"Pour une femme consommatrice, parler c’est affronter un tabou immense !"

Publié par jfl-seronet le 08.03.2013
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Je consomme… et alors ?, c’est le titre d’une brochure… mais avant tout un projet inédit qui donne la parole aux femmes qui consomment des produits. Chargée de mission Femmes à AIDES, Cynthia Benkhoucha a piloté ce projet. Elle explique en quoi il consiste et ce qu’il a pu susciter chez les participantes… y compris elle-même. Interview.

Comment est née l’idée de la brochure "Je consomme… et alors ?" et quels en sont les objectifs ?

La brochure s’inscrit dans un projet plus global visant à rendre visible la consommation de drogues au féminin, sujet encore très tabou, et à permettre aux femmes concernées de mieux prendre soin de leur santé. Les femmes consommatrices de produits psychoactifs, en particulier si la précarité est associée, sont, en effet, particulièrement exposées à des risques vis-à-vis de leur santé : risques liés à la sexualité (IST, VIH, hépatites, grossesses non désirées, etc.), aux produits en eux-mêmes, grossesses à risque, exposition à la violence, etc. Et pourtant, ces enjeux restent insuffisamment pris en compte. AIDES a largement contribué à les défendre lors de l’élaboration du Plan national de lutte contre le VIH et les IST 2010-2014. La nécessité de produire des documents d’information et de visibilité ciblés avait dès lors été identifiée, puis confirmée par une enquête menée en 2010 dans plusieurs CAARUD (1) de AIDES. Après avoir obtenu des financements, nous avons ainsi édité, fin 2011, des affiches et des cartes postales destinées aux structures spécialisées (CAARUD, centres de soin, etc.) afin d’inviter les femmes à se regrouper, à s’exprimer, à se saisir des espaces associatifs et des structures médico-sociales qu’elles fréquentent.

La brochure vient compléter ces outils. Construite avec des femmes concernées, à partir de leurs expériences et de leurs témoignages, elle a plusieurs objectifs : informer, identifier des pistes et des leviers pour agir sur sa vie et sur sa santé, bousculer les représentations qui génèrent trop souvent isolement, clandestinité, mensonge et prises de risques. Elle porte également une voix collective et invite les femmes à agir et à se mobiliser.

Est-il facile pour les femmes de parler de leur consommation ?

Absolument pas !

Comment l’expliquer ?

Pour une femme consommatrice, parler c’est affronter un tabou immense. Si la consommation de drogues est condamnée socialement - tout au moins par la norme dominante -, elle l’est encore plus quand elle concerne les femmes : à la limite, on qualifiera l’expérience de la consommation masculine "d’initiatique", celle-ci pouvant même être valorisée sur le plan de la virilité. Chez les hommes d’ailleurs, le degré de virilité se mesure à la quantité de produits qu’ils sont capables de consommer. Il n’y a qu’à voir la place de l’alcool : un homme qui boit ou une femme qui boit sont perçus différemment. Une femme qui consomme en revanche, cela touche à un tabou, sans doute au mythe de pureté, de perfection auquel doivent, insidieusement et inconsciemment, se conformer les femmes : être sages, responsables, "saines" de corps et d’esprit, mères exemplaires… En bref, bien sous tout rapport… Les exigences de perfection féminine sont sévères, et une femme qui se drogue ou qui boit se comporte un peu en mec dans l’imaginaire collectif. La loi de 1970, qui pénalise l’usage de stupéfiants et donc condamne les consommateurs et consommatrices, n’arrange pas les choses puisqu’elle présente la simple personne usagère comme délinquante ou malade, renforçant alors les discriminations… Mais pour les raisons ci-dessus, elle fait probablement plus de dégâts quand on est femme. Pour le 8 mars, les femmes qui ont contribué à la brochure ont d’ailleurs décidé de s’exprimer et de se rendre visibles dans une tribune destinée à la presse. Elles ont vraiment envie que les choses changent…

C’est toujours délicat de résumer, mais quels sont, d’après ton expérience, les retours des femmes que tu as entendus, les trois priorités concernant les femmes et la consommation de produits ? Ce que devraient faire les associations ou les pouvoirs publics ?

Ce que j’ai entendu ? Pas mal de "merci" en fait ! Donner un espace d’expression à des femmes qui sont contraintes à être invisibles, ça soulage, forcément, ça renforce l’estime de soi, la légitimité d’exister. Ce que clament les femmes à l’unisson, c’est la nécessité que le regard porté sur elles change. Le poids de la stigmatisation est lourd, oblige au mensonge, enferme dans la peur, notamment celle de perdre tout ce qu’elles ont (enfants, travail, famille, amis, etc.). Elles veulent être considérées comme des femmes, des adultes et en ont assez d’être trop souvent infantilisées, dépossédées de leur libre arbitre à partir du moment où leur consommation est connue… Comme si tout à coup, leur identité était réduite à la consommation de drogues, avec son lot d’idées reçues et de représentations. C’est assez hallucinant tout ce que les gens projettent et ce qu’ils se permettent sous prétexte que consommer des drogues ce n’est "pas bien"…

Les associations et les CAARUD prennent insuffisamment la mesure des enjeux qui concernent les femmes. Les spécificités de leur prise en charge devraient systématiquement être incluses dans les projets d’établissement. Et c’est l’ensemble des équipes qui devrait se mobiliser, pas seulement celles (rarement "ceux"…) qui sont personnellement sensibilisées ou militantes sur les questions de genre et d’égalité homme/femmes, comme c’est souvent le cas. Les problèmes liés à la substitution sont également un sujet très présent dans les discussions qu’on a eues et c’est clair que les pouvoirs publics doivent regarder ce problème en face et l’affronter. Tout comme la loi de 1970 qui condamne le simple usage.

Question plus personnelle, même si ce n’est pas une première pour toi de rencontrer et travailler avec des femmes consommatrices… que t’a appris la réalisation de cette brochure ?

J’ai été bluffée par la force, le parcours et le courage de beaucoup de femmes que j’ai rencontrées. Certaines revendiquent leur choix de consommer, le plaisir qu’elles y prennent. Mais l’extrême marginalité à laquelle renvoie la consommation, la rudesse du mode de vie de certaines d’entre elles parce qu’elles sont en marge, l’enfer que peut être la vie quand elle tourne autour du produit… Tout ça, c’est une réalité aussi. Et personne ne leur fait de cadeau. Au contraire, certains profitent de leur vulnérabilité, y compris parfois ceux qui sont censés faire justice, les forces de l’ordre. Mais j’ai rencontré des femmes qui avancent la tête haute, qui se battent ou se sont battues pour s’en sortir, et qui assument ou essaient d’accepter qui elles sont. D’ailleurs, plusieurs d’entre elles ont fait le pas de se rendre visibles, de montrer leur visage, ce qui est pour moi un des succès de ce projet. Ceux qui jugent, dénigrent, abaissent, infantilisent ces femmes en raison de leur mode de vie, de leur addiction ne seraient sans doute pas capables de vivre le quart de ce qu’elles vivent, de trouver la force qu’il faut pour surmonter certaines situations qu’elles n’ont pas toujours eu le choix de vivre. Elles ont une expérience de la vie que beaucoup n’ont pas ! J’ai également été confrontée à mes propres représentations, en rencontrant des femmes dont je n’aurais, à leur apparence, jamais soupçonné la consommation de produits. On a beau le savoir, on se laisse surprendre ! Enfin, j’ai été particulièrement choquée par les problèmes (si ce n’est du scandale…) liés aux traitements de substitution : trop nombreuses sont les personnes qui ont le sentiment d’avoir remplacé une drogue illicite par une autre "drogue" prescrite par un médecin, qui disent que l’addiction à la substitution est une des plus fortes, trop nombreuses sont celles qui n’ont pas pu choisir ce qui leur convenait le mieux, et notamment un accompagnement au sevrage. Beaucoup témoignent ne jamais bénéficier d’une consultation digne de ce nom, mais doivent se contenter de retirer l’ordonnance laissée par le médecin au secrétariat… Comme si elles étaient des patientes de seconde zone, alors que les enjeux de santé sont réels…

Un des témoignages qui m’a le plus choquée est celui  d’une personne qui s’est remise à l’héro pour pouvoir décrocher de son traitement de substitution et, ainsi, pouvoir se sevrer plus facilement : un comble, un contre-sens, une aberration ! Le traitement de substitution peut être une chance pour se réinsérer, se stabiliser et il peut rassurer celui ou celle qui a besoin d’un lien avec un produit. Mais mal accompagné, il peut se refermer comme un piège. Alors que le corps médical semble un peu trop fermer les yeux, l’industrie pharmaceutique, elle, doit se frotter les mains...

(1) Centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour les usager-e-s de drogues