Prostitution : la loi fait dégâts

Publié par Mathieu Brancourt le 19.12.2017
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Sexualitétravail du sexepénalisation clients

A l’occasion de la journée mondiale de lutte contre les violences faites aux travailleuses du sexe, le 17 décembre, Médecins du Monde (MdM) a réuni des personnes impliquées, en France ou en Europe dans la défense des droits des femmes travailleuses du sexe. Un an et demi après le vote de la loi française, les constats sont sans appel : la pénalisation du client a accentué les violences et a fortement précarisé un des groupes les plus vulnérables au VIH. Autour de la table, toutes et tous dénoncent la posture idéologique de l’abolitionnisme, qui fait fi des réalités. MdM, en attendant un nouveau rapport de terrain, appelle à la décriminalisation du travail du sexe.

Dans les bureaux de Médecins du Monde, des journalistes écoutent religieusement les interventions, qui se succèdent de bon matin. Dans une salle anonyme, les principaux acteurs et actrices de terrains et opératrices et opérateurs en matière de prévention et santé pour les travailleuses et travailleurs du sexe racontent ce qui se passe sur le terrain, près d’un an et demi après le vote de la loi de pénalisation des clients, aboutissement législatif de la logique abolitionniste issue des pays scandinaves comme la Suède. Leur bilan est amer et vient surtout nourrir, à l’occasion de la journée mondiale contre les violences faites aux travailleuses du sexe du 17 décembre, une "note de positionnement" de Médecins du Monde, qui rappelle son opposition historique à la loi votée, et dénonce ses effets délétères, malgré les ambitions humanistes affichées.

Sarah-Marie Maffesoli, docteure en droit, ancienne juriste du syndicat du travail sexuel (Strass) et représentante de l’initiative "Tous en marche ! Contre les violences faites aux travailleurs et travailleuses du sexe", commence par exposer le point saillant du bilan des organisations non gouvernementales présentes : contrairement à ce qui a été défendu sous le précédent gouvernement, prétendre que s’attaquer aux clients est défendre les travailleuse du sexe n’est pas valable en réalité. "La pénalisation du client est une criminalisation indirecte des travailleuses du sexe (TDS), ce qui explique la position de MdM pour une décriminalisation de la prostitution. Et cette loi expose à un certain nombre de difficultés et de violences faites à ces femmes".

Agressions, vols, violences d’agents de police, difficulté à porter plainte, rejet, les griefs sont nombreux pour une loi qui voulait s’attaquer aux réseaux de prostitution. "Nous sommes contre l’exploitation des femmes, mais la loi et cette lutte contre les intermédiaires de la prostitution dont font partie les clients renforcent justement l’exploitation des femmes en les précarisant. Les obligeant à se tourner vers des patrons", explique encore Sarah-Marie Maffesoli. Un rapport du Lotus bus, une ONG qui travaille auprès des travailleuses du sexe d’origine asiatique, explique que les violences rapportées par les travailleuses du sexe ont doublé en 2016 à Paris. Et les violences faites aux femmes travailleuses du sexe ont été en forte hausse en 2016 et restant à ce haut niveau en 2017, explique MdM. A ceux ou celles qui voudraient accuser l’ONG de complaisance avec l’idée même du sexe tarifé, François Berdougo, référent prévention et réduction des risques à Médecins du Monde défend que "le positionnement de MdM s’inscrit dans une posture de protection des personnes et non dans une démarche idéologique". "Nous sur le terrain, nous essayons de limiter la casse, malgré tout", abonde Karine Favier, du Planning Familial.

Suède, terre d’abolition(nisme)

Depuis la fin des années 90, nous assistons à une montée et une consécration du modèle scandinave à partir de l’exemple de la Suède. Ce mouvement abolitionniste a traversé l’Europe pour atteindre, de façon législative, la France en avril 2016, avec le vote de la loi française contre le système prostitutionnel. Nombre de ces pays clament que leur politique a fonctionné et que les travailleurs et travailleuses du sexe ne sont pas criminalisés et vivent moins de violences et plus d’accès aux services de santé ou de citoyenneté. C’est — selon les associations et la parole des travailleuses du sexe elles-mêmes — loin d’être vrai. En Suède, le seul effet constaté est l’explosion du nombre des salons de massages intérieurs, et la disparition théorique des femmes de la rue.

Au final, cela a augmenté d’une certaine façon le travail du sexe. Les TDS se sont déplacées dans des zones où on ne les voit pas. "Ces lois abolitionnistes ont l’effet inverse de l’objectif avancé, en rendant la prostitution plus invisible et plus dangereuse pour les prostituées", explique Sabrina Sanchez du Comité international sur les droits des travailleuses du sexe en Europe (ICSE). Ce modèle nordique n’est pas unique dans le monde. En Amérique latine, il y a aussi des pays abolitionnistes. Et d’après une enquête, les travailleuses du sexe, là-bas, ne sont pas non plus protégées par les forces de l’ordre. Ainsi, 85 % des TDS rapportent avoir subi de la violence de la part de la police en étant extorqué, pour pouvoir travailler, ne pas être arrêtées ou devoir faire des passes gratuites.

En France, les conséquences de la loi de pénalisation des clients ont donc eu un impact rapide sur le quotidien des travailleuses du sexe. Et pour Karine Favier du Planning Familial, c’était la mauvaise réponse : "Combattre les problèmes sociaux ne consiste pas à réprimer. En alliance avec d’autres ONG, nous nous positionnons sur l’impact de la criminalisation sur les questions de santé. Les conséquences économiques des violences sur les enjeux médicaux, sociaux sont graves". Pire, le volet sur la réinsertion des travailleuses du sexe, qui a été l’argument pour défendre un texte "équilibré", ne tient pas ses promesses. "En 2017, en Ile-de-France, le "parcours de sortie de la prostitution", ce sont seulement sept dossiers validés !

Rien en Loire-Atlantique, pour ne citer que cet exemple. Non seulement, on conditionne l’agrément des associations pour le parcours de la sortie de la prostitution à une résolution d’assemblée générale, mais en plus les moyens alloués à cela sont dérisoires. Sans parler du conditionnement de l’accès aux droits pour les travailleurs et travailleuses migrants à l’arrêt de la prostitution, complètement inacceptable dans une démocratie selon les organisations non gouvernementales. "Je n’arrive pas à croire qu’une telle position ait pu être votée. C’est très gênant sur la question des droits et dans un contexte sécuritaire, cela fait partie de ce glissement avec une perte de fermeté sur les principes fondamentaux du droit", dénonce Karine Favier. "Il n’y a pas eu d’argent dans l’accompagnement des personnes, mais beaucoup a été donné pour la prévention de la prostitution en milieu scolaire, au détriment de l’éducation globale en santé sexuelle. Une éducation qui est pourtant le véritable moyen de prévenir les rapports de domination…", ajoute Karine Favier. Ici encore, beaucoup de déception mais pas de surprise sur le manque de moyens donnés. En Norvège, un rapport a montré que les travailleuses du sexe sont régulièrement arrêtées par la police, et notamment les travailleuses du sexe "racisées". Et que cette dernière cible les travailleuses du sexe dans le cadre de sa politique migratoire. "La violence envers les exilé-e-s est très forte et pourtant très peu mentionnée dans les rapports, dans un contexte extrêmement sécuritaire", abonde Françoise Sivignon, présidente de Médecins du Monde, à propos de la France. "La loi sur la pénalisation du client a évidemment été utilisée dans le cadre du contrôle des migrations. Elle a donc aggravé la situation des travailleuses du sexe migrantes et a fragilisé les personnes dans la rue. La précarité s’est renforcée", complète Karine Favier.

Nouvel agenda

C’est dans tous ces retours inquiétants que prend source la note de positionnement de Médecin du Monde. Pour la santé et les droits des travailleurs du sexe, l’organisation fait des préconisations et surtout, donne des éléments quantitatifs, ceux qui, plus que la parole des concernées, marquent le plus les politiques. Ces données seront complétées et rassemblées dans un prochain rapport de Médecins du Monde, qui doit sortir prochainement. Cette précarisation avait été annoncée, et les associations opposées à la loi n’avaient pas été écoutées, malgré leurs mises en garde. Mais cette fois-ci, les associations veulent revenir à la charge pour porter cette question au nouveau gouvernement. "On avait été auditionné il y a deux ans. Avec ces données, il devrait il y avoir un temps pour revenir vers les parlementaires et dire que ce qui avait été annoncé s’est produit et un moment politique de plaidoyer va commencer, auprès du Défenseur des droits notamment", indique Françoise Sivignon. "L’enquête sera qualitative et permettra d’avoir aussi des chiffres, mais veut se concentrer sur des entretiens longs avec les personnes concernées", ajoute François Berdougo.

Au-delà des chiffres et des débats, la symbolique de la prostitution, la perception du public que la prostitution est illégale, l’idée que ces femmes ne devraient pas être visibles dans l’espace public, pèsent très fortement contre les travailleuses du sexe. "Pourtant, nous sommes obligés de le faire, et nous le faisons pour vivre. Tout le monde devrait le comprendre. Il a peu d’options pour les femmes migrantes pour survivre, notamment pour les femmes trans", déplore Sabrina Sanchez du Comité international sur les droits des travailleuses du sexe en Europe. Cette ambiance de condamnation morale a donc un impact réel sur la perception sociale de la population. Idéologie ou pas, abolition ou non, les associations invitent d’abord au pragmatisme, incarnées par les mots de Sabrina Sanchez : "L’exploitation ne disparaitra pas du jour en lendemain, c’est une part du capitalisme. Mais des lois ne doivent pas criminaliser, mais protéger les personnes concernées". Cette fois-ci, seront-elles entendues ?