RDR : les leçons d’une crise !

Publié par Rédacteur-seronet le 17.11.2021
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Produitsdrogues

C’est dans un contexte particulier : polémique sur le crack, fracture gouvernementale sur les salles de consommation, rodomontades contre le cannabis, que se sont déroulées les Journées nationales de la Fédération Addiction (23 et 24 septembre 2021), à Metz. Cette année, AIDES est venue avec une délégation de 25 militants-es ; l’occasion de revenir en force sur les temps forts d’un des plus grands événements français dans le champ de la RDR. Compte rendu

Une annonce ministérielle en ouverture

L’ouverture du congrès de la Fédération Addiction a été marquée par l’annonce du ministre de la Santé, Olivier Véran. Le ministre n’a pas fait le déplacement, et c’est à Frédéric Remay, DGA de l’Agence régionale de santé Grand Est, qu’incombe la lecture du discours. C’est d’autant plus dommage que le ministre y annonce l’expérimentation de « haltes soin addiction » (HSA) ; expérimentation prévue jusqu’en 2025. Elle prend la suite des salles de consommation à moindre risques (SCMR) dont l’expérimentation s’achevait en 2022. Cela veut dire que l’expérimentation des SCMR est prolongée de plusieurs années encore, mais qu’elle entraîne par la même occasion un changement de dénomination dont l’objectif est de s’éloigner de l’image de « salle de shoot », que les opposants-es au dispositif se complaisent à entretenir. En les nommant ainsi, on tente de faire croire que ce ne sont pas des structures de santé, mais une réponse « laxiste « à la consommation de drogues, voire prosélyte.

Ces HSA qui seront entérinées à l’occasion des débats parlementaires sur le PLFSS 2022 (projet de loi de financement de la sécurité sociale pour l’année prochaine), visent une prise en charge globale des usagers-ères de drogues. La spécificité de ces lieux réside dans le fait qu’ils pourront être directement adossés à des Caarud (centre gratuit d'information, de dépistage et de diagnostic des infections par le VIH et les hépatites virales et les infections sexuellement transmissibles) et/ou se décliner en version mobile, pour une offre de soins itinérante (le fameux aller vers). Cette annonce a été bien accueillie. Jean-Michel Delile, président de la Fédération Addiction, a salué la mesure et l’adaptation dont les acteurs-rices de la réduction des risques (RDR) ont fait preuve depuis le début de cette crise sanitaire. Il rappelle que c’est en coopérant les uns-es avec les autres que les associations ont pu, la Fédération Addiction en tête, porter les préoccupations du terrain auprès des pouvoirs publics et obtenir une meilleure reconnaissance de ce secteur auprès de la Direction générale de la santé (DGS). La crise sanitaire aura permis de renforcer les liens entre la société civile et les pouvoirs publics que ce soit les Agences régionales de santé (ARS) ou la DGS. De plus, la mobilisation des acteurs-rices de terrain cette dernière année et l’implication des usagers-ères ont permis de maintenir le lien et de garantir la continuité des soins, démontrant ainsi la capacité et l’efficacité des Caarud. De  nombreux-ses acteurs-rices ont observé un « dépassement de fonction » des organisations du secteur de l’addictologie durant les différents confinements, qui, pour répondre aux besoins de plus en plus importants de leurs publics, sont allées « flirter » jusque sur les plates-bandes des dispositifs caritatifs et humanitaires (distributions de nourriture, de vêtements, de chèques services, etc...). Ce qui a eu pour effet de faire acquérir de nouvelles compétences en matière de gestion logistique (collecte ; stockage ; distribution, etc.).

Dans son intervention, Jean-Michel Delile a expliqué, qu’il faut désormais veiller à ce que cette énergie mobilisée pendant la crise sanitaire soit pérennisée et entretenue. Car s’il est vrai que des solutions seront assurément trouvées pour les dimensions médicales de la pandémie, les crises sociales et économiques qu’elle a provoquées vont sans doute perdurer. En somme, il nous faut tirer les leçons de cette crise sanitaire afin que cette dernière nous serve à valoriser nos métiers. Le Ségur de la santé doit prendre en compte les travailleurs-ses sociaux-les et les acteurs-rices de la RDR. Et Jean-Michel Delile d’expliquer : « La société et les usagers ont besoin de politiques publiques ambitieuses, cohérentes et appuyées sur des données probantes ».

L’espèce humaine est naturellement sociale

Ambitieux dans sa thématique annuelle, le congrès de la Fédération Addiction avait choisi avec certains-es de ses intervenants-es d’explorer des concepts en résonnance avec la santé… dans un sens assez large. C’est dans ce registre qu’est intervenu Jean Decety, professeur de psychologie et de psychiatrie (Université de Chicago). Il a rappelé que dans une coopération, les deux parties en profitent. C’est le principe d’assortiment. Les êtres humains sont d’ailleurs interdépendants. Il a expliqué le principe de warm glow : on a du plaisir quand on donne quelque chose, comme une forme de réciprocité. Certes, par nature, nous sommes sociaux-les, coopératifs-ves, mais ça ne suffit pas, il y a aussi des motivations personnelles, a souligné le chercheur. Durant cette session, Jean Decety a donc présenté ses travaux et interrogé les capacités humaines et sociales à coopérer. Son travail tourne principalement autour de la notion de « prosocialité » (1), soit le progrès de la socialité entre groupes. Il rappelle que les comportements prosociaux ont pour but d’améliorer les chances de survie des uns-es et des autres à travers le renforcement de la cohésion sociale et la coopération, en d’autres termes : la coopération existe de tout temps et à tous les niveaux.

La coopération a une valeur adaptative et bien que cela paraisse paradoxal, elle entre en synergie avec la compétition. De la même manière, la coopération et l’aide à autrui sont des facultés innées chez l’espèce humaine et chaque être humain est moral et social dans son propre intérêt (ce que je fais de bien pour l’être m’est aussi utile personnellement). De ce fait, nous cherchons tous-tes à coopérer ou aider autrui avec pour objectif la récompense sociale, celle de faire bonne impression. On imagine que c’est particulièrement vrai pour les personnes investies dans le champ de l’engagement de la santé… celle des autres. Il a aussi expliqué que la co-sociabilité est favorisée quand on est en compétition. La coopération est une motivation intrinsèque, pas apprise, pas altruiste. Ainsi, si on félicite un enfant parce qu’il coopère, il va moins coopérer. Il semble en aller de même avec l’adulte. Dans ses travaux, le professeur Decety (l’article le concernant sur wikipedia est très complet) montre ainsi que l’économie de marché et la globalisation incitent les individus à interagir avec des inconnus et ainsi à étendre leurs comportements prosociaux.

Évolutions des représentations sociales des drogues et des publics : historiques et perspectives

Cette session a permis de croiser les approches entre le Québec et la France notamment, mais elle a aussi offert une vision intéressante du traitement médiatique de la question de l’usage des drogues et des représentations des consommateurs-rices. Un traitement qui a été particulièrement riche ces dernières semaines entre les interventions du gouvernement, notamment sur l’usage du cannabis, les positionnements ministériels divergents sur les salles de consommation à moindre risque et la polémique sur l’usage de crack à Paris et le déplacement forcé des personnes consommatrices. Y ont participé David-Martin Milot (chercheur en santé publique au Québec), Marie Jauffret-Roustide (sociologue à l’Inserm), Stanislas Spilka (OFDT) et Charles Delouche, journaliste à Libération. Quel que soit le pays d’où les intervenants-es s’expriment, le constat est sans appel : la non reconnaissance d’une application discriminatoire de la loi avec un traitement différent des usagers-ère qui ne repose pas sur les comportements à risques de ces derniers-ères. Face à cela, il est encore une fois nécessaire et urgent de changer la loi, celle de 70 pour la France, par exemple, et d’accepter qu’aujourd’hui c’est un processus inévitable et d’ailleurs déjà en cours de formalisation. Ce qu’il faut maintenant : c’est faire en sorte que cette évolution permette une égalité de base face à la loi entre les personnes consommant et les autres.  Dans son intervention, David-Martin Milot (Sherbrooke University) a souligné la nécessité de changer la loi pour plus de RDR et moins de discriminations. Pour lui, la dépénalisation (ou « diversion ») revient à encadrer les usagers-ères plutôt que les substances. Il note concernant le Canada qu’un changement des représentations sociales des consommateurs-rices est nécessaire, mais la légalisation canadienne comporte le risque d’une emprise des lobbies du marché du cannabis. De son côté, Stanislas Spilka a présenté l’enquête Eropp de l’OFDT. Il a montré que la question des drogues n’est pas une préoccupation première des Françaises-es malgré les représentations que l’on peut s’en faire. Celles-ci varient d’ailleurs en fonction des produits avec des représentations moins dures sur la consommation de cannabis, alors que l’héroïne et la cocaïne sont perçues comme les drogues les plus dangereuses. Dans cette enquête, 81% des répondants-es sont favorables à une autorisation de la consommation et à une production encadrée par la loi, soit un modèle de régulation, dont le gouvernement ne veut pas attendre parler.

VHC et surdoses d’opiacés : articuler la réponse

C’est la présentation  de l’Association Aurore qui a ouvert cet atelier. Son titre ? « Surdose, un enjeu majeur de notre territoire ». L’association a expliqué qu’il y avait une sous-estimation du nombre de décès par overdoses d’opiacés (OD), ou surdoses. Deux facteurs semblent favoriser ces surdoses : le contenu variable du marché qui change souvent et la teneur du produit qui augmente de plus en plus… Le Caarud Aurore 93 est situé entre trois communes, avec six points de revente à proximité. Il accueille à 95 % des hommes, dont un quart vivent en Seine-Saint-Denis. La population qui fréquente ce Caarud prend de l’âge et les personnes qui y sont accueillies sont principalement originaires du Maghreb, et dans une très forte proportion de personnes originaires de Géorgie, du moins, en ce moment. Sur un an : 28 accidents aigus d’OD ont été constatés, dont 25 cas sauvés grâce à l’action de l’équipe du Caarud. Sur ces cas, 15 concernaient des personnes russophones. Une enquête a été mise en place dans ce Caarud, entre avril 2019 et octobre 2020, puis en avril 2021. Au total, 177 questionnaires étaient exploitables. Le public qui y a participé est masculin, précaire, et confronté à une méconnaissance des démarches administratives. Près de 156 personnes étaient à la rue sur les 177 interrogés. 81 % consomment des médicaments comme drogue. 71 % les achètent sur le marché noir. 70 % achètent des traitements de substitution aux opiacés (TSO) ; 39 % Lyrica (un médicament anxiolytique), 3 % une association avec de la méthadone. On constate que près de la moitié des répondants-es connaissent la naloxone.

Ce sont les résultats d’autres enquêtes qu’a présentés Brigitte Reiller, directrice Caarud Planterose, CEID – Addictions 33. Des enquêtes VHC ont été conduites suite à l’ouverture des prescriptions des antirétroviraux à action directe (AAD) dans le traitement du VHC : 172 questionnaires complétés auprès de Caarud, Csapa (centre de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie) et médecins ont été exploités. La moitié des établissements répondant ont fait 1 à 19 dépistages dans l’année, 40 % en ont fait 40, 20 % n’en ont pas fait. Les Trod sont privilégiés ; 36 % des répondants-es n’ont pas eu de tests positifs, et 36 % en ont eu de 1 à 4, cela s’explique par le fait qu’il y a eu plus de dépistages depuis l’élargissement de la prescription. La moitié des répondants-es ont accès au fibroscan, et ce dernier permet plus d’intérêt sur le VHC et donc plus de dépistage. Concernant les traitements : plus de la moitié n’ont pas déclaré de traitement, mais plus de 90 % ont le sentiment que les patients-es adhèrent au traitement. 70 % des répondants-es ont des partenariats avec des hépatologues. De ces différentes enquêtes, le constat a été fait d’une méconnaissance du VHC par certains-es professionnels-les de santé  et usagers-ères. Le VHC n’est pas une priorité, peu de formation, peu de couverture médicale, barrière de la langue, mais volonté de formation, de mobilisation, mise en place de temps dédiés, campagnes d’informations, permanences d’hépatologue, élargissement de la prescription à tous-tes les médecins, AME. Une enquête a été réalisée en juin 2020 avec 68 répondants-es, et la participation de 40 Csapa et de 18 Caarud où l’on remarque une évolution vers plus de partenariats, des journées dédiées, des achats de fibroscan, meilleure info sensibilisation, plus d’expériences, etc.

Accompagner le rétablissement en croisant les approches

Les savoirs en addictologie et en coopération doivent être partagés. Dans les sociétés occidentales, c’est un évènement sociologique (la toxicomanie chez les jeunes) qui a fait émerger la première phase de l’addictologie comme discipline médicale, en réponse à la puissance publique qui qualifiait la question de fléau social. En matière de cure (guérison) : le sevrage sans alternative est devenu la pierre angulaire de toute prise en charge comme encore une fois de plus lorsque les sociétés occidentales ont fait face à la dépendance à l’alcool.  Pourtant, l’approche de la toxicomanie doit être biopsychosociale (2) (soit une approche théorique et pratique) et respectueuse de la personne. La prise en charge de la toxicomanie s’est appuyée sur d’autres outils/techniques et l’addictologie peut aujourd’hui se définir comme un champ d’interventions et d’expérimentations multidisciplinaires, ont rappelé les intervenants-es. C’est d’autant plus important d’avoir cela à l’esprit que modèle de prise en charge est principalement fondé sur l’hôpital et donc sur le curatif et qu’il est à bout de souffle. L’urgence de l’implémentation d’une démarche communautaire en santé est plus que prégnante, ont souligné les participants-es à cet atelier. Atelier qui a réuni Sandra Pinel (présidente de France Patients Experts Addiction), Serge Ahmed (directeur de recherche, Bordeaux Neurocampus), Georges Brousse (psychiatre) et Alain Morel (psychiatre, DG Oppelia). Cette démarche communautaire en santé que de nombreux-ses acteurs-rices défendent, on l’a retrouvée à travers l’ouverture des salles de consommation à moindre risque ; des espaces d’auto-support ; de l’implication et de la participation des centres psychothérapiques et pédagogiques spécialisés (CPPS) de l’élaboration à la mise en œuvre des politiques. C’est s’engager dans une démarche de réciprocité, dans la reconnaissance du savoir expérientiel de la personne consommatrice. C’est la nécessité de coopérer avec les usagers-ères et même de co-construire les réponses.

Analyse de drogues et RDR : quels enjeux ?

Le laboratoire Clémence Isaure est l’un des labos spécialisées dans la technique CCM (chromatographie sur couche mince ). Il fait partie du réseau Analyse ton prod depuis le transfert de XBT (Xénobiotropie) en septembre 2019. Depuis deux ans à Toulouse, 50 collectes sont analysées. Le public rencontré à travers cette collecte est composé de 40 % de femmes (quasiment le double de la fréquentation féminine sur les accueils des Caarud) versus 60 % d’hommes. Dans le public rencontré, 70 % avaient déjà consommé le produit testé. L’équipe du Caarud Intermède (Toulouse) a beaucoup valorisé le rôle des usagers-ères pour améliorer le dispositif. « C’est essentiellement un dispositif de rencontre et de discussion (…) des entretiens ont eu lieu sans forcément d’analyse de produits derrière », a expliqué Camille Ponte du Caarud Intermède. L’analyse de produits permet de rencontrer des publics différents, et d’initier des discussions avec des usagers-ères de nouveaux produits de synthèse très informés-es et de cibler un public plus inséré. Parmi les enjeux identifiés pour la suite : le lien avec les usagers-ères revendeurs-ses et les dealers.

De son côté, Victor Detrez (OFDT/Sintes) a fait une présentation du réseau Sintes et notamment la volonté de développer des partenariats officiellement. L’objectif est de proposer des résultats par CCM avec des liens par des labos du réseau national qui s’est formé. De son point de vue, il y a un réel enjeu de veille, notamment pour faire remonter les informations et les condenser dans des rapports. Le réseau Sintes est un dispositif de veille sanitaire et non de RDR, la collecte ne peut donc se faire qu’à certaines conditions (effets indésirables, produits dangereux) avec un rendu de résultat long. La structure Sintes n’analyse pas directement les échantillons, mais les envoie vers des laboratoires partenaires, ce qui implique des différences fondamentales par rapport à une autre analyse de produits ; par exemple : les délais pour avoir les résultats d’analyses. En continuité du soutien apporté par Sintes au dispositif d’analyse par CCM, un questionnement est en cours pour compléter la spectrométrie par une analyse par CCM. Le dispositif Analyse ton prod est financé par l’Agence régionale de santé Île-de-France et la ville de Paris. Il travaille au développement de techniques analytiques supplémentaires à la CCM. Dans sa présentation, Grégory Pfau (Charonne-Oppelia, ancien coordinateur du programme XBT) a expliqué qu’après comparaison des méthodes, c’est la chromatographie en phase liquide à haute performance (HPLC) qui a été retenue. Un labo vient en appui au réseau Analyse ton prod. Il analyse des échantillons collectés dans des régions qui n’ont pas de laboratoire à proximité (il existe une nette inégalité d’offre sur le territoire) ; cela concerne six partenaires. Pour la suite, explique Grégory Pfau, l’évolution des labos s’oriente vers une complémentarité des techniques : Quanti/Spectro UV (MDMD ou 3 MMC), identification par couplage FT-IR à la CCM etc.

Réduction des risque : un enjeu transfrontalier

Directeur de l’OEDT (Observatoire européen des drogues et toxicomanies), Alexis Goosdeel a présenté les travaux de son institution sur la mise en place des salles de consommation à moindre risque. Dans l’Union européenne, on ne trouve pas moins de 89 SCMR ouvertes. Elles sont réparties dans 59 villes et neuf pays différents. Pour ces SCMR, trois critères motivent principalement l’ouverture : l’existence d’une scène de consommation ouverte, l’environnement à haut risque, le sentiment d’insécurité et le niveau de nuisance publique. Pour cet expert, les SCMR sont utiles et nécessaires, mais à certaines conditions : elles doivent être intégrées dans un cadre de politique de santé publique plus large ; elles sont fondées sur un consensus et une coopération entre les acteurs-rices ; elles doivent être considérées comme un service ciblé répondant à un public bien spécifique. Les preuves sont insuffisantes, aujourd’hui, pour évaluer l’impact de ces salles sur les infections et la mortalité liées au VHC et VIH, mais les résultats semblent suggérer qu’elles aient un impact sur les comportements exposant aux risques d’infection.

Ces derniers temps, on observe une multiplication de ces dispositifs ainsi qu’une évolution du concept et des consommations acceptées avec, par exemple, une première salle mobile ouverte au Portugal, il y a maintenant deux ans. Autre innovation présentée par le réseau INDCR (International Network of Drug Consomption Rooms), la salle de consommation ouverte à Lisbonne et dirigée exclusivement par des travailleurs-ses pairs-es. En France, l’expérimentation des SCMR est prolongée de trois ans et s’oriente vers un changement de dénomination (voir en début d’article). Une avancée pour les Caarud qui pourront désormais ouvrir des espaces de consommation dans leurs murs. À Strasbourg, la salle de consommation à moindre risque portée par l’association Argos a récemment fait évoluer son offre en y accolant un dispositif d’hébergement. Compte tenu de son emplacement, Argos a été dès le début pensé comme un dispositif transfrontalier ayant pour objectif d’accueillir des usagers-ères allemands-es. Si on voit que de nombreux pays européens ont ouvert des SCMR, certaines législations rendent encore cela compliqué. C’est notamment le cas en Belgique où la SCMR ouverte à Liège (le maire de la ville était présent au congrès) entre en contradiction avec la loi fédérale (interdisant toute consommation de drogue). À ce jour, elle n’est donc pas encadrée juridiquement. Plus récemment, la ville de Bruxelles a, elle aussi, suivi le mouvement en ouvrant une SCMR. Défi encore à relever, rien n’est prévu pour la consommation d’alcool qui reste non autorisée dans ces dispositifs. On reste ici encore une fois dans une segmentation consommation licite et consommation illicite.

Statut légal des produits : comment faire évoluer la réponse publique ?

Parler de statut légal des produits revient aujourd’hui à débattre du statut légal du cannabis, a résumé un-e des intervenants-es. Pour cela, Marc-Antoine Douchet (OFDT) commence par revenir sur la mise en œuvre de la réponse pénale à l’usage du cannabis. Il pointe du doigt le manque d’homogénéité de la réponse en France, avec des procédures différentes en fonction des parquets et des préfectures. Ce que l’on observe surtout c’est la méconnaissance des conduites addictives de la part des professionnels-les qui appliquent la loi. La méconnaissance est aussi visible du côté du grand public et c’est ce que reprend Marie Debrus (Médecins du Monde et Collectif pour une nouvelle politique des drogues) dans sa présentation, avec la nécessité de travailler sur la déconstruction des représentations. Aujourd’hui, la notion de réduction des risques (RDR) est peu ou mal comprise dans la population ; un sentiment que partageait le journaliste Charles Delouche (Libération). Médecins du Monde, en lien avec la chercheuse Deborah Alimi et le Collectif inter-associatif pour une nouvelle politique des drogues, organise des ateliers pour sortir de l’approche santé versus l’approche sécuritaire et sensibiliser le grand public. Ce constat est également partagé par la députée (LREM) Caroline Janvier, rapporteure d’une mission d’information sur la réglementation des différents usages du cannabis,  pour qui la légalisation est un sujet encore trop méconnu, qui nécessite un travail de pédagogie notamment avec les médias pour pouvoir recentrer le débat sur la santé publique et sortir des caricatures.

Un des enjeux de plaidoyer est donc de sensibiliser le grand public pour déconstruire les représentations, mais cela ne peut pas se faire sans un soutien des pouvoirs publics. En effet, la pluralité des modèles internationaux montre l’importance des pouvoirs publics dans cette démarche : en Uruguay avec la volonté de réintroduire la place du gouvernement et de l’État avec la notion de responsabilité partagée ou encore aux Pays Bas où les initiatives sont en premier lieu parties des villes avant d’être abordées au niveau national avec une notion de risques acceptables. Toutefois, à ce jour, il est difficile de faire comprendre aux décideurs-ses politiques au niveau européen, la nécessité d’introduire cette vision ainsi que les éventuelles plus-values de la dépénalisation de certains produits psychoactifs. Élargir le débat dans l’opinion publique est donc un impératif. Élargir le débat sur d’autres champs comme les questions carcérales et judiciaires demeure indispensable. Aujourd’hui, les choses évoluent, le CBD thérapeutique change petit à petit le rapport aux drogues et cette dynamique en cours doit être accompagnée. La dépénalisation de l’usage de drogues est un processus long qui doit permettre d’aller vers le respect des principes de droits humains. Toutefois dans nos débats, la dépénalisation dont on parle concerne l’usage de drogues et par drogues nous n’entendons ici que le cannabis, ont indiqué les intervenants-es. Reste que les blocages politiques sont forts. « En tant qu’organisation, a-t-on un poids suffisant pour faire bouger les lignes ? », a d’ailleurs interrogé Marie Debrus, apostrophant la salle.

François Gagnon (Institut national de santé publique du Québec) a partagé l’expérience du Canada dans la légalisation du cannabis. Au Québec, cette légalisation s’est traduite par la création d’une société québécoise du cannabis qui est une société d’État ayant pour mandat d’intégrer les usagers-ères sans favoriser pour autant l’usage. C’est cette société qui a pour rôle l’encadrement du marché, le choix des produits, etc. En tout, 75 détaillants sont concernés et les producteurs ont reçus une licence officielle du ministère de la Santé. Cette légalisation se fait dans une logique d’action de santé publique avec pour but de réduire la « consommation fréquente et persistante ». On constate d’ailleurs que depuis la légalisation en 2018, la consommation quotidienne ou quasi quotidienne est en diminution. Un des enjeux principaux de cette légalisation a été d’éviter au maximum la logique de croissance commerciale car les acteurs-rices à but lucratif représentent une contre force au modèle de régulation.

Alors quid de la légalisation de l’usage de cannabis en France ? La députée Caroline Janvier est revenue sur le rapport sur le cannabis récréatif qu’elle a présidé. Ce rapport s’appuie sur une consultation citoyenne en ligne qui montre que la population est plus favorable à une régulation qu’à une dépénalisation. Le constat fait par les députés-es lors de cette enquête est que la France s’illustre principalement pour ses consommations problématiques et par une pénalisation parmi les plus fortes en Europe. La pénalisation de la consommation représente un coût de quasiment un milliard d’euros par an et ne fait, en aucun cas, baisser la consommation, preuve de l’échec de cette stratégie. Plusieurs questions doivent alors être posées, et notamment : quels sont les objectifs d’une légalisation ? Le modèle étudié par la députée est celui d’un modèle contrôlé (dit auto-encadré) de la production à la distribution. Pour que ce modèle soit efficace, il faut qu’il soit concurrentiel au marché noir bien qu’il soutienne en premier lieu des objectifs différents de celui de la sécurité.

Sexualité et addictions : lever les tabous ?

Des militants de AIDES sont intervenus lors de cet atelier. Grégoire Compagnon a présenté la formation réalisée par l’association de lutte contre le VIH et les hépatites virales et la Fédération Addiction (FA) ainsi que les actions faites dans le réseau AIDES. De leur côté Yan Fournet (AIDES) et Muriel Grégoire (médecin psychiatre) ont présenté dans le détail le partenariat avec la FA et la création d’une formation chemsex, dans la continuité d’autres formations déjà mises en place avec la FA : Aerli, Trod, etc. Les enjeux sont d’améliorer les connaissances sur les drogues mais aussi sur les pratiques sexuelles et de promouvoir la RDR auprès du public chemsexeur. Il faut réussir à passer le stade du malaise, voire du tabou, pour aborder les discussions sous l’angle de la prise en charge des pratiques sexuelles pour ensuite aborder l’usage de drogues. De son côté, le pôle festif Spiritek a réalisé une petite enquête en milieu festif auprès de 32 personnes, sur le sexe sous usage de produits en milieu festif. Comme l’a rappelé Audrey Senon (coordinatrice de Spiritek) : l’objectif était de voir si on rencontrait un public autre que HSH (hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes). La majorité des personnes qui ont répondu sont des hommes cis, pour les trois quarts hétéros. On constate que l’usage de produits dans le cadre sexuel n’est pas considéré comme du chemsex, qui est une pratique dénigrée dans ce milieu. Ces résultats posent notamment la question de la RDR en festif, des messages à porter auprès de ce public.

Covid-19 : quelles transformations du système de santé ?

Les organisateurs-rices du congrès avaient vu ambitieux pour le choix des thèmes de leur session de clôture. Alors, que retenons-nous des enseignements de cette crise sanitaire ? D’abord, la complexité d’un système français pas suffisamment décloisonné. Durant la crise, on a vu l’assurance maladie sortir de son rôle originel pour mettre en place des réponses aux besoins de prises en charge des patients-es Covid et l’hôpital privé devancer l’hôpital public avec une meilleure capacité d’adaptation, estiment les intervenants-es de la plénière de clôture. La crise de la  Covid-19 a mis en lumière des alliances entre les partenaires qui étaient inattendues et a permis une réelle modification des postures. Elle a notamment mis le doigt sur l’importance des actions de « aller-vers ». Dans son intervention, Marianne Auffret (vice-présidente d’honneur d’Élus Santé Publique et Territoire/ESPT) a souligné les limites des organisations et de la place des élus-es avec finalement l’impression que la Covid-19 n’aura pas réussi à bouleverser l’ordre des choses, mais a plutôt servi à mettre en lumière les choses fonctionnelles comme dysfonctionnelles avec un effet d’amplification. Ce que l’on constate, par ailleurs depuis des décennies, est que le sanitaire ne marche pas sans le concours du social et du médico-social. En amont et durant cette crise, on ne s’est pas assez inquiété du « carburant qu’il fallait dans les machines » et parmi ces carburants il y a l’amour ou du moins dans notre cas la solidarité et la coopération, a indiqué un-e intervenant-e.

Le professeur Emmanuel Rusch (directeur d’équipe de Recherche Education Ethique Santé Université de Tours, président de la Société française de santé publique/SFSP et président de la Conférence nationale de Santé/CNS) est revenu sur le fait que la crise sanitaire que nous traversons a réinterrogé la place de la démocratie en santé. Nous nous sommes rendu compte une fois encore que les pouvoirs publics ne sont pas à l’aise avec cette démarche, ni avec le dialogue multilatéral. Ces instances préfèrent des échanges bilatéraux et mettent de côté la démarche multilatérale mise en place par les partenaires. Durant toute cette crise sanitaire c’est la vision biomédicale qui a dominé alors qu’on aurait pu (et dû) en faire une lecture politique et sociale. Sur la question des retours d’expériences (Retex) ; la Société française de santé publique comme la Conférence nationale de Santé (CNS) ont proposé au ministère de la Santé d’organiser ces Retex et de les y associer. Pour l’instant, les retours des pouvoirs publics se font attendre. 
Par ailleurs, il a été rappelé que la territorialisation des politiques publiques de santé reste un leurre en ce sens que la loi de 2004 au lieu de donner plus de pouvoir aux territoires, tel que l’objectif était annoncé dans l’exposé des motifs de la loi, est venue conforter la ré-étatisation de l’écosystème de santé, l’affaiblissement des organisations privées à but non lucratif dans les instances telles que la CNS (Conférence nationale de Santé), etc.

Le sida avait pourtant donné des enseignements

Pour Henri Bergeron (directeur de recherche au CNRS, coordinateur scientifique de la chaire santé de Sciences-Po et co-directeur du « Domaine santé» aux Presses de Sciences-Po), cette crise est avant tout organisationnelle. Il observe que les questions n’ont pas été posées sur les sources des tensions entre les acteurs-rices. Pourtant, il revient sur l’idée du changement de posture et d’alliances inattendues car l’une des conséquences de la politique du « quoi qu’il en coûte » est qu’en débloquant des fonds, on a favorisé la coopération. De même, la déprogrammation des soins a mis en suspens la compétition professionnelle.

Comme on l’a vu au fil des présentations de ces Journées nationales de la Fédération Addictions, la drogue est une construction sociale, suivant les pays et les époques. On en veut pour preuve que les substances psychoactives n’ont pas et ne sont pas classées de la même façon, selon les périodes, les lieux, les populations. Et l’alcool n’est pas l’exemple unique. Autre particularité, les politiques publiques (et pas uniquement celles de santé) influent sur les représentations sociales que peut avoir la population et inversement. En France, les représentations sont très liées aux catégories sociales interrogées contrairement à d’autres pays ou régions (par exemple, le Québec). Les jeunes comme les personnes consommatrices vont avoir une opinion différente de celle de leurs ainés-es ou des personnes ne consommant pas. Une chose est sûre. Il reste difficile d’aborder sereinement la question de la réglementation puisque les représentants-es de l’État ou les lobbyistes peuvent faire pencher la balance dans un sens ou dans un autre. On peut encore citer ici l’alcool qu’il serait impossible d’interdire ou de réglementer plus sévèrement du fait des groupes de pression et d’une certaine complaisance de l’État concernant cette « tradition culturelle »…
À l’inverse, le cannabis est très stigmatisé et considéré comme un produit beaucoup plus nocif que l’alcool (risque majeur pour la santé publique nous dit d’ailleurs la dernière campagne d’État !) car ce n’est pas (encore !) un produit culturel, sociétal.

La fameuse et honnie loi de 70

Honnie du fait de son application discriminatoire, tout particulièrement chez les jeunes, les habitants-es des quartiers, à l’instar des nouvelles amendes forfaitaires délictuelles. Reste qu’aujourd’hui, y compris dans la classe politique, le débat se fait entre une volonté de statu quo et la revendication d’une évolution de la loi de 701, voire son abrogation. En 2018, seuls-es 5 % des Français-es considèraient que les drogues étaient pour eux-elles une préoccupation. En 2018 : 80 % des personnes interrogées se disaient favorables à l’ouverture de salles de consommation à moindre risque, mais bien évidemment seuls 55 % étaient favorables à ce que des salles soient ouvertes près de chez elles. Les personnes les plus favorables sont les personnes ayant entre 45 et 65 ans, CSP +, informées sur les drogues et ayant expérimenté des produits. Les plus défavorables sont les jeunes et les personnes se reconnaissant comme appartenant au monde ouvrier, les personnes situées à droite et à l’extrême droite de l’échiquier politique, et les personnes en désaccord avec la légalisation du cannabis et préoccupées par l’insécurité.

Comment faire évoluer la législation ?

Du fait de la loi de 70, la personne consommatrice est considérée d’une part comme un-e malade qu’il convient de soigner ou un-e délinquant-e qu’il faut punir. La loi actuelle est censée lutter contre le trafic, mais 81 % des personnes poursuivies le sont pour consommation de drogues (amende forfaitaire). Les sanctions pénales sont essentiellement financières et paupérisent les plus pauvres. Chacun reconnait aussi que la pénalisation des personnes consommatrices de drogues a des conséquences sur le travail du corps médical et celui des travailleurs-ses sociaux-les. Dans l’esprit d’une partie des gouvernants, la politique de « réduction des risques » semble souvent considérée comme étant une politique d’aggravation des risques ; une forme de prosélytisme derrière le faux nez de la santé. Pour sortir de cette impasse, il est nécessaire de professionnaliser le plaidoyer. Il faut partir du principe et de la démonstration que la répression ne sert à rien. C’est démontrer partout où celle-ci est à l’œuvre. On peut aussi s’appuyer sur le fait que l’opinion publique est désormais majoritairement favorable à la dépénalisation ; conséquence d’une grande évolution des représentations sociales. Et pas seulement en France. Ainsi, la Charte de l’Union européenne pour les droits humains demande la dépénalisation des drogues. En France, une récente consultation citoyenne regroupant 250 000 personnes s’est prononcée pour la dépénalisation des drogues. Et puis, il y a le constat de l’inefficacité de la loi de 70 : la France est championne du monde pour la consommation de cannabis, malgré cette loi, parmi les plus répressives d’Europe. Nombreux-ses sont les experts-es qui défendent que : Légaliser les drogues est un objectif de santé publique. Par ailleurs, pour lutter contre la criminalité il faut un marché officiel moins cher et de meilleure qualité que le marché noir. Il faut une proposition d’une légalisation encadrée. On verra si à l’occasion de la campagne présidentielle cette idée peut avancer, si le débat pourra sortir de l’ornière de la caricature où il reste enferré habituellement, si cette revendication d’un changement de la loi de 70 (ou son abrogation) progresse ou part en fumée !

(1) : Le comportement prosocial humain désigne les comportements de souci de l'autre, et notamment d'aide, dirigés vers des personnes inconnues ou en difficulté.
(2) : Le modèle biopsychosocial ou approche biopsychosociale, en médecine, est une approche théorique et pratique, proposée par le médecin psychiatre Engel, qui veut prendre en compte des facteurs psychologiques, sociaux et biologiques des pathologies.

Article co-écrit par Margot Andriantseheno, Emmanuel Bodoignet, Eva Drucker, Victor Duperret, Jean-Paul Godeau, Cynthia Lacoux, Ozias et Armand Totouom.