OUTrans : Pour une approche féministe de notre santé sexuelle

Publié par Ali Aguado et Ian Zdanowicz le 29.09.2013
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Droit et socialtransoutrans

A l’occasion de la conférence sur les transidentités organisée pendant l’EuroPride de Marseille, du 10 au 20 juillet dernier, l’association OUTrans a marqué l’auditoire par une intervention sur les fondements politiques et militants de son engagement. Pour Seronet, voici un texte fort et éclairant sur les enjeux de la reconnaissance des droits des personnes trans.

L'association OUTrans est une association féministe d'auto-support créée en 2009. Par auto-support, nous entendons une approche historique et politique du "self-help" au sens où les actions de l'association sont proposées par et pour des personnes trans, dans une dynamique de soutien mutuel par et pour le groupe. Ainsi, nous sommes dans des pratiques militantes d'expert-e-s profanes où nous proposons des ressources d'empowerment [capacité à renforcer l’autonomie et l’émancipation des personnes, ndlr] pour notre communauté. Nous proposons aussi des permanences d'accueil et d'écoute pour les personnes trans et leurs proches (comme les ami-e-s, les parents, les partenaires amoureux, etc.) afin qu'en groupes non-mixtes, même si souvent les parcours de transitions sont différents d'une personne à une autre, nous puissions avoir des ressources communes par l'échange de savoirs et d'expériences pour éviter l'exclusion familiale et la précarisation des personnes en transition ou désirant entamer un parcours de transition.

Nous estimons effectivement que la question de la santé sexuelle ne peut être de la seule responsabilité des personnes trans, mais que leurs partenaires amoureux doivent aussi être informés des questions spécifiques liées aux corps, aux opérations, à la constellation de manières de se penser et de se vivre dans sa transidentité. Il est notamment aussi précieux et nécessaire pour nous de continuer à pouvoir penser toutes les manières de vivre notre corps, nos désirs et nos pratiques sexuelles, d'intégrer les partenaires de personnes trans, qui sont souvent invisibilisé-e-s ou dont leur propre autodéfinition est remise en question, du fait qu'ils ou elles aient des relations sexuelles et/ou amoureuses avec nous. En tant qu'association de terrain, nous revendiquons donc une expertise profane et défendons l'idée selon laquelle notre parole, nos exigences politiques et nos luttes, ont une valeur autant dans le champ des politiques de santé publique que dans la critique que nous faisons de la médecine, de la psychiatrie et des systèmes de dominations tels qu'ils sont à l'œuvre dans nos vies quotidiennes. Nous défendons l'idée selon laquelle notre vie privée et notre relation au monde sont aussi politiques et relèvent d'un dispositif de pouvoir sexiste, hétéro normatif et raciste : autrement dit, normalisant et faisant de nous des sujets capitalisables et rentables.

Selon l’association, le combat pour la reconnaissance des droits des personnes trans est inextricablement lié à celui, historique, des féministes. Parce que les idéaux sont similaires et l’effet de minorisation est commun, OUTrans revendique une base issue des revendications de lutte contre les rapports de pouvoir et les inégalités de genre, qui découle d’un modèle de société à ses yeux archaïque.

C'est en défendant cette position politique que nous décrivons l'association OUTrans comme une association transféministe. Pour nous, le "transféminisme" est d'abord une praxis [activité humaine visant à modifier les rapports sociaux, ou la pratique dans la vie quotidienne d’un ensemble de réflexions ndlr] politique. La plupart de nos militant-e-s présent-e-s et ancienn-e-s sont issus du mouvement féministe et/ou de la communauté queer, ou communauté "transpédégouine". La question que nous nous posons donc est de savoir comment on peut inclure nos positionnements et nos principes féministes dans la praxis politique de notre association et, plus largement, dans l'agenda du mouvement trans ? Une référence et l'inspiration politique très importante pour nous, dans nos réflexions ont été les collectifs transféministes de Barcelone comme "Guerilla Travolaka", "Trans Block" ou "Octubre Trans". Le GAT à Paris, Groupe activiste Trans, même s’il ne revendiquait pas une position féministe, a été très fondateur dans le positionnement politique d'OUTrans.

Le point de départ de notre réflexion sur la convergence des luttes transgenres et féministes et leur articulation dans le terme "transféminisme" était le constat que la transphobie, contre laquelle lutte notre association, est le produit de plusieurs systèmes de rapport de pouvoir. Alors, pour reconnaître la diversité des formes de la transphobie et pour y résister, nous nous sommes emparé-e-s des outils à la fois politiques et théoriques produits par le féminisme. Le courant du féminisme qui nous est proche et qui, selon nous, ouvre la possibilité de tisser des alliances politiques entre les groupes minorisés. Un courant qui interroge le sujet politique de "nous, les femmes". Cette critique interne et perpétuelle de l'universalisme abstrait menée au sein du féminisme à partir des années 70, 80 et jusqu'à aujourd'hui, a produit une perspective complexe des rapports de pouvoir. Dans cette perspective, il n'y a jamais une seule cause ni une seule forme d'oppression, mais une complexité de relations entre les grands systèmes de rapport de pouvoir comme le sexisme, le racisme, l'homophobie, la lesbophobie, la transphobie, le classisme (discrimination liée à l’origine sociale), le validisme (sur le handicap), qui s’entrecroisent, se produisent et se reproduisent mutuellement et constamment.

Le féminisme et notre pratique transféministe sont une précieuse boîte à outil, pour penser les mécanismes de domination qui sont à l'oeuvre dans la fabrication de la transidentité telle qu'on voudrait la voir,  mais aussi tel que le système juridique, psychiatrique et médical actuel participe à le fabriquer : en souffrance, passive, aliénée, enfermée dans des corps qui ne seraient soi disant pas les nôtres. Bref, des victimes !

Or, au sein d'OUTrans, nous ne sommes pas des victimes passives, rêvant de corps que nous n'avons pas, tempêtant contre une erreur de la nature. Ce que nos corps et nos identités nous apprennent c'est qu'il y a un système qui nous opprime. Pas seulement les personnes trans, mais toutes les catégories "minorisées". Nous faisons parties, avec tout un ensemble de catégories politiques, à des catégories dites "vulnérables" :
Vulnérables au VIH, hépatites virales et infections sexuellement transmissibles (IST), parce qu'il n'existe ni enquêtes épidémiologiques sur les spécificités trans, notamment sous traitement hormonal, ni outils de réduction des risques adaptés à nos besoins et nos réalités si les associations trans ne les conçoivent pas. De plus, concernant notre vulnérabilité aux VIH/hépatites et aux IST, un contexte transphobe permet difficilement de négocier des relations sexuelles protégées pas plus que de prendre confiance en soi ou de la valeur de nos personnes.

Vulnérables aux agressions racistes, transphobes, sexistes, lesbophobes, homophobes, putophobes, handiphobes, parce qu'être trans c'est aussi et souvent appartenir à plusieurs de ces catégories à la fois, qui s'invisibilisent l'une l'autre dans le droit, dans la politique et dans certaines pratiques militantes à tendance universalisante.

Notre transféminisme vise à nous donner des outils pour ne plus nous laisser imposer un langage qui n'est pas le nôtre, mais de renverser le discours dominant et normalisant et, ainsi, repenser nos alliances ou nos projets sociétaux dans un spectre plus large. Un spectre qui ne partirait plus d'en haut, mais d'en bas, dans les termes de celles et ceux que l’on appelle sans en dire le nom : "la Honte de la Nation". Avec lesquels sans conteste, nous nous allions. Le transféminisme que nous défendons vise donc à la transversalité de toutes ces luttes, contre l'exclusion, la fragmentation et l’aliénation des minorités invisibles de notre communauté, en l'élargissant au delà du sujet "trans" à tous les sujets "minorisés" par les nombreux dispositifs de pouvoir qui nous touchent toutes et tous.

Les personnes trans restent les parents pauvres de la lutte contre le VIH. La prévalence du virus y est très élevée, notamment chez les travailleuses et travailleurs du sexe et les femmes et hommes trans migrant-e-s. Pour une prévention efficace, OUTrans réclame une véritable prise en compte des enjeux spécifiques d’une communauté, qui comme dans l’acronyme LGBT, vient en dernière sur cet enjeu de santé.

Ainsi, c'est l'accès à la santé globale et sexuelle et à une offre de soins adaptée pour laquelle nous militons. Cet accès à la santé ne peut se faire sans la circulation d'outils et de ressources pour l'émancipation des trans, de notre "empowerment", et de la lutte contre les effets de vulnérabilisation de certaines catégories "minorisées" dont nous faisons partie. Pour penser notre santé, la santé des personnes trans en termes globaux, pour analyser nos expériences de terrain et pour choisir ensuite les armes de lutte appropriées et pertinentes, il nous faut alors une perspective beaucoup plus vaste que la politique strictement identitaire, concentrée sur les revendications d’un groupe social (vu comme isolé ou détaché de dispositifs beaucoup plus larges).

Selon nous, il est important d'entamer une réflexion qui englobe toute la complexité des facteurs qui produisent et augmentent notre vulnérabilité pour comprendre les vraies causes de notre exposition aux divers risques par rapport à notre santé qui, selon nous, sont :

- les effets des hormones à long terme ;
- les interactions entre la prise d’hormones et les antirétroviraux ;
- la transphobie et l'ignorance des questions qui y sont liées dans les milieux LGBT qui n'offrent pas de contexte facilité à la négociation de rapports sexuels protégés, notamment pour les trans-pédés, les trans-lesbiennes et les queers ;
- le manque d'informations adaptées à nos identités et nos réalités corporelles, opérées ou non ;
- le mauvais accueil des médecins de santé générale pour des questions de santé n'ayant pas de rapport avec nos transidentités ;
- l'obligation ou la croyance d'obligation de passer par des dispositifs de soins institutionnalisés relevant des hôpitaux publics ;
- la nécessité d'avoir l'aval d'un psychiatre pour oser se vivre et se penser comme personne trans.

OUTrans n’a pas hésité à questionner le contexte dans lequel prenait place cette EuroPride marseillaise. Pour l’association, les dérives ingélitaires et classistes s’illustraient par l’évenénement lui-même, pourtant impulsé par la communauté LGBT.

Le fait que l'EuroPride 2013 se déroule à Marseille, comme évènement européen avec une tendance facile à se complaire dans une rhétorique homonationaliste –nous les gays d'ici et eux les gays d'ailleurs comme une ultime vitrine démocratique– n'est, selon nous, pas anodin. Toujours aux autres formes d’exclusion, la question de l’habitat est révélatrice. C’est pour cette raison que l'on voudrait parler ici de liens entre la question de la santé globale de la communauté trans et de la gentrification de Marseille. C'est-à dire le processus d'expulsion des populations les plus vulnérables, le nettoyage des quartiers au profit des classes sociales les plus élevées ; autrement dit un réel nettoyage au kärcher.

En tant qu'association trans, qui veut préserver son autonomie sans tomber dans l'institutionnalisation de nos combats notamment en gardant comme perspective la question de la valeur de nos vies qui sont "hors normes" et qui avons, de fait, gagné notre puissance et notre indépendance, avons appris à ne pas nous laisser imposer le discours que l'Etat et la société attendraient de nous et à ne pas nous contenter des miettes qu'ils nous donnent comme étape obligée à accepter. On le voit avec le mariage pour tous, où les minorités de la minorité ont été évincées : Onze nationalités sont exclues du mariage pour tous, les trans et les lesbiennes n'ont pas accès à la PMA et les coparents non mariés n'ont pas l'autorité parentale, même en ayant participé à la conception d'un enfant et pourvu à son éducation. Qui est ce "tous" que ce mariage protège ? Qui l'a défendu dans ces termes au nom de tous et toutes ? Pour nous, il s'agit de celles et ceux qui ont toujours été dans le cercle de normes (appartenant aux catégories garantissant un relatif confort social : blancs, français, valides, cis-genre, avec l’accès au travail) et qui ont toujours été perçus comme intègres et intégrés, à une société qui formate et exclut celles et ceux tant qu'ils n'y correspondent pas.

Nous ne pouvons alors qu'être méfiant-e-s par rapport aux événements comme l'EuroPride parce qu’on pense qu’ils sont très souvent instrumentalisés, d’une part par l’Etat (comme avec l’homonationalisme ou la conquête d'autres pays pour "libérer" les minorités comme les "femmes", les "homosexuelles" etc.) et, d’autre part, par les investisseurs et des dynamiques de pinkwashing (utilisation des codes de la culture gay ou lesbienne à des fins purement commerciales), comme les enjeux économiques et la revalorisation de la ville, comme c’est le cas aujourd’hui à Marseille.

Le logement et les conditions matérielles de l’habitat en tant qu’une des conditions matérielles basiques qui produisent notre vie quotidienne et définissent ses contours ont, selon nous, des conséquences directes sur notre vie, notre santé globale (sexuelle, physique et mentale) et les façons d’échanger avec d’autres sur notre bien-être. Le processus de gentrification est un symptôme de la logique étatique et économique beaucoup plus vaste, dont la population trans subit aussi les conséquences. Le processus de gentrification influe directement sur les questions de santé : l'insalubrité augmente le taux de maladies, la localisation définit l’accès aux soins (les hôpitaux, les centres médicaux) ; le droit à l’habitat n’est pas acquis pour toutes les personnes qui vivent sur le territoire français, mais seulement pour les personnes en situation régulière sur la terre "française". Les personnes sans-papiers ou les plus précaires sont confrontées à des difficultés énormes pour trouver un logement. Ils ne peuvent pas choisir où et comment ils vivent et sont alors exposés et soumis à la bonne ou mauvaise volonté de personnes qu’ils rencontrent. Ces populations peuvent être aussi expulsées à n’importe quel moment par l’Etat ou les investisseurs privés (de leurs logements ou du territoire) – et elles n’ont pas des moyens suffisants pour se défendre contre cette forme de violence étatique et économique.  C'est ce qui se passe en ce moment à Marseille.

Si l'expérience de terrain était un intitulé dans cette conférence, force est de rappeler que chaque terrain est surtout matériel, localisé, ancré dans le contexte spécifique de la géopolitique et cette localisation définit aussi l'accès à l'éducation, à la culture, à la santé et aux droits. Pourtant à OUTrans, nous partons du principe que pour penser la santé de manière globale et pour bien comprendre notre terrain, il nous faut un regard vaste, critique et attentif à la complexité des enjeux politiques sur plusieurs niveaux de la vie sociétale. Nous considérons aussi que pour changer les conditions matérielles de nos vies et pour diminuer notre exposition aux divers risques sur notre santé et nos vies, il nous faut tisser des alliances, il nous faut une lutte massive, solidaire et transversale, menée sur l’intersection des divers modes d’exclusion, au-delà des questions de genre ou d’orientation sexuelle, mais aussi au niveau du racisme, nationalisme ou le validisme. Et malheureusement, cette liste n'est pas exhaustive.