Ruptures et pénuries : quel remède ?

Publié par jfl-seronet le 03.03.2023
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Thérapeutiquemédicamentsrupture

Ces derniers temps, nombreuses ont été les interpellations concernant l’augmentation des pénuries et ruptures de médicaments en France : un phénomène en augmentation constante depuis 2016 et qui atteint aussi les pharmacies hospitalières.

Un véritable casse-tête

Il faut en finir avec des pénuries médicamenteuses structurelles et systémiques », interpellait le Dr Christian Lehmann, le 8 février, dans le Journal d’épidémie que le médecin et auteur tient dans les colonnes de Libération. L’auteur revenait sur le contexte particulièrement tendu en « pleine triple épidémie » (bronchiolite, grippe et Covid-19) pour les patients-es, les pharmaciens-nes et les médecins. « Un véritable casse-tête » selon Christian Lehmann. Et celui-ci d’expliquer : « Cette situation proprement catastrophique a donné lieu à quelques graves prises de parole ministérielles, et, récemment, à la création d’une « mission de régulation des produits de santé » confiée à six personnes : une représentante d’association de patients (Renaloo), quatre représentants de l’industrie et, pour représenter l’État, un membre de la Cour des comptes. Hormis l’expertise-patient confiée à une association, aucun membre des professions de santé, et du côté de la puissance publique, aucune implication des agences sanitaires, aucune expertise médicale : comme si seul l’impact économique de cette pénurie était à prendre en compte, sans référence à ses conséquences sur la santé des Français ». Christian Lehmann cite dans son texte des extraits de l’ouvrage Combien coûtent nos vies ? (éditions 10/18), un ouvrage écrit par Pauline Londeix et Jérôme Martin, les deux fondateur-rice de l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament. Les deux experts-es considèrent que la France a perdu trois ans sur cette question et que les autorités françaises cèdent aux revendications des firmes pharmaceutiques.

État versus Big pharma

C’est aussi ce que défend un récent article de Caroline Coq-Chodorge pour Mediapart (19 février). La journaliste y rappelle qu’en 2022, 3 500 médicaments essentiels ont été en tension ou en rupture, un « chiffre multiplié par cinq depuis 2016 ». L’article dénonce notamment le choix du gouvernement, défendu par le ministre de la Santé et de la Prévention, François Braun, d’un « moratoire sur la baisse des prix des génériques, voire des hausse de prix ». Ces hausses de prix concerneront certains génériques essentiels produits en Europe, afin d'inciter les fabricants à poursuivre leur production en France.
On comprend une des causes de ces pénuries et ruptures dans une récente tribune publiée dans Le Monde (3 février). L’économiste Gabriel Colletis y explique que « la volonté de maîtriser les dépenses de santé a également imposé de faibles prix de remboursement des médicaments anciens, ce qui a poussé les laboratoires [qui les fabriquent, ndlr] à délocaliser en Asie ces productions peu rentables, entraînant, par exemple, la disparition du dernier atelier français de production de paracétamol en 2008 ». Selon cet économiste, le phénomène serait donc imputable aux effets de la mondialisation (les matières premières des médicaments sont fabriquées en Asie : Chine et Inde) et à un souci des autorités françaises de faire des économies en rémunérant moins certains médicaments ; ce qui pousserait l’industrie à délocaliser. Le problème souligne Mediapart, c’est que les ruptures et tensions ne concernent pas seulement des médicaments anciens génériqués ; de nombreuses spécialités sont concernées dont des médicaments essentiels.

Inquiétudes à l’ANSM

Le 14 février dernier, la directrice de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), Christelle Ratignier-Carbonneil, était auditionnée par la commission d’enquête créée par le Sénat sur les pénuries. Elle reconnaissait une « situation complexe, avec un nombre de tensions et de ruptures qui augmente de manière importante ». L’agence a compté 3 500 signalements de ruptures et de tensions en 2022. Elle admettait que ces ruptures  constituaient « des risques possibles de perte de chances pour les patients ». Christelle Ratignier-Carbonneil y expliquait aussi que « l’encadrement réglementaire oblige les industriels à déclarer des risques potentiels pour donner le temps nécessaire [à l’ANSM] pour mettre en place des mesures de réduction des risques et tenter de limiter au maximum les impacts délétères, telles des désorganisations des soins, des pertes de chance ». L'approvisionnement du territoire national en médicaments est de la première responsabilité des industriels qui sont titulaires des autorisations de mises sur le marché (AMM) de ces médicaments. L'objectif est que l'offre de médicaments soit à la hauteur des besoins ». Mais voilà, cela ne fonctionne pas. Mediapart cite des exemples d’annonces brutales d’arrêts de production par des laboratoires pharmaceutiques, alors que la réglementation doit les empêcher.

Pharmacies d’hôpitaux touchées

Les ruptures et tensions d’approvisionnement n’affectent pas que les officines de ville, elles touchent aussi les pharmacies des hôpitaux. Dans un article (9 février), le site d’infos Décision santé citait une étude du SNPHARE qui a réalisé une enquête en ligne qui s’est déroulée du lundi 23 janvier 2023, au lundi 6 février 2023, sur les conséquences des ruptures de produits de santé auprès des pharmaciens-nes hospitaliers-ères. Cette enquête a recueilli 367 réponses, représentant 10 % des praticiens-nes exerçant dans les pharmacies hospitalières et 12 % des pharmaciens-nes praticiens-nes hospitaliers-ères. Cette enquête met en évidence : « l’impact négatif majeur des pénuries de produits de santé sur le travail des pharmaciens hospitaliers, avec en premier lieu le temps passé à leur gestion » et « l’insatisfaction des pharmaciens hospitaliers sur la façon dont les autorités sanitaires agissent et réagissent face à ces pénuries ». L’enquête a notamment cherché à comprendre quel était le temps passé à la gestion des ruptures. Le communiqué du Syndicat national des praticiens hospitaliers anesthésistes-réanimateurs élargi aux autres spécialités (SNPHARE) indique que « 55 % des pharmaciens interrogés estiment que le temps passé est supérieur à 4 heures par semaine. Pire, pour 35 %, ce temps est supérieur à 6 heures par semaine. On peut donc estimer que le temps passé à cette gestion est en règle générale de 0,5 ETP pharmacien a minima pour une pharmacie hospitalière (PUI). À cela s’ajoutent également des heures de travail pour les préparateurs en pharmacie et pour des adjoints administratifs. Aucune compensation à l’échelle des établissements, des ARS ou au niveau national n’est aujourd’hui prévue pour gérer cela », déplore le communiqué. Les participants-es se montrent très critiques sur le rôle des tutelles face au problème. En effet, « 95 % des répondants jugent l’action des tutelles insuffisantes, voire très insuffisantes. C’est dire le sentiment d’abandon que les pharmaciens éprouvent, ils se sentent démunis et abandonnés face à cette crise, sans aide de leur part. Ils jugent les dispositifs réglementaires actuels inopérants », tacle le texte. Enfin, le syndicat fait aussi des recommandations.

D’autres mesures envisagées

Hausses tarifaires ciblées, moratoire sur les baisses de prix de certains génériques stratégiques sur le plan industriel et sanitaire… ne sont pas les seules initiatives du gouvernement. François Braun a annoncé que d'ici à la fin du mois de mai, une liste de médicaments dits « critiques » car stratégiques sera établie. De plus, comme l’expliquait le Quotidien du Médecin (3 février), l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) sera chargée d'établir un plan de préparation des épidémies hivernales (sécurisation des stocks, amélioration de la mise à disposition des données). Enfin, sous trois mois, un « plan blanc médicaments » activable en cas de situation exceptionnelle sera préparé. Reste à espérer que cela fonctionnera mieux que le plan anti-pénuries d’Agnès Buzyn de 2019. « Les laboratoires pharmaceutiques ont depuis l’obligation de constituer un stock de sécurité minimal de deux mois pour tous les médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (MITM) destinés aux patients-es français-es. Sans beaucoup d’effet jusqu’à présent », constate Mediapart.



Les propositions du SNPHARE
- Relocalisation de la production des médicaments sur le territoire national et européen, visant à une souveraineté et une préservation de l’autonomie de l’approvisionnement ;
- Anticipation : anticipation des besoins avec des outils nationaux et européens, anticipation par les laboratoires des informations sur les risques de tensions d’approvisionnement ;
- Transparence sur les modalités de fixation des prix des médicaments et dispositifs médicaux en France ;
- Réflexion sur les mono-attributions (un seul fournisseur) des groupements d’achats nationaux et régionaux en lien avec les exigences d’économie demandées chaque année aux établissements de santé et les contraintes du Code des marchés publics, qui augmentent le risque d’assèchement des approvisionnements ;
- Contrôle renforcé du respect des exigences par l’ANSM sur les stocks de sécurité, assorti de sanctions ;
- Exigence de contraintes d’approvisionnement lors de la délivrance nationale ou européenne des autorisations de mise sur le marché des médicaments.

 

Lutte contre les pénuries inefficace
Le 16 février, le site d’infos médicales Décision santé a publié un article sur un récent sondage Odoxa sur la problématique de la pénurie de médicaments. Selon ce sondage, les médecins hospitaliers-ères ne pensent pas que les laboratoires pharmaceutiques fassent tout leur possible pour lutter contre ce problème. Seuls 37 % des médecins hospitaliers-ères donnent un bon point aux laboratoires. « Pire, seuls 28 % des jeunes médecins font de même, en baisse de 9 points par rapport à 2021. Ces derniers ont en général un avis plus mitigé que leurs aînés par rapport à l'industrie pharmaceutique », explique Décision santé. La volonté de transparence de ce secteur marque, elle aussi,  un recul de 9 points (23 %) chez les jeunes médecins contre 32 % chez leurs aînés-es. Par ailleurs, concernant la question de savoir si les laboratoires proposent des médicaments à des prix justes et adaptés, 40 % des médecins indiquent avoir confiance. Les médecins hospitaliers-ères, dans leur ensemble, croient en la capacité des laboratoires à rendre les médicaments innovants disponibles (77 %), à animer le tissu économique dans les territoires (71 %), à œuvrer à l'intérêt général (66 %) et à faciliter l'accès du plus grand nombre aux médicaments (64 %). Même sur ces questions, les jeunes médecins ont moins confiance que les anciens, souligne Décision santé.