Pénalisation en Suisse : "une nouvelle jurisprudence"

Publié par olivier-seronet le 17.04.2009
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justice et VIH
Daniela Chiabudini et Yves Bertossa sont substituts du procureur de Genève. Ils ont été amenés à requérir lors des deux derniers procès en date sur Genève concernant des personnes séropositives poursuivies en justice et pour lesquelles l’acquittement total ou partiel a été prononcé. Ces décisions ont pris en compte les connaissances médicales actuelles sur "la non infectiosité des malades sous traitement anti-VIH efficace". Ils ont accepté de parler de ces deux affaires et de partager leur analyse sur les conséquences de ces deux jugements.
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Pouvez-vous revenir sur les affaires que vous avez chacun instruites ?
Daniela Chiabudini : Il s'agit d'une affaire arrivée au parquet en 2006, instruite en 2007 et renvoyée en jugement en 2008. Elle concerne une femme qui a effectivement contaminé son amant en 2002 et qui, parallèlement, a été accusée de mettre en danger son époux de l’époque car elle avait des relations non protégées avec lui alors qu'elle savait qu’elle était séropositive. Elle était, par ailleurs, accusée de dol éventuel [en langage juridique : lorsque l'accusé s'accommode de l'éventualité de commettre une infraction] pour propagation d’une maladie de l’homme et de lésion corporelle grave concernant deux autres amants, en 2004 et 2006. A l’audience, le 13 janvier 2009, nous avons entendu le médecin traitant de l’accusée, une spécialiste du VIH, qui est venue nous confirmer que l'accusée avait en 2004 et 2006, une virémie [charge virale] dans le sang indétectable. Selon les découvertes de la médecine présentées en 2008, informations qui avaient déjà été communiquées à l'accusée en 2004, elle ne pouvait pas transmettre le VIH. Il a été dit lors des débats que les médecins communiquaient alors de façon assez prudente sur ce sujet. L’accusée a dit qu’elle avait cru comprendre, mais qu’elle n’était pas certaine…. A ce point qu’elle n’avait pas averti ses amants de peur de les perdre. Elle n’avait pas réalisé le fait qu’elle ne pouvait pas transmettre le virus et qu’elle pouvait le leur dire clairement. La cour l’a acquittée pour ces deux infractions en retenant le doute sur le fait qu'elle ne pouvait pas transmettre le virus. Elle a néanmoins été condamnée pour le délit manqué sur son époux en 2002.


Yves Bertossa : Une première affaire a été jugée par le tribunal de police au premier semestre 2008. Il s’agissait d’un homme poursuivi et inculpé pour délit manqué de lésion corporelle grave à deux reprises en concours avec le délit manqué de propagation d’une maladie de l’homme pour avoir entretenu des rapports sexuels avec deux partenaires sans qu’il les ait informées du fait qu’il était atteint du virus du sida. A cela, s’ajoutait encore une autre poursuite de délit manqué de propagation d’une maladie de l’homme pour avoir entretenu des relations sexuelles avec une partenaire qui, elle, était informée de sa séropositivité. A l’audience, la défense a déposé l'avis de la Commission fédérale sur les questions liées au sida. Nous nous sommes ainsi retrouvés avec un expert, un médecin légiste, qui avait été entendu dans le dossier et qui expliquait que le statut sérologique de l’accusé rendait tout rapport avec un partenaire risqué, qu’il y avait un risque de transmission. Selon lui, malgré le rapport de la Commission, il estimait qu’il y avait toujours un risque de transmission. Nous avions donc deux avis contradictoires. Le juge a refusé d’interrompre la procédure pour renvoyer le procès afin de demander une contre expertise à un autre spécialiste. Il a considéré qu’il ne lui appartenait pas de modifier la jurisprudence fédérale. L'homme a été condamné à 18 mois de prison fermes en première instance. Il a ensuite décidé de faire appel. Lors du procès en appel, j'ai fait citer le professeur Hirschel des Hôpitaux universitaires de Genève. Ce dernier est venu confirmer l'avis de la Commission fédérale qui explique qu'il n’y a plus de risque de transmission si certaines conditions sont respectées comme suivre un traitement anti-VIH et avoir une virémie [charge virale] indétectable. Cet expert a confirmé qu’il n’y avait pas de risque de transmission. Nous avons alors décidé de renoncer à toute poursuite concernant le risque de transmission dans la mesure où les avancées médicales démontraient qu’il n’y avait plus de risque de transmission. Il fallait donc en tirer les conséquences et renoncer à poursuivre. Les juges d’appel ont suivi la position du ministère public et de la défense et établi une nouvelle jurisprudence en se fondant sur des éléments scientifiques nouveaux dont les anciens juges ne pouvaient pas avoir connaissance.


Remarquez-vous des ressemblances entres ces affaires et d’autres que vous êtes amenés à suivre ?
Yves Bertossa : Le droit s’adapte aux nouvelles connaissances scientifiques, et dans ce cas, médicales. On pourrait faire une analogie avec l’ADN qui peut permettre de disculper une personne si l’ADN retrouvé sur les lieux d'un crime n’est pas le sien. En général, les avancées scientifiques permettent une meilleure investigation pour arriver à une culpabilité sur des preuves scientifiques. C’est, à mon sens, la preuve que la justice vit dans la société et qu'elle n’en est pas une branche abstraite. Elle doit s’adapter continuellement pour être en accord avec son temps. C’est un bon exemple d’évolution du droit en lien avec les évolutions médicales. Cela rapproche la justice de la société.


Daniela Chiabudini : Ce qui est intéressant, c’est que ces avancées scientifiques peuvent avoir des effets positifs à l’insu de l’accusé. Dans le cas du VIH par exemple, l’accusé peut ne pas savoir qu'il ne peut plus transmettre le virus, ne pas informer ses partenaires pour des raisons personnelles, et finalement ne pas être condamné pour ce comportement irresponsable puisque scientifiquement on s'aperçoit qu’il ne pouvait pas transmettre le virus. C’est une nouveauté.
Yves Bertossa : Cet exemple est intéressant car la justice aurait pu retenir "le délit impossible". Alors se pose la question de l’opportunité de la poursuite. C’est pourquoi nous avons pensé qu’il était plus opportun de demander l'acquittement.


En France, un procès a eu lieu aux Assises. Il ne s'agissait plus alors d'un délit, mais d'un crime. Avec l’éclairage du droit suisse, qu’en pensez-vous ?
Yves Bertossa : Compte tenu des peines encourues, c’est considéré, en droit suisse, comme un crime. Je pense qu’il ne faut pas trop s’attarder sur les mots et plutôt se poser une question : "Est-ce que certains comportements doivent être poursuivis ou non en fonction de l’évolution des connaissances ? Ce qui est sûr, c’est qu’en Suisse nous sommes plutôt actuellement dans une tendance à la décriminalisation des comportements liés au sida, ou plutôt à un assouplissement, alors que nous sommes un des pays qui poursuit le plus. Nous ne savons pas ce que sera le droit dans vingt ou trente ans. Il existe toujours la possibilité d’un retour de balancier ou simplement de nouvelles avancées ou bien encore de l’évolution des mœurs.


Daniela Chiabudini : J’ai aussi tendance à penser que ces décisions vont dans le sens d’un assouplissement. Mais je me souviens aussi qu’en 2008 il y a eu l’arrêt du tribunal fédéral qui a puni une personne pour lésions corporelles par négligence, alors qu'elle ne se savait même pas si elle était atteinte et qui s’est vu condamnée car elle a entretenu des relations non protégées sans avertir ses partenaires, alors qu'elle avait précédemment entretenu des relations avec une personne toxicomane. C’était extrêmement sévère par rapport à ces deux nouvelles décisions genevoises, où les juges sont revenus à quelque chose de plus humain.

Yves Bertossa : Un assouplissement effectivement, sur la base d'avancées scientifiques, mais aussi sur la base du projet de révision de la loi sur les épidémies qui, d’une part retient l’infraction de propagation d’une maladie de l’homme uniquement en cas de comportement malveillant, et d'autre part exclut la transmission par dol éventuel [manœuvre de tromperie], ce qui est une des formes de l’intention. C’est à dire que l’on sait qu’il y a un risque, on ne souhaite pas que ce risque se réalise, mais on s’en accommode, on accepte l’idée que le risque que l’on a imaginé puisse se produire, même si ce n’est pas son intention première. L’autre chose que prévoit cette révision c’est qu’elle exclut la condamnation en cas de négligence. J’y vois un assouplissement de la législation. La difficulté sera dans l’interprétation qui en sera faîte.

Voyez-vous d’autres répercussions possibles du projet de révision de la loi sur les épidémies dans la manière de juger ces affaires ?
Yves Bertossa : L’intérêt de cette révision serait aussi pour les couples qui ont des relations sexuelles en toute connaissance de cause. Aujourd'hui, s'il n'y a pas de virémie indétectable, le partenaire séropositif est punissable. Avec la révision, ce ne serait plus possible. Par exemple, un couple, dont l’un des partenaires est séropositif et détectable, pourrait prendre le risque de rapports non protégés pour faire un bébé. Ils acceptent tous les deux le risque. Ce sont des rapports consentis sans aucune malveillance. Cette révision ferait aussi basculer la prévention sur les séronégatifs… puisqu'on ne punirait plus la négligence. Cela signifie, c’est comme ça que j’entends le message, que tout le monde est au courant du risque en cas de rapports non protégés avec une personne que l’on connaît peu ou mal ou dont on ne connaît pas le passé sexuel. Il appartient alors à chacun de prendre ses responsabilités et de se protéger. Si l’on ne se protège pas, il faut en assumer les conséquences. Je pense que l’on fait beaucoup porter la prévention sur les personnes malades et qu’avec cette modification on ferait porter la prévention aussi bien sur le partenaire séropositif que sur celui qui ne l’est pas. Ce serait donc une prise de responsabilité plus globale et, à mon sens, plus juste et plus équitable pour éviter de stigmatiser les personnes séropositives.

Daniela Chiabudini : En matière de transmission du virus, la jurisprudence fédérale a déjà établi que si le partenaire séronégatif est au courant de la séropositivité et ne se protège pas, on ne retient pas l'infraction de lésion corporelle grave. Cela revient à dire que ce partenaire averti donne, en quelque sorte, son consentement à une éventuelle lésion corporelle.

Yves Bertossa : La question qui est de savoir si une personne peut consentir, elle-même, à des lésions corporelles graves est un débat juridique qui a lieu depuis de nombreuses années et qui, à mon sens, n’est pas complètement tranché.


L’instruction de ce type d’affaire semble ne plus se baser sur un principe de sauvegarde de la santé publique. Qu’en pensez-vous ?
Yves Bertossa : C’est très difficile d’évaluer l’impact que peut avoir la criminalisation d’un comportement sur le comportement des gens qui respectent le droit en vigueur à un moment donné. C’est à la sociologie de répondre à cela. On pourrait avoir le même raisonnement pour d’autres infractions pénales. Il n’en demeure pas moins qu’à un moment donné le législateur considère que tel comportement est punissable et il appartient alors à la justice de poursuivre ce comportement.


Daniela Chiabudini : Avant, on punissait pour propagation d’une maladie de l’homme dans tous les cas. Avec le projet de révision on maintient, par le Code pénal, l’infraction qui est directement contre la victime. Cela reste très sévère pour ce qui concerne la lésion faite à la personne. En revanche, on va assouplir la sécurité publique puisque la loi ne punira que lorsque la propagation de la maladie a eu lieu sans scrupules.


Que percevez-vous comme enjeux pour la société dans ce type d’affaire ?
Daniela Chiabudini : Je pense qu’il peut y avoir un impact sur la prévention si la communication est mal faite. C’est pour cela qu'il est important d'expliquer pourquoi certaines personnes séropositives sont acquittées de certaines "infractions" lorsque, en réalité, il n'y avait pas d'infraction puisque la transmission n'était pas possible.


Yves Bertossa : Il faut distinguer le message de prévention, qu’il appartient aux politiques et aux associations d’aménager, de la criminalisation de comportements qui n’apparaissent plus punissables dès lors qu'il n’y a plus de risque. Pour ma part, les enjeux dans ces affaires sont plus politiques et sociétaux que juridiques. Juridiquement, ces décisions sont correctes. Les sujets comme le sida, à l’instar d’autres comme l’immigration, la fiscalité, la délinquance, la violence, sont des sujets sur lesquels il y a beaucoup de dogmes. Politiques, associations et d'autres utilisent ces sujets pour pérenniser des conflits de société qui pourraient raisonnablement être résolus par des analyses ou des études. Nous entendons parler du sida depuis des décennies. A chaque avancée médicale, le sujet revient car nous mélangeons le cas bien particulier avec le message de prévention, les avis scientifiques divergents et les législations différentes, etc. Ce sont des sujets sur lesquels nous aimons débattre.

Daniela Chiabudini : Incontestablement, c’est un sujet qui fait peur. Ça pourrait donc rassurer de penser qu’une personne séropositive qui ne se protège pas puisse, pour cela, être lourdement condamnée. Or, avec ces deux jugements, cela montre qu'une telle personne n'est condamnée que si elle peut transmettre. Cela responsabilise le co-partenaire.


Yves Bertossa : D’un point de vue personnel, je trouve que toute décision qui va dans le sens d’une responsabilité globale et qui permet de "déstigmatiser" le malade est une bonne décision. Nous pourrions même aller plus loin. C’est évidemment à titre personnel.


Ne sommes-nous  pas aujourd'hui dans une certaine forme d’administration du sexe ?
Yves Bertossa : Je ne suis pas certain que le législateur, lorsqu'il a décidé de poursuivre la transmission de maladies telles que le sida, a eu à l’esprit l’envie d’administrer les comportements sexuels. Je pense qu’il y a la volonté première de protéger la collectivité d’un risque d’épidémie. Au début du sida, il y a eu une peur que cela se propage très vite. J'en reviens à ma réflexion précédente. Aujourd'hui, l’utilité de cette norme est un peu dépassée puisqu'il n’y a pas eu le phénomène redouté. On peut effectivement se poser la question de l’existence d’une norme qui régit les rapports sexuels entre personnes responsables et conscientes des risques qu’ils doivent assumer tous les deux.


Daniela Chiabudini :  Je pense que le législateur, avec ces normes, n’administre pas plus que lorsqu’il protège les enfants et qu’il punit les comportements violents ou débordants comme le viol ou la contrainte sexuelle. Lorsque les partenaires sexuels sont consentants et avertis, ils peuvent faire ce qu’ils veulent. En matière de transmission du VIH, le législateur sanctionne la lésion corporelle grave intentionnelle ou par dol éventuel, et, dans le futur, la propagation d'une maladie par malveillance.

Pensez-vous que ces décisions auront un impact au delà du canton de Genève et à l’étranger ?
Yves Bertossa : Pour la Suisse, cela reste une jurisprudence cantonale. Dans le délai de recours, la partie plaignante a toujours la possibilité de porter recours devant le tribunal fédéral. Si le tribunal fédéral confirme la décision cela aura un effet confédéral [valable pour toute la Suisse]. Si elle ne le fait pas, cela restera une jurisprudence cantonale mais cela a déjà un écho. J’espère que d’autres cantons auront le même raisonnement et s’adapteront. Concernant d’autres pays, c’est à chaque Etat d’adapter sa jurisprudence et sa loi en fonction des avancées médicales. Je sais qu’il y a un débat scientifique sur ce non risque de contamination en cas de virémie indétectable. Je sais que des scientifiques restent dubitatifs. Il faut pour cela que la communauté internationale scientifique se mette déjà d’accord et alors cela permettra à la justice de certains Etats de modifier leurs décisions et leur jurisprudence.

Propos recueillis par Nicolas Charpentier du Groupe sida Genève.

Illustration : Yul Studio