Pietro Vernazza : " La séropositivité d’une femme ne justifie en rien le recours à une fécondation in vitro"

Publié par olivier-seronet le 21.05.2010
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grossessedésir d’enfant
Avoir des enfants est un des grands enjeux de la prévention positive. Spécialiste du VIH et de la procréation, le professeur Pietro Vernazza fait part de son expérience. Président de la Commission fédérale suisse pour les problèmes liés au sida, Pietro Vernazza a, aux côtés de Bernard Hirschel, largement défendu l'avis suisse sur transmission et charge virale indétectable. Avis dont il est un des co-auteurs. Il est également chef du service d'infectiologie de l'hôpital cantonal de Saint-Gall en Suisse.

Recevez-vous encore beaucoup de personnes pour des consultations liées à la grossesse ?
Certainement moins que par le passé. Ce qui est intéressant, en revanche, c’est que nous en recevons maintenant qui viennent de l’étranger.

Dans la plupart des couples qui viennent vous voir, est-ce la femme ou l’homme qui est séropositif ?
Ce sont des couples où la femme est séronégative et l’homme séropositif qui viennent me voir. Dans la situation inverse, mon aide n’est pas nécessaire et il y a de nombreux médecins qui conseillent les couples sérodifférents où la femme est séropositive, d’autant que dans ce cas les couples peuvent se débrouiller par eux-mêmes avec une insémination "maison".

Imaginons que je suis une femme séropositive qui vient consulter car je désire faire un enfant avec mon partenaire séronégatif. Comment se déroulerait cette consultation ? Que me diriez-vous ?
Tout d’abord,  je conseille vivement à toute femme séropositive qui souhaite un enfant de commencer un traitement antirétroviral, si elle n’est pas déjà sous traitement. Entre parenthèses, de manière générale, je conseille à toute personne séropositive quelle qu’elle soit et quel que soit son taux de CD4 de prendre un traitement. [Les recommandations actuelles ne vont pas aussi loin. Si le bénéfice individuel à prendre un traitement anti-VIH concerne potentiellement de plus en plus de personnes, rien ne prouve actuellement qu'il s'appliquerait à absolument tous les séropositifs.] Ensuite, la question est de quelle manière vous pouvez tomber enceinte. J’examinerais avec vous toutes les options. Je préconise de préférence de tenter la voie naturelle en tenant compte de l’efficacité du traitement. C’est-à-dire que vous ayez des relations sexuelles sans préservatif avec votre partenaire, votre charge virale indétectable le protégeant de toute contamination. Si vous ne faites pas confiance à la prévention par le traitement ou si vous êtes une femme qui ne souhaite pas prendre le traitement avant trois mois de grossesse, je vous conseillerais alors l’auto-insémination, c’est-à-dire l’insémination faite "maison" avec une seringue pour vous introduire manuellement dans le vagin le sperme de votre partenaire. Dans ce cas, il faut choisir le bon moment en tenant compte de vos périodes d’ovulation. Votre partenaire doit aussi s’abstenir de toute éjaculation les jours précédant l'éjaculation qui va vous fournir le sperme pour l'auto-insémination.

Combien d’essais sont généralement nécessaires ?
Quelle que soit la méthode utilisée, si vous ne tombez pas enceinte au bout de six mois d’essais, je conseille alors de procéder à des examens pour établir un diagnostic de fertilité. D’après mon expérience, 50 % des couples réussissent à concevoir au cours des trois premières tentatives, donc les trois premiers mois, ce qui est rapide. Ce chiffre monte à 70 % après trois mois supplémentaires. Mais le fait est que les couples séropositifs ou séro-différents qui souhaitent avoir un enfant sont généralement plus âgés que la moyenne des couples. Cela s'explique par le fait que, pendant des années, ils n’ont pas su qu’ils étaient en mesure d’avoir des enfants comme tout un chacun. Or les chances de grossesse diminuent avec l’âge. Pour cette raison, il leur est parfois plus difficile de concevoir que pour des couples plus jeunes. C’est pourquoi je préconise de ne pas patienter pour tenter de concevoir un enfant et de consulter sans délai si la grossesse semble tarder.   

D’autant que si la femme n’a pas encore commencé de traitement il faut attendre plusieurs mois pour garantir l’effet préventif de celui-ci ?
Exactement. Si une conception par méthode naturelle est choisie, et c’est vraiment ce que je recommande, il faut d’abord s’assurer de l’efficacité du traitement. J’explique alors à la femme et à son partenaire que le risque de contamination en cas de rapport sexuel sans préservatif est devenu purement théorique et qu’ils peuvent faire un enfant comme tout un chacun. J’essaie de vaincre les réticences, car je suis convaincu qu’il n’y a pas de meilleure manière pour ces couples de concevoir un enfant et que celle-ci est vraiment sûre à tous points de vue.

Outre l’efficacité du traitement, à quels examens procédez-vous avant la conception de l’enfant ?
Il s'agit des vérifications d’usage pour toute femme, notamment en terme de santé générale, de prise de médicaments en dehors des antirétroviraux, et tout ce qui peut indiquer son état de fertilité : si elle a eu des grossesses antérieures, si ses cycles menstruels sont réguliers, etc. Des cycles menstruels irréguliers ou des infections sexuellement transmissibles (IST) contractées par le passé peuvent être des indicateurs de risque d’infertilité. On l’ignore souvent, mais certaines IST assez courantes peuvent rendre stérile, si elles n’ont pas été soignées à temps, par exemple les chlamydiae.

Recevez-vous toujours le partenaire pour les consultations en vue d’une grossesse ?
Absolument. Je considère qu’il est indispensable que le partenaire séronégatif soit présent lors de ces consultations. Il doit être pleinement informé concernant la prévention par le traitement et doit pouvoir décider en toute connaissance de cause puisqu’en théorie c’est lui qui prend un risque, même si ce risque est infinitésimal. Je dois pouvoir m’assurer qu’il a compris de A à Z tout ce que cela implique.

En ce qui concerne le traitement antirétroviral, qui est un traitement extrêmement puissant, est-on certain qu’il n’a pas d’effet sur le bébé s’il est pris tout au long de la grossesse ?
C’est une question très importante. Nous n’avons à ce jour aucune indication que le traitement ait un effet négatif sur le bébé. Avec les traitements actuels qui ont une toxicité beaucoup plus faible que par le passé, je ne peux pas affirmer que le risque est nul, mais certainement très, très faible.

Si une femme séropositive ne souhaite pas concevoir par la méthode naturelle, mais par l’insémination "maison", peut-elle commencer le traitement plus tard ? Est-ce recommandé ?
Je conseille de prendre le traitement dès que possible. Mais il est vrai que certaines femmes craignent que le traitement ait un effet néfaste sur le développement de l’enfant dans les premiers mois de grossesse. Dans ce cas, même si mon avis diffère, je respecte leur appréhension et je ne leur mets pas la pression. Je leur propose de commencer le traitement au bout de la douzième semaine de grossesse. Cela les rassure et les faits ont montré que cela n’augmente en rien le risque de transmission du VIH de la mère à l'enfant.

Pour l’accouchement, y a-t-il des recommandations spécifiques aux femmes séropositives ?
La question qu’une femme séropositive peut se poser est de savoir si l’accouchement naturel par voie basse est déconseillé et s’il est préférable d'avoir recours à une césarienne. L’accouchement naturel n’est pas contre-indiqué et rien ne laisse penser  qu’il présente plus de risque de transmission de la mère à l'enfant si le traitement antirétroviral est efficace. A ma connaissance la littérature scientifique ne mentionne aucun cas de transmission dans le cas de traitement efficace (charge virale inférieure à 50 copies/ml dans les mois précédant la naissance), quelle que soit la méthode d’accouchement.

L’allaitement est-il toujours déconseillé ?
Oui, mais j’aimerais clarifier certaines choses à ce sujet. Si une femme séropositive est sous traitement efficace et qu'elle a donné naissance à un enfant séronégatif, il n’y a aucune raison de craindre qu’elle transmette le virus par l’allaitement alors qu’elle ne l’a pas transmis durant la grossesse ou lors de l’accouchement. Pourtant, les recommandations concernant l’allaitement n’ont pas été modifiées et ce, non pas par crainte de contamination par le lait maternel, mais pour éviter les effets secondaires du traitement présent dans le lait maternel et ingéré par le bébé lors de la tétée. En ce qui me concerne je pense que ceci n’est pas du tout fondé. Nous connaissons aujourd’hui tous les bienfaits de l’allaitement maternel qui sont irremplaçables, tant dans ses bénéfices sur le plan biologique que dans le lien entre la mère et l’enfant. Et il est aussi beaucoup plus pratique pour la mère que le biberon. A l’opposé, le risque d’effets indésirables du traitement sur l’enfant par ingestion du lait maternel est très théorique. Pendant la grossesse, le bébé est en contact avec le traitement antirétroviral via le sang maternel. Lors de l’allaitement, c’est aussi le traitement qui est dans le sang qui passe par le sein, mais il est largement dilué dans le lait. La concentration est donc bien moindre que durant les neuf mois de grossesse, au moins trente fois moins, pour un bébé plus gros. Pourquoi serait-ce alors un plus grand problème que pendant les premières semaines de grossesse où le bébé est minuscule ? A mon sens, l’allaitement est une décision qui devrait être laissée à la mère, hors de ces considérations excessivement et, à mon avis, exagérément prudentes.

Y a-t-il des informations qui sont diffusées auprès des gynécologues suisses concernant la grossesse, la maternité et la séropositivité ?
Pas à ma connaissance, non.

Des recommandations, un guide de prise en charge ne seraient-ils pas utiles aux gynécologues/obstétriciens ?

Le fait est que j’ai participé à un groupe d’experts pour la rédaction d’un document concernant la grossesse et la séropositivité, et je dois vous avouer que c’est un processus sans fin. Il y a tellement de personnes qui doivent être consultées et qui doivent valider le contenu… Et les experts ne sont jamais d’accord entre eux. Du coup, ce genre de projet est interminable. J’imagine qu’un tel document serait utile, mais je vais être honnête avec vous : si j’étais certain qu’une publication à ce sujet serait lue et mise en pratique par les gynécologues, je mettrais tous les efforts en œuvre pour la produire. Mais les faits montrent que c'est loin d'être le cas. Un bon exemple est la recommandation aux médecins que nous avons publiée concernant le dépistage systématique du VIH chez les femmes enceintes. Il s’agissait d’un document très court et au message très simple: "dépistez systématiquement". Eh bien les données montrent qu’encore aujourd'hui en Suisse seules 70 à 80 % des femmes enceintes ont fait un test de dépistage. Il faut ajouter qu'en ce qui concerne la maternité chez les femmes séropositives, il n’existe que quelques centres comme le nôtre en Suisse qui soient spécialisés dans ce domaine. Nous donnons des conférences et informons sur nos activités, donc généralement les médecins de ville orientent les femmes vers nous.

En résumant notre échange sur la consultation, la seule situation où vous préconisez l’insémination artificielle médicalisée est dans le cas d’infertilité?  Ce n’est jamais en lien avec le VIH ?

Effectivement. La séropositivité d’une femme ne justifie en rien le recours à une fécondation in vitro ou toute autre insémination médicalement assistée. En revanche, nous y avons recours si c’est l’homme qui est séropositif et la femme séronégative. Une trentaine de couples ont eu recours à notre aide pour avoir un enfant dans ce cas de figure. Nous avons obtenu 100 % de réussite. C'est une grande source de satisfaction d‘avoir pu aider ces enfants à venir au monde. Emotionnellement, ce n’est pas anodin. A Noël, je reçois plusieurs cartes de vœux de ces familles, avec des photos d’enfants qui sont nés grâce à notre intervention. Ça fait vraiment plaisir.   
Propos recueillis et traduits de l'anglais par Deborah Glejser
Illustrations : Yul Studio