Quand la propriété intellectuelle bloque l’accès à l’innovation

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Thérapeutiquebrevet pharmaceutique

Cette semaine, l’Office européen des brevets (OEB) doit se prononcer sur l’opposition déposée en mars 2017 par des organisations de la société civile issues de 17 pays contre un brevet injustifié de la firme pharmaceutique américaine Gilead Sciences. Un communiqué (11 septembre) indique que ce brevet permet à Gilead de pratiquer des prix exorbitants pour vendre en Europe le sofosbuvir (Sovaldi), un médicament essentiel contre l’hépatite C. A cette occasion, Seronet publie une contribution de AIDES, sortie dans un ouvrage collectif (1) en juin 2018, qui analyse le cas d’école qu’est le sofosbuvir ; un exemple édifiant de détournement de la propriété intellectuelle qui crée des barrières à l’accès à l’innovation thérapeutique.

« La mise sur le marché, en 2014, du Sovaldi, un nouveau trai­tement contre l’hépatite C, commercialisé 41 000 euros pour une cure de trois mois par Gilead, a conduit AIDES et d’autres associations à explorer les liens entre propriété intellectuelle, prix et accès. L’objectif [de cette contribution, ndlr] est de comprendre dans quelle mesure le détournement des dispositions du droit de la propriété intellectuelle favorise le maintien de prix élevés et menace l’accès universel aux innovations thérapeutiques. Trois mécanismes de propriété intellectuelle illustrent cette dérive : le dévoiement des brevets, le recours abusif aux certi­ficats complémentaires de protection (CCP) et une protection juridique contestable : l’exclusivité des données.

Brevet et prix : quels liens ?

Le brevet est un titre de propriété industrielle qui interdit l’exploitation d’une invention par un tiers pour une période de vingt ans. Outil d’incitation à la recherche et au développement, il permet de protéger la propriété industrielle et d’assurer aux compagnies pharmaceutiques un retour sur investissement. Lorsque le brevet expire, l’invention thérapeutique peut être exploitée librement et il est possible de produire une version générique du médicament. La fin du brevet se traduit par une baisse de prix : en France, le prix d’un générique est au moins 60 % inférieur au prix du princeps [le médicament de marque, ndlr].
Aujourd’hui, le brevet ne sert pas toujours à récompenser de réelles innovations. Il est utilisé, dans certains cas, comme un outil de rémunération et de contrôle du marché. Certaines firmes y recourent avant tout parce qu’il donne un monopole qui permet d’entraver l’entrée sur le marché des producteurs de génériques. Ainsi, le brevet participe à maintenir des niveaux de prix élevés.

Le Sovaldi de Gilead : un monopole contestable

Certaines firmes pharmaceutiques déposent des brevets pour des produits qui ne constituent pas de réelles inventions : tel est le cas du Sovaldi. Si la molécule utilisée, le sosfosbuvir, est très efficace, son caractère innovant reste cependant insuffisant pour mériter un brevet. L’Office européen des brevets (OEB) a d’ailleurs confirmé la non-conformité d’un brevet sur le Sovaldi (2), suite à la procédure d’opposition lancée par Médecins du Monde (3). Une seconde opposition au brevet a ensuite été portée en mars 2017 par une trentaine d’organisations à travers l’Europe, dont AIDES, Médecins du Monde et Médecins sans Frontières (4). La procédure est encore en cours.

Une menace pour l’accès universel et la pérennité du système de santé

Vecteur d’un prix excessif, le brevet du Sovaldi a mis en dan­ger la pérennité de l’assurance maladie. Dans un contexte de restrictions budgétaires, il a conduit l’État à remettre en cause l’accès universel au Sovaldi et à limiter l’accès au traitement aux patients les plus sévèrement atteints (5). Face à cette « sélection des malades », les associations se sont mobilisées pour défendre un accès sans entrave aux traitements anti-VHC (6) : le 25 mai 2016, la ministre de la Santé Marisol Touraine a annoncé l’accès universel (7), à compter de janvier 2017.

Le CCP : une prolongation de la période d’exclusivité, après expiration du brevet

Dans chacun des pays de l’Union européenne, depuis 1992, les industriels peuvent bénéficier d’une prolongation de mono­pole, pour une période maximale de cinq ans, par le biais d’un CCP (8). Cumulés, le brevet et le CCP peuvent donc garantir aux firmes un monopole d’une durée maximale de vingt-cinq ans. Le recours au CCP peut être perçu comme un outil pour compenser le délai entre la délivrance du brevet et l’obten­tion de l’autorisation de mise sur le marché (AMM). Il peut aussi constituer un moyen de retarder l’expiration du brevet et contrecarrer l’accès au marché des génériques.

Le CCP de Gilead sur le Truvada : une stratégie  monopolistique

AIDES s’est intéressée à cet outil début 2017 en découvrant que Gilead bénéficie d’un CCP sur le Truvada. Le médicament, association de deux molécules, l’emtricitabine et le ténofovir, est prescrit en curatif aux personnes vivant avec le VIH et est aussi utilisé en préventif depuis janvier 2016 dans le cadre de la prophylaxie pré-exposition (Prep) (9). Alors que la fin de la période d’exclusivité sur le ténofovir était prévue en juillet 2017, date d’expiration du brevet, l’existence d’un CCP aurait prolongé le monopole de la compagnie jusqu’en février 2020.

Report de l’entrée des génériques et hausse des dépenses pour la Sécurité sociale

En prolongeant le monopole de Gilead, ce CCP repoussait l’arrivée de génériques ce qui aurait entraîné un surcoût de plus de 760 millions d’euros (10). Ce surcoût aurait pu compromettre le déploiement de la Prep et sa prise en charge par l’assurance maladie pour préserver le budget du système de santé. L’accès à cet outil de prévention, qui a démontré son efficacité (11), aurait donc pu être entravé par le CCP de Gilead.

Un CCP contesté auprès de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE)

Un juge britannique a saisi la CJUE pour déterminer si le CCP de Gilead était valide (12) : la procédure devrait aboutir au cours de l’été 2018 [elle abouti avec une annonce lors de la Conférence d’Amsterdam en juillet dernier. Voir encart, ci-dessous]. En France, suite à l’entrée sur le marché de génériques depuis juillet 2017, le Tribunal de grande instance de Paris a tranché en faveur de la concurrence en estimant que ce CCP était « vraisemblablement nul » (13).

L’exclusivité des données : une protection sur les résultats des essais cliniques

Lorsqu’un industriel souhaite obtenir une AMM [autorisation de mise sur le marché, ndlr], il doit fournir à l’Agence européenne du médicament les résultats des essais cliniques permettant de démontrer l’efficacité et la toxicité limitée du médicament. Les fabricants de princeps peuvent bénéficier d’une protection sur ces données. Les accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) prévoient que ces données cliniques sont protégées par le secret industriel. Certains États ou organisations interétatiques, comme l’Union européenne, ont choisi d’aller plus loin et d’accorder aux fabri­cants de princeps une protection supplémentaire non prévue par l’OMC : l’exclusivité des données.

Un outil de dissuasion pour les fabricants de génériques

Le générique étant une copie du princeps, les fabricants de génériques peuvent inclure dans leur demande d’AMM les ré­sultats des essais cliniques réalisés pour le princeps. Toutefois, si un médicament est protégé par l’exclusivité des données, il leur est alors interdit d’utiliser ces données pour une période de huit à dix ans, après l’octroi de l’AMM du princeps. Il ne reste aux fabricants de génériques que deux options : refaire les essais cliniques pour obtenir l’AMM ou attendre la fin de la période d’exclusivité. L’objectif de l’exclusivité des données est donc clair : maintenir et prolonger le monopole des producteurs de princeps en retardant, voire en dissuadant la concurrence des génériques.

Un obstacle à l’utilisation de la licence obligatoire

Comme le prévoient les accords internationaux de libre-échange, lorsqu’un État le juge nécessaire, notamment pour des raisons de santé publique, il peut décider de lever le brevet sur un médicament : il s’agit de la licence obligatoire qui permet l’entrée sur le marché des génériques. Toutefois, si le médicament en question est protégé par l’exclusivité des données, la concurrence reste impossible puisque, malgré la fin du brevet, il est interdit d’utiliser les données des essais cliniques pour obtenir une AMM. Actuellement, la législation européenne sur l’exclusivité des données ne propose aucune mesure permettant de lever la protection des données en cas de licence d’office (14).

L’éventail des mécanismes de propriété intellectuelle fournit aux industriels une palette d’outils qui renforce leur mono­pole, empêche la concurrence de génériques moins onéreux et maintient des niveaux de prix élevés. Les trois mécanismes de propriété intellectuelle présentés dans cette contribution montrent comment les compagnies pharmaceutiques les dé­tournent au service de leurs intérêts commerciaux et aux dépens des intérêts des patients et de santé publique.

Ces dérives peuvent en effet conduire à des effets délétères :

1 - l’inflation croissante des prix des médicaments et des dé­penses de santé due au report de la commercialisation de génériques moins onéreux ;
2 - la concentration des dépenses de santé sur les médicaments au détriment des ressources humaines, de la modernisation des équipements et des programmes de promotion de la santé ;
3 - la mise en danger de la pérennité du système de santé : l’inflation des prix s’abat désormais non plus sur des médi­caments de niche mais sur des médicaments à destination de milliers de patients ;
4 - la remise en cause de l’accès universel aux innovations thé­rapeutiques pour des raisons financières. »

(1) Médecins sans frontières, UFC Que choisir, la Ligue contre le cancer, France Assos Santé, Prescrire, Médecins du Monde, Unem (Universités alliées pour les médciaments), AIDES.
(2) P. Benkimoun « Hépatite C : Médecins du Monde remporte une manche face à un laboratoire pharmaceutique américain », Le Monde, 7 octobre 2016.
(3) Médecins du Monde, « Hépatite C : Médecins du Monde s’oppose au brevet sur le sofosbuvir », communiqué de presse, 10 février 2015.
(4) Article du 27 mars 2017 de Seronet.
(5) Arrêté du 18 novembre 2014.
(6) AIDES, « Lutte contre l’hépatite C : des traitements pour tous », Communiqué de presse, 15 février 2016.

(7) AIDES, « Hépatite C : en annonçant l’accès universel aux nouveaux traite­ments, Marisol Touraine met fin à une aberration de santé publique », com­muniqué de presse, 25 mai 2016 ; Médecins du Monde, le CISS, Fédération addiction, CHV, Comede, SOS hépatites, « Hépatite C : des avancées...à suivre », communiqué de presse, 25 mai 2016.
(8) Règlement n°1768/92 du Conseil de l’Union européenne du 18 juin 1992, abrogé et remplacé par le Règlement n°469/2009 du Parlement européen et du Conseil du 6 mai 2009.
(9) Dans le cadre de la Prep, pour les personnes séronégatives particulièrement exposés au risque de transmission.
(10) Ce montant a été calculé à partir des données de consommation disponibles du Truvada en curatif (cohorte FHDH ANRS CO4 et AQUITAINE ANRS CO3) et de la Prep (ANSM) et du différentiel entre le prix de la boîte de Truvada, 406, 87 euros contre celui de son générique 179, 90 euros.
(11) Résultats de l’étude ANRS Ipergay
(12) Référence de l’affaire.

(13) Jugement du TGI de Paris, 5 septembre 2017.
(14 )Voir l’article.