 1107/université Clermont Auvergne), Nicolas Authier a participé à la conférence de presse de mobilisation pour « un accès effectif à la naloxone », le 2 septembre, à l’Hôpital Marmottan. Le 29 août, il a publié un article sur le site The Conversation où il fait un point détaillé sur la naloxone. Il y rappelle qu’en Europe « les décès par overdose sont liés dans plus de 80 % des cas aux opioïdes (héroïne, oxycodone, tramadol et fentanyl) », selon les données de l’Observatoire européen des drogues et toxicomanies. En France, les « chiffres (…) ne sont pas très différents, puisque selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), les opioïdes sont impliqués dans 78 % des décès par overdose » dans le pays. « Le surdosage en substance opioïde se traduit par une somnolence qui peut aller jusqu’au coma, associée à une diminution de la fréquence respiratoire voire un arrêt respiratoire et le décès de la personne », explique le médecin. « L'overdose guette aussi les patients souffrant de douleur chronique et exposés aux médicaments antidouleur opioïdes comme le tramadol ou l’oxycodone. Soit parce que leur douleur, mal contrôlée, entraîne une consommation excessive, soit parce qu’ils ont développé une addiction à ces médicaments et des comportements d’abus associés », détaille-t-il. En cas de surdose aux opioïdes, on peut utiliser la naloxone en urgence en « attendant les secours, qui préconiseront le plus souvent une courte hospitalisation ». Deux formes de naloxone sont actuellement disponibles en France. La première est à administration intranasale, le Nalscue ; un médicament qui connaît des difficultés d’accès suite à un désaccord sur le prix. « Le laboratoire qui le produit a néanmoins maintenu la possibilité, pour les structures médico-sociales ou hospitalières, de commander les kits de naloxone déjà fabriqués (qui se périmeront en décembre 2020) », explique le docteur Authier. L’autre forme autorisée (Prenoxad) est administrée par voie injectable intramusculaire. « Elle devrait être disponible depuis le mois de juin 2019 dans toutes les pharmacies. Les patients peuvent l’obtenir sur ordonnance (dans ce cas elle est remboursée), ou l’acheter sans ordonnance », explique Nicolas Authier. Les autorités de santé ont fait le choix « d’une mise à disposition générale (…) devrait également permettre un accès large pour les patients traités par opioïdes. C’est pour cette raison que l’Agence a autorisé l’exonération de la prescription médicale obligatoire pour les spécialités à base de naloxone, afin qu’elles puissent être délivrées sans ordonnance dans toutes les pharmacies ». Dans son article pour The Conversation, le docteur Authier explique que « la facilitation de l’accès à la naloxone vise à remplir deux objectifs. Il s’agit tout d’abord de sensibiliser les usagers d’opioïdes, illicites ou médicaments, au risque de surdosage (…) Le second objectif est de réduire la mortalité par overdose en permettant une administration de l’antidote avant l’arrivée des secours. »

Purdue Pharma au coeur de la polémique
Purdue Pharma et ses propriétaires, la famille Sackler, négocient un accord qui verrait le groupe pharmaceutique américain, fabricant de l'analgésique Oxycontin, verser 10 à 12 milliards de dollars pour mettre fin à plus de 2 000 plaintes à son encontre dans la crise des opiacés aux États-Unis, a indiqué (28 août) l’agence Reuters. Groupe pharmaceutique non côté en bourse, Purdue fait partie des laboratoires et distributeurs pharmaceutiques accusés d'avoir alimenté une addiction aux traitements opioïdes aux États-Unis, qui aurait occasionné 400 000 morts entre 1999 et 2017, selon les Centres américains pour le contrôle et la prévention des maladies. Les plaignants-es dénoncent les pratiques commerciales de Purdue auquel ils reprochent de ne pas avoir mis en garde les médecins et les patients-es sur les risques liés à une consommation prolongée de ses opiacés. Purdue et la famille Sackler rejettent ces accusations. Le groupe a déclaré qu'il travaillait activement à la recherche d'une solution avec les procureurs de diférents États américains et divers plaignants-es, sans évoquer de montant précis. Aucun accord n'a pour l'instant été conclu et les négociations peuvent encore échouer, a indiqué Reuters, citant des sources proches du dosiser. Purdue n’est pas le seul laboratoire pharmaceutique mis en cause. Autre grand laboratoire mis en cause, Johnson & Johnson a été condamné (26 août) par un juge de l'Oklahoma à verser 572 millions de dollars (515,2 millions d'euros) de dommages-intérêts pour avoir contribué à la crise de surconsommation d'opiacés dans cet État. Le laboratoire a fait appel. Par ailleurs, Purdue doit comparaître le 21 octobre prochain dans le cadre du premier procès organisé au niveau fédéral, qui concernera aussi les laboratoires Teva et Johnson & Johnson ainsi que les distributeurs McKesson, Cardinal Health et AmerisourceBergen. Cette procédure fédérale rassemble environ 2 000 plaintes émanant essentiellement de diverses autorités locales aux États-Unis. Des représentants-es de Purdue et de la famille Sackler, dont la fortune est estimée à 13 milliards de dollars, ont discuté la semaine dernière avec des villes, des comtés et des États sur les contours d'un éventuel accord, a dit l'une des sources de Reuters.

Surdosage et overdose d’opioïdes en France : l’ANSM fait le point
À l’occasion de la journée internationale de sensibilisation aux surdoses (Overdose awareness day, 31 août), l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) a réalisé un point de situation sur l’offre thérapeutique des antidotes aux opioïdes en France.
L’ANSM a octroyé deux autorisations de mise sur le marché (AMM) pour des kits de naloxone prête à l’emploi : en 2018 pour Nalscue, naloxone par voie nasale, et en mai 2019 pour Prenoxad, naloxone injectable.Afin que les personnes puissent les obtenir sans ordonnance obligatoire, l’ANSM a également proposé, après avis de la Commission des stupéfiants et des psychotropes, des modifications de la réglementation en ce sens. « Depuis 2015, l’ANSM s’est mobilisée pour permettre aux personnes usagères de drogues, aux personnes en situation de surdosage et à leur entourage un accès large et facilité à la naloxone pour le traitement d’urgence des overdoses aux opioïdes médicamenteux tels que la morphine et la méthadone, ou illicites tels que l’héroïne ou les fentanyloïdes de synthèse, dans l’attente d’une prise en charge médicale », indique l’agence.
Cette dernière a notamment mis à disposition, dès 2016, Nalscue par le biais d’une autorisation temporaire d’utilisation (ATU) de cohorte. Cette ATU a permis une mise à disposition précoce de la naloxone à environ 2 000 personnes entre 2016 et 2018. Dans ce cadre, au moins 30 personnes ont reçu la naloxone dans une situation d’overdose et aucun décès n’a été rapporté chez ces patients.
Actuellement, sont disponibles en France via les kits prêts à l’emploi :
- Prenoxad solution injectable intramusculaire en seringue préremplie (0,91 mg/ml) :  disponible depuis mai 2019 dans les établissements de santé, en centres de soin, d'accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa), en centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (Caarud). Il est également disponible dans les pharmacies de ville ;
- Nalscue, solution pour pulvérisation nasale en récipient unidose (naloxone 0,9mg/0,1mL) : disponible dans les établissements de santé, les Csapa et les Caarud.D’autres kits de naloxone prête à l’emploi et sous forme de spray nasal (Nyxoid, Naloxone Adapt et Ventizolve) ont obtenu une autorisation de mise sur le marché (AMM européennes) et vont être commercialisés. Nalscue ne sera plus disponible en France début 2020.

 

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Crise des opioïdes : comment les laboratoires pharmaceutiques américains ont ravagé les Appalaches

07h00 , le 5 septembre 2019, modifié à 09h28 , le 5 septembre 2019 La distribution massive d'antidouleurs hautement addictifs a fait des centaines de milliers de morts et asservi des villes entières aux Etats-Unis. Voici comment les laboratoires pharmaceutiques ont délibérément ciblé les classes moyennes et inférieures blanches du "South East" désindustrialisé.

Rassemblement, le 2 août, devant un tribunal de Boston où la firme pharmaceutique Purdue Pharma était entendue sur son rôle dans l’épidémie d’overdoses. Une victime, Frank Huntley, a confectionné un mannequin macabre avec les boîtes de cachets qui lui ont été prescrits pendant quinze ans.

Rassemblement, le 2 août, devant un tribunal de Boston où la firme pharmaceutique Purdue Pharma était entendue sur son rôle dans l’épidémie d’overdoses. Une victime, Frank Huntley, a confectionné un mannequin macabre avec les boîtes de cachets qui lui ont été prescrits pendant quinze ans. (Sipa)Partager sur :

C'est une guerre qui ne dit pas son nom. Un champ de bataille au cœur de l'Amérique. Mais pas n'importe lequel. Celui des ­Appalaches, ces contrées difficiles, fermées, meurtries, martyrisées par l'Histoire et les hommes. La ligne de front est mouvante, l'ennemi, multiforme. La malédiction des Appalaches est une déflagration médicale, sociale, ­humaine qui tord le bras, les bras, enfonce les aiguilles dans les plaies ­ouvertes, qui endort, réveille, soulage, puis fait souffrir. Elle tient en laisse, n'autorise aucun répit. Elle ­asservit.

L'ennemi porte plusieurs noms : ­OxyContin, oxycodone, hydrocodone… Il possède une ­capacité d'adaptation phénoménale parce que des hommes en blouse blanche, loin de ces paysages saturés de vert, y veillent scrupuleusement. Dans les ­laboratoires aseptisés des grands groupes pharmaceutiques, ces artilleurs de la molécule chimique ont sciemment pilonné les comtés les plus pauvres des replis montagneux ­barrant l'est des Etats-Unis, en Virginie-­Occidentale, dans le Kentucky ou en Caroline du Nord. Un road-trip des pilules et de la seringue qui dévastent tout sur leur passage.

A première vue, il faut être sacrément tordu pour voir le mal derrière ce tableau bucolique. Prenez la partie sud de la Virginie-­Occidentale. Un régal de montagnes et de forêts qui débordent sur les routes et les hameaux. Et pourtant, c'est ici que se noue l'une des pires tragédies de l'histoire moderne américaine, en ces terres fameuses où flottent encore, nombreux, les drapeaux confédérés. L'État a été l'épicentre de la crise des opiacés aux États-Unis, le "ground zero" de la hillbilly heroin, ces antidouleurs qui tuent depuis les années 1990. La Virginie-­Occidentale, à elle seule, a reçu au total 66,5 millions de ces cachets.

La surdose, première cause de mortalité pour les moins de 50 ans américains

"Une métaphore de ­l'Amérique", selon l'écrivain Ron Rash, qui, il y a quinze ans, a volé au secours de sa région dans ses œuvres avec deux nouvelles prémonitoires sur le sujet, Back of Beyond et The Ascent. "Les industriels de la pharmacie se sont dit : 'Ce sont des ploucs [hillbillies], ils sont tous pauvres, tout le monde s'en fiche.' Vrai! Pour les politiques, c'est un électorat qui ne compte pas. Lorsque j'allais en tournée promotionnelle dans d'autres États, on me disait : 'Mais non, tu exagères, on est en Amérique, les choses ne se passent pas comme ça.'"

Lire aussi - Crise des opiacés : le cri d'alarme de 90 médecins dans le JDD

Le 18 juillet, des révélations du Washington Post basées sur des données de la Drug Enforcement ­Administration (DEA) lui ont donné raison. De 2006 à 2012, une dizaine de grands groupes pharmaceutiques ont bel et bien cyniquement ciblé la région des Appalaches. "Ils ont appréhendé ce territoire comme n'importe quel autre marché, s'insurge l'écrivain, avec des profits gigantesques à la clé. Ils n'ont jamais eu vraiment l'intention de soigner des gens, mais plutôt de faire un maximum de cash."

Les chiffres enfin lâchés par la DEA donnent le tournis. Plus de 76 milliards de pilules ont été ­distribuées à travers tout le pays entre 2006 et 2012. ­L'Amérique a consommé dans cette période 80% des antidouleurs prescrits dans le monde. Résultat : 350.000 décès par surdose, soit six fois le nombre de soldats américains morts pendant la guerre du Vietnam.

C'est désormais la première cause de mortalité aux États-Unis pour les moins de 50 ans. Les ­Appalaches occupent la première place dans ces statistiques apocalyptiques. Le taux de prescription ­d'ordonnances y est de 45% fois plus élevé que dans le reste du pays. Rien qu'en Virginie-Occidentale, 780 millions de pilules ont été vendues entre 2007 et 2012. Quant au taux d'overdose, il était ­toujours, en 2017, 72% plus haut dans les Appalaches que partout ailleurs en Amérique.

Il y a toujours eu une culture de la drogue aux États-Unis mais, pour la première fois, les classes moyennes et supérieures blanches ont été touchées

Lorsqu'il regarde la carte des ­opiacés publiée par le ­Washington Post, un autre grand écrivain appalachien, David Joy, parle de "gigantesque ecchymose". "Il y a toujours eu une culture de la drogue aux États-Unis, note-t-il, mais, pour la première fois, les classes moyennes et supérieures blanches ont été touchées. Et l'on n'était plus dans le fun, mais dans le désespoir. Les grands industriels étrangers aux Appalaches nous ont colonisés. Ils ont pris le charbon, le bois et maintenant la dernière ressource, les gens."

C'est dans le comté de Lee, à Saint Charles, en Virginie, que la crise a pris ­racine. Dès 1990, un homme, le docteur Art Van Zee, entièrement dévoué à ses patients, est le premier à se rendre compte que quelque chose ne tourne pas rond. "Les gens ont commencé à avoir des comportements associés au manque, à voler et à mourir en nombre, explique-t-il. Je me suis posé des questions sur ces antidouleurs que je prescrivais." Il sonne l'alarme ; alerte notamment Purdue Pharma, la firme qui est à l'origine de tout avec son produit phare, l'OxyContin. En vain.

"Ils m'ont pris de haut, grince Van Zee, se sont réfugiés derrière leur pseudo-savoir chimique et ont fini par lancer des campagnes de dénigrement à mon encontre." Pourtant, le docteur a raison. Ainsi, la Virginie-­Occidentale voisine – qui agonise après la fermeture de ses mines de charbon –, en plus d'être le plus pauvre État du pays, devient celui où l'on meurt le plus d'overdose – c'est toujours le cas aujourd'hui. L'étrange épidémie ne touche pas que des profils de junkies classiques, mais aussi des hommes et des femmes de tous âges souffrant de douleurs dorsales, d'un cancer ou d'un simple mal de dents. Des grands-mères, des mineurs. Tous perdent les pédales. Les vieux braquent les outils entreposés dans les granges pour les revendre, des mères de famille pénètrent dans les maisons et raflent tout ce qu'elles peuvent afin de s'acheter ces précieux antalgiques qui les soulagent tant, ou, faute d'ordonnance, de l'héroïne. Nous sommes dans les années 1990-2000 ; qui ­s'intéresse aux Appalaches, à part les vautours de la pharma-industrie? Qui les défend?

L'inaction des gouvernements successifs

Vernies de noir, les chaussures du shérif Martin West sont remarquables de sophistication pour un officier de la police d'État. Que signifient-elles? Que ce fils de mineur de 63 ans, pilier de la communauté de Welch, dans le sud de la Virginie-Occidentale, reste envers et contre tout un homme debout. "Notre cimetière est rempli de morts à cause de l'épidémie, résume-t-il. J'ai moi-même perdu trois membres de ma famille, nous vivons une tragédie depuis des années et rien ne semble pouvoir l'arrêter." Il y a longtemps, Welch était surnommé "le petit New York". 100.000 habitants, des mines de charbon et du boulot pour chacun. Aujourd'hui, il reste moins de 2.000 résidents, qui ressemblent pour la plupart à des zombies.

Welch est une cité fantôme avec des maisons aux allures de manoir hanté, rideaux tirés sur un présent que personne ne peut plus voir. On estime que plus de 20% des habitants de la ville agonisante sont dépendants aux opiacés, à l'héroïne ou à quelque autre drogue synthétique. Le shérif West ne s'en remet pas. "Les compagnies qui exploitent ici le gaz de schiste viennent avec leurs salariés, parce que chez nous personne ne réussit les tests de drogue. Un tiers des enfants ont été placés à l'extérieur de l'État, non parce que les parents sont morts, mais parce qu'ils sont tous accros. Nous sommes passés des opioïdes à l'héroïne, au fentanyl [opiacé surpuissant] et maintenant à la méthamphétamine."

Comme le docteur Art Van Zee, le shérif West fut l'un des plus prompts à réagir. "Notre comté a été le premier à traîner en justice un fabricant de pilules", souligne-t-il. Il prend alors contact avec un avocat de Charleston, Mark Troy. Ce dernier le reconnaît : "On s'est sentis comme David contre Goliath. Aller s'attaquer à de grands groupes, c'était gonflé. Tout le pays semblait s'en foutre." Il faudra le témoignage poignant en 2016 d'un autre avocat, David Grubb, qui raconte la mort de sa fille Jessie, athlète ­accomplie et bonne élève, face à un Barack Obama qui s'est déplacé dans cet État où il est tant haï.

La nation découvre ce mal rampant et obscur qui touche aussi les gens de bonne famille. "Ils ont connecté, se souvient Mark Troy. Les filles du président étaient encore ­petites, il a compris l'ampleur du drame." Le shérif West n'est pas de cet avis. Il conserve une amertume tenace au souvenir de l'inertie de l'administration de l'ancien président démocrate, et loue en revanche Donald Trump. "Nous avons vu Kellyanne Conway, sa conseillère, à la ­Maison-Blanche, l'année dernière. Elle nous a accordé du temps. On va voir ce qu'il en sort." Chris McGreal, journaliste du ­Guardian et auteur d'une remarquable enquête, American Overdose ­ (PublicAffairs, non traduit), abonde : "Les libéraux américains ne se sont jamais préoccupés de cet électorat. On ne peut pas enlever à Donald Trump le mérite d'avoir déclaré que c'était une épidémie et une cause nationale. Après, sur le terrain, rien n'a vraiment changé."

On a eu les pilules, puis l'héro, maintenant on a la meth. C'est terrible, parce que cette drogue rend dingue

La preuve : allons à trente minutes de Welch, dans le bourg de War ("guerre"), 808 habitants. Hormis les enfants, on peut estimer que tout le monde est défoncé. Entre 2012 et 2016, les grandes marques de la pharma-industrie ont vendu ici plus de 300.000 comprimés d'hydrocodone (un opioïde antidouleur semi-synthétique très puissant). Soit 370 par habitant. Comment est-ce possible? "Le désespoir et la rage, lance Mary, 26 ans, une rescapée sous méthadone. Ici, on n'a qu'un mot à la bouche : drogue, drogue, drogue!" Au même moment, de l'autre côté de la rue principale, un homme marche sous le cagnard. Grand et sec, agité, sous méthamphétamine. L'un de ceux que les drogués désignent entre eux comme les backpakers, parce qu'ils portent des sacs à dos, ou encore les "zombies". "On a eu les pilules, puis l'héro, maintenant on a la meth, reprend Mary. C'est terrible, parce que cette drogue rend dingue. J'ai pas encore essayé… Qu'est-ce que je raconte, je suis clean depuis quatre ans, évidemment que je ne vais pas essayer…"

Au pic de la défonce légale, et avant que la FDA (Food and Drug ­Administration) ne renforce ses contrôles auprès des médecins et des pharmaciens, trois compagnies, SpecGx, Actavis et Par ­Pharmaceutical fabriquaient 88% des opioïdes. Une quatrième était très en vue : Purdue Pharma, propriété des Sackler, célèbre ­famille philanthrope de Boston. Leur fameuse molécule, ­l'OxyContin, avec tout juste 3% du marché, leur a rapporté à elle seule plus de 2 milliards de dollars en cinq ans. Le docteur Lou Ortenzio n'avait aucune raison de s'en méfier.

Devenu pasteur à ­Clarksburg (nord de la ­Virginie-Occidentale), il aime à raconter son histoire. Au volant de son 4×4, il montre son ancien ­cabinet, au centre de la petite ville. Là, il y a encore quelques années, il prescrivait à tour de bras des antidouleurs. "Je voulais que les gens ne souffrent plus, je signais jusqu'à 70 ordonnances par jour, une vraie folie." Lui-même doit tenir le choc, alors il consomme. Un peu, beaucoup. "J'ai fini par faire des faux, au nom de ma mère ou encore de mon plus jeune fils, qui n'avait que 15 ans. Lorsque j'ai été arrêté, il a dû passer devant un grand jury fédéral. Je ne l'ai jamais revu, il m'en veut encore." Lou ­Ortenzio l'admet : "J'ai fait confiance aux labos, aux vendeurs qui nous ­démarchaient, j'ai été d'une grande naïveté."

Un système pour inciter les médecins à prescrire de plus en plus d'opioïdes

D'autres n'ont pas réussi à lutter contre l'agressivité des commerciaux, qui allaient jusqu'à les menacer. "Le système de santé américain est contrôlé par la pharma-industrie, poursuit le journaliste Chris McGreal, pas par le gouvernement. Donc l'idée principale est de faire des profits toujours plus élevés et non de soigner. Résultat, les usines à pilules ont poussé comme des champignons en Virginie-­Occidentale." On sait désormais que des armadas de VRP ont été formées avec des objectifs précis et une politique de persuasion très agressive.

Un système de bonus incitait les médecins à prescrire de plus en plus d'opioïdes. Faire du chiffre, tel était le mot d'ordre. Le juge fédéral Michael John Aloi, de Clarksburg, est un homme d'une grande bienveillance, mais un homme en colère. "On n'a pas besoin de nous bombarder. Nous nous détruisons nous-mêmes. Les Chinois fabriquent le fentanyl, qui a pris le relais des opioïdes habituels, et désormais les cartels mexicains nous en vendent une version encore plus trafiquée."

En attendant, les rednecks ("nuques rouges", terme péjoratif désignant les paysans du Sud) continuent à mourir en nombre. Mais ils ne sont plus les seuls. Dès 2006, l'overdose est sortie des champs pour gagner les centres urbains. Elle est entrée dans les banlieues des classes moyennes, et même dans les quartiers chics des villes appalachiennes. "L'héroïne distribuée aux Noirs dans les années 1970 n'a jamais alerté l'opinion publique, rappelle Chris McGreal. Les pauvres des ­Appalaches n'ont guère plus ému, mais là, on s'est mis à parler de Blancs bien sous tous rapports." 

J'étais à un feu rouge, et il y avait une jeune femme au volant qui était en train de mourir d'overdose, au volant de sa voiture. J'ai appelé les secours, elle a été sauvée in extremis

Devant l'émoi général, la mortalité par surdose devient un vrai problème pour les industriels de l'antidouleur. Comment continuer à faire du profit en enrayant les décès? En 2016, la chimie, encore une fois, trouve la parade. Un "antidote" à l'overdose est mis au point : le Narcan, à base d'une nouvelle molécule, la naloxone, qui se présente sous la forme d'un ­aérosol nasal. En cas de ­surdose, un petit coup de spray et vous êtes de retour parmi les vivants. Vous pouvez même "overdoser" deux à quatre fois dans la journée. Cent cinquante dollars en pharmacie, sans ordonnance.

Louisville, Kentucky, à l'ouest des Appalaches. La région, célèbre pour son derby et ses distilleries de bourbon, retrouve de l'air. Un peu. Le nombre de morts par surdose a baissé l'an dernier, même si l'État reste dans le top 10 des plus sinistrés. Mais personne n'est dupe. Sarah Hargrove, jeune médecin légiste, tempère : "Oui, les chiffres sont en baisse depuis un an. Mais que ­seraient-ils sans le Narcan?" Il est désormais jugé normal, dans certains coins, d'avoir sur soi ce véritable kit de survie. Emily Walden, membre de l'association STOPPnow (Stop the ­Organized Pill Pushers now) à ­Louisville, qui a perdu son fils de 21 ans par un excès d'antidouleurs, raconte. "J'étais à un feu rouge, et il y avait une jeune femme au volant qui était en train de mourir d'overdose, au volant de sa voiture. J'ai appelé les secours, elle a été sauvée in extremis. Depuis, je ne sors plus sans mon kit Narcan."

Membres de l'organisation ­caritative Volunteers of America, Becky et Donald Davis sillonnent le centre de ­Louisville dans leur gros camion blanc. Ce matin, ces deux ex-narcodépendants se trouvent dans le quartier apocalyptique de la 22e Rue, où ils distribuent les ­seringues. Ceux qui défilent devant eux ­carburent pratiquement tous, ­désormais, à ­l'héroïne ou à la meth. Ils disent se piquer dix à quinze fois par jour. L'urgence avant tout : le duo propose systématiquement et gratuitement un kit de ­Narcan à ses "clients". "J'estime qu'une cinquantaine d'overdoses par ­semaine sont ainsi 'récupérées' par le Narcan, indique Becky. Ça vous donne une idée de la réalité…"

Mais l'antidote miracle n'est pas gratuit pour tout le monde. Ses ventes sont passées de 21 millions de dollars en 2011 à 274 millions en 2016. Les fabricants de la molécule estiment qu'ils sont, eux, du bon côté de la force. Celle de la vie à tout prix.

Un silence brutal par Ron Rash, Gallimard.
Le Poids du monde par David Joy, Sonatine
American overdose par Chris Mcgreal, PublicAffairs.