Où sont les femmes ?

Publié par Mathieu Brancourt le 20.10.2012
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Pourquoi les femmes ont-elles tant de mal à se faire entendre ? Une étude ethno-sociologique, financée par la Fondation de France et l’ANRS, a cherché à voir l’impact de l’organisation des structures de prise en charge du VIH sur la mobilisation et la visibilité des femmes séropositives en Guadeloupe. Le constat est édifiant. Barbara Thiandoum, chercheuse, revient sur son immersion dans la première association de lutte contre le sida sur l'île.
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"On sort d’une approche culturaliste pour prendre l’angle de la sociologie des organisations". Voici le premier préalable de cette recherche ethno-sociologique sur la place faite aux femmes vivant avec le VIH en Guadeloupe. "Les derniers travaux effectués appréhendaient cette question à la lumière des représentations sociales, à savoir comment la culture pouvait donner des clefs de compréhension", explique d’emblée Barbara Thiandoum. Ici, l’étude consiste en l’observation participative de la chercheuse dans deux structures : une auto-organisée et l’autre étant la première association de lutte contre le VIH sur l’île. Pendant plus d’un an, elle s’est plongée dans le quotidien d’une personne accueillie. "J’avais la casquette de chercheuse auprès des administrateurs et des permanents, mais pas auprès des usagères de l’association", précise-t-elle. Cela lui a permis de savoir comment les personnes, notamment les femmes séropositives, arrivent dans une structure de lutte contre le VIH et les outils que l’on met à leur disposition. En d’autres termes, la place d’une personne accueillie et les différents mécanismes d’implication.
 
Premier constat : la difficulté à approcher des femmes séropositives. "On pense que le terrain permet d’accéder aux femmes vivant avec le VIH, or cela n’a pas été possible. Il fallait passer par des "entrepreneurs", des relais au sein des structures", indique la chercheuse. De plus, on ne "parle pas du VIH". Au sein de l’association principale, les espaces de paroles "sont quasi-inexistants ou sous l’emprise des psys ou du corps médical". Car selon Barbara Thiandoum, il y a une omniprésence d’un discours issu principalement des médecins, alors que l’association est historiquement et juridiquement fondée sur des principes dits communautaires. "Dans son histoire, la structure communautaire était largement composée par des médecins ou des travailleurs sociaux. Mais même après sa prise d’autonomie de sa fédération initiale, les choses n’ont pas réellement changé", constate cette dernière. Intervenants, administrateurs ou président restent fortement adossés au monde médical. Les formations des permanents (volontaires/salariés) sont principalement assurées par les médecins ou les psychologues, qui animent également les espaces de paroles. "Ces responsables transmettent donc les "bonnes manières" de parler du VIH, dictées par la médecine". Il persiste donc une proximité très forte entre le monde associatif et les membres du corps médical, les seuls "sachants".

Pour illustrer cette situation, Barbara Thiandoum cite l’exemple de l’association "auto organisée"  : "La présidente de l'association auto-organisée est suivie personnellement par la référente psy à l’hôpital de Basse-Terre. Cette dernière assure la supervision des régulations des animateurs de la première association de lutte contre le VIH, ainsi que l'association LGBT et elle est dans le même temps présidente d’honneur de l'association auto-organisée ! Cette psychologue sait donc tout, entend tout", rapporte la chercheuse. Elle parle d’une véritable monopolisation, de centralisation de la parole et de sa distribution.
 
Sur un autre plan, la rédactrice du rapport évoque également une véritable "stratification genrée au sein des structures". Il y a une forte présence, voire une majorité de femmes au conseil d’administration, en tant que volontaire, salariée, mais jamais aux postes importants ou de représentation. "A la tête des structures, on retrouve des personnes très proches des collectivités ou de l’Etat. Il y a une forte visibilité du président (homme) et dans le même temps une invisibilisation des personnes et donc des femmes, qui sont majoritaires en tant que permanentes, volontaires ou personnes accueillies", décrit Barbara Thiandoum. Et quand le président ne peut s’exprimer, ce sont les médecins qui prennent le relais. On ne s’appuie pas sur le groupe présent. "Il y a donc des freins à la visibilité et à la prise de parole dans le "dehors", espace sacralisé où domine la parole du spécialiste, tandis que les usagères sont maintenues dans le "dedans", explique-t-elle encore. Elles occupent des postes d’assistante ou de secrétaire, exécutrices de la politique décidée par l’univers masculin. Les activités proposées sont du même acabit et renvoient à l’identité féminine : tricot, crochet, vannerie ou poupée et pour le sport, danse et gymnastique. "On est complètement dans les archétypes identitaires, voire une forme d’essentialisme", analyse Barbara Thiandoum. Elle l’admet, cela n’a pas été facile pour elle, en tant que "chercheuse-militante".
 
Dès lors, il est très difficile pour les femmes d’occuper l’espace public et de parler entre elles d’une autre manière qu’au sein de la structure. "Celle-ci permet du lien, mais ne permet pas la mobilisation pour la transformation sociale", avance la chercheuse. Les espaces d’auto-support se créent donc à la marge des activités des associations. Une autre situation rapportée par la chercheuse l’illustre. Lorsque la présidente de l’association auto organisée (qui est en sommeil actuellement, ndlr) a fait son "coming out" en tant que personne séropositive, elle s’est mise à occuper un espace public. "Une heure par jour, voire plus elle s'assied sur un banc en face du Mac-do de Basse-Terre. Des passants -femmes, hommes, jeunes viennent lui parler du VIH et de sexe. A ce moment là, on voit que les personnes se présentent et peuvent parler de leur vécu, de manière libre", raconte Barbara Thiandoum. Les femmes se croisent, discutent de tout et donc du VIH. Pourtant, depuis cette révélation de statut sérologique, beaucoup disent que cet acte a eu des conséquences négatives pour elle. "On répète que les femmes vivant avec le VIH sont fragiles, qu’elles peuvent décompenser. Une fois de plus, on "psychologise" cette prise de parole. Cela revient à dire qu’on ne veut pas les faire parler car elles ne seraient pas outillées", regrette encore Barbara Thiandoum.
 
Ces freins à la prise de la parole, en tant que personne séropositive, sont défendus par le fait que la Guadeloupe serait un territoire de "macrellages" (sorte de "qu’en dira-t-on"). Les femmes sont donc très réticentes à livrer leur expérience de la maladie. "Pendant dix mois, je n’avais pas inclus une seule personne dans l’étude. Très souvent, les femmes demandent l’autorisation de parler et j’ai du passer par les "entrepreneurs" des associations. C’est comme si y résident des secrets de famille, des choses qui ne devraient pas sortir. Dans un sens, on cultive ce même macrellage en ne libérant pas la parole".

Cette recherche sociologique ne produit pas de recommandations, ce n’est pas son but. "C’est à la communauté dans son ensemble de s’approprier ce diagnostic et de travailler là-dessus". Barbara Thiandoum, l’équipe SANTESIH de sociologues de l’université de Montpellier 1 et ACTES de l'université Antilles-Guyane feront part de cette étude prochainement. "Là, nous travaillons sur le dispositif adéquat pour rendre compte de ce travail". Car cette dernière doit veiller à ce que cette restitution ne reproduise pas les éléments problématiques pointés dans l’étude.