Une vie de zèbre (11) : Stupéfiants !

Publié par jfl-seronet le 03.04.2018
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Cultureroman policier

Un rendez-vous autour de la culture ! C’est ce que vous propose l'équipe de Seronet. Evidemment, les Séronautes ne nous ont pas attendus pour publier textes et avis sur des événements culturels, pour échanger des conseils et c’est tant mieux. Notre idée est celle d’un feuilleton, plus ou moins régulier, qui brasse découvertes et arts, curiosités et livres, idées et trouvailles culturelles. Disons que nous faisons nôtre ce proverbe africain : "Un homme sans culture ressemble à un zèbre sans rayures". Cette semaine, la drogue tient une place de choix dans deux ouvrages : un surprenant et excellent roman policier d’Hannelore Cayre et un récit d’Alexandre Kauffmann à mi chemin entre le reportage et le policier, une étonnante réussite, là aussi.

Hannelore Cayre par Louise Carrasco

C’est toujours intéressant — et dans les très bonnes occasions, réellement passionnant — de voir comment certains polars font de la politique, l’air de rien, en faisant mine de ne pas y toucher, en n’y allant pas frontalement, en usant du détournement, d’une prétendue légèreté du propos pour, pourtant, frapper juste… et très fort. On tient un très bon exemple du genre avec "La Daronne", un roman faussement désinvolte, très drôle et parfaitement cynique d’Hannelore Cayre (1). Ce roman est le portrait d’une femme malmenée par la vie, en butte à une adversité qui en rendrait plus d’un paranoïaque, qui décide, profitant des occasions que lui procure son travail — elle est traductrice pour le ministère de la Justice — de se lancer dans le trafic de beuh à grande échelle. Bon, on pourrait craindre de rester un peu sur sa faim — après tout, le sujet n’est pas complètement neuf — sans la maestria de l’écriture d’Hannelore Cayre ; un style qui pique autant qu’il amuse, qui fait cogiter autant qu’il distrait, séduit, embarque. Mais ce qui séduit surtout, c’est la force du propos, des sous-entendus, de la critique politique qui se dessine au fil des pages : critique du système judiciaire que l’auteur connaît parfaitement, puisqu’elle est avocate pénaliste, critique de la politique des drogues made in France. Son roman n’est, du coup, pas seulement un portrait de femme qui bouscule, mais aussi une lecture critique de l’économie du cannabis dans les cités et plus globalement de la guerre au cannabis telle qu’elle est menée chez nous et défendue aujourd’hui encore par le gouvernement.

"Quatorze millions d’expérimentateurs de cannabis en France et huit cent mille cultivateurs qui vivent de cette culture au Maroc. Les deux pays sont amis et pourtant ces gamins dont j’écoutais à longueur de journées les marchandages purgeaient de lourdes peines de prison pour avoir vendu leur shit aux gosses de flics qui les poursuivent, à ceux des magistrats qui les jugent ainsi qu’à tous les avocats qui les défendent. Du coup, ils devenaient amers et haineux. On ne m’enlèvera pas de l’idée (…) que cette débauche de moyens, cet acharnement à vider à la petite cuiller la mer de shit qui inonde la France, est avant tout un contrôle des populations en ce qu’elle permet de vérifier l’identité des Arabes et des Noirs dix fois par jour", explique (page 64) "la Daronne". Et la forte tête de poursuivre : "Quoi qu’il en soit le trafic de stups m’a fait vivre pendant pratiquement vingt-cinq ans au même titre que les milliers de fonctionnaires chargés de son éradication ainsi que les nombreuses familles qui sans cet argent n’auraient que les prestations sociales pour se nourrir". Et "la Daronne" de conclure : "Tolérance zéro, réflexion zéro. Voilà la politique en matière de stupéfiants pratiquée dans mon pays pourtant dirigé par des premiers de la classe". Tout est à l’encan dans ce formidable roman qui profite d’un genre accessible à toutes et tous pour produire du discours critique et politique.

Du discours critique et politique, on en trouve également dans "Surdose", l’ouvrage d’Alexandre Kauffmann. Cet ouvrage, assez singulier, l’éditeur le présente comme un polar où tout serait vrai. En fait, il s’agit d’abord et surtout d’un grand reportage, dont le souffle narratif emporte et ne nous lâche jamais. Reporter freelance, Alexandre Kauffmann a réalisé pour le compte du "Monde" un reportage sur une unité spéciale de la brigade des stupéfiants. De là et des premiers contacts obtenus, on lui a proposé de réaliser un ouvrage d’enquête sur cette unité spéciale qui enquête sur les surdoses. Le groupe s’appelle d’ailleurs Surdoses. Lorsqu’une personne décède à Paris d’une overdose (une vingtaine de cas chaque année), c’est cette brigade qui mène l’’enquête à la fois sur les circonstances de la mort de la personne, puis sur le ou les produits incriminés et bien sûr celles et ceux qui les ont fournis. Le groupe peut ainsi démanteler un réseau plus ou moins important de petits revendeurs aux dealers moyens, voire plus haut. Le plus souvent, ce sont les seconds couteaux qui trinquent, plus rarement les têtes de réseau. Durant un an, Alexandre Kauffmann a travaillé en immersion au sein de l’unité Surdoses, accompagnant enquêtrices et enquêteurs au cours de trois enquêtes menées de front. Ce qui est assez passionnant dans cet ouvrage, c’est qu’on découvre toutes les pièces du puzzle. Le récit (très bien mené, évitant quasiment toujours les facilités) nous permettant de découvrir les victimes et parfois leurs proches, le profil des membres de l’unité et leur travail, les dealers et réseaux d’approvisionnement. Mais l’auteur ne se contente pas de décrire, il complète son récit d’informations (le vocabulaire de la police, la nature des produits, les évolutions de la consommation, des éléments historiques, des clefs pour comprendre les conduites addictives, le rappel de la lutte contre le sida et du poids de la réduction des risques, etc.) qui sont très utiles au lecteur pour mieux saisir l’atmosphère, mieux s’approprier les codes et mieux saisir les enjeux. C’est en cela aussi que l’ouvrage d’Alexandre Kauffmann s’avère passionnant, il propose un reportage qui s’ouvre sur une réflexion sur la politique des drogues et une analyse critique de la loi de 70. "La loi de 1970, qui tente de concilier impératifs sanitaires et répressifs, n’accuse pas moins un demi-siècle d’échecs. Sa finalité — éradiquer l’usage des drogues — paraît illusoire : les produits psychotropes accompagnent l’humanité depuis ses origines. Ces substances n’ont rien d’artificiel. Elles s’inscrivent de plain-pied dans l’horizon humain. On leur attribue mille pouvoirs : subjuguer les âmes, pervertir la volonté, libérer un parfum d’infini, alléger le poids des normes collectives ou au contraire conjuguer l’indétermination démocratique", explique l’auteur (page 264). Une forme de conclusion, surtout un point de réflexion ; à l’image de ce livre accessible et exigeant, captivant et intelligemment mené.

(1) : "La Daronne", par Hannelore Cayre. Points Policier. 6,50 euros.
(2) : "Surdose", par Alexandre Kauffmann. Editions Goutte d’or. 17 euros.