Tabac : "Le sevrage tabagique doit faire partie intégrante de la prise en charge d’une personne séropositive"

Publié par Mathieu Brancourt le 06.02.2014
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Arrêter de fumer oui, mais comment ? Le sevrage tabagique chez les personnes séropositives induit des enjeux spécifiques qu’il faut prendre en compte. Dominique Blanc, médecin tabacologue et militante de la lutte contre le sida, plaide pour un accompagnement général, mettant en lumière la déficience globale de la prise en charge de l’arrêt du tabac en France.

Pourquoi est-il nécessaire de construire une politique spécifique de sevrage tabagique pour les personnes vivant avec le VIH ?

Dominique Blanc : Nous savons que les personnes séropositives fument plus (on estime à 43 % dans l’enquête EVIT, plus de 60 % dans la file hospitalière d’un des centres d'information et de soins de l'immunodéficience humaine de Marseille) et plus que la moyenne. Pourtant, la consommation de tabac est un facteur de risque majeur et vital, en favorisant l’apparition de cancers mortels (poumon, mais aussi vessie, foie, gorge…) et de maladies cardio-vasculaires. La réduction de l’espérance de vie est d’ailleurs estimée à une quinzaine d’années, soit trois fois plus que pour les séropositifs non fumeurs. Il ne faut pas oublier que le tabac est la première cause de mortalité en France, avec 77 000 décès chaque année. Ce risque est augmenté pour les personnes vivant avec le VIH.

Le pouvoir addictif du tabac est important : c’est une addiction qui engendre divers niveaux de dépendance, où la tentation est permanente. Après le sevrage, il est facile de reprendre la consommation, tant elle reste socialement acceptable.

Y a-t-il une vigilance particulière à avoir quant à l’utilisation des outils d’aide au sevrage tabagique chez les personnes séropositives ?

Il est nécessaire d’atteindre un bon niveau de motivation avec la personne au travers d’entretiens motivationnels, car plus le désir d’arrêter est fort, plus ce sera facile à mettre en œuvre. Il est important d’identifier les niveaux de dépendance physique, psychologique, comportementale et sociale, afin de proposer des solutions médicamenteuses certes, mais aussi des "TCC", techniques cognitives et comportementales permettant la gestion des émotions et des activités de substitution aux habitudes tabagiques.

Après une phase de préparation et après l’arrêt, un soutien est souvent nécessaire en prévention de la rechute (très fréquente). Les aides médicamenteuses sont hiérarchisées par la HAS (Haute autorité de Santé) : les substituts nicotiniques aux multiples présentations sont le premier choix, suivi en deuxième intention du Champix et du Zyban. On suivra parmi les effets possibles de l’arrêt du tabac les conséquences sur l’humeur, en partie gérés par les substituts. ll faut faire attention à la prise du Champix si la personne est sous éfavirenz (Sustiva, Atripla), qui peut provoquer, par effet cumulatif, des problèmes psychologiques. Idem pour les personnes co-infectées (VHB/VHC) sous interféron. Le tabac coûte cher et les personnes sont souvent dans la précarité financière et affective. Il faut donc veiller à ne pas cumuler les fragilités et inviter les personnes à envisager des projets qui leur tiennent à cœur avec l’argent du tabac.

Il faudrait, en revanche, rembourser totalement les médicaments du sevrage alors qu’aujourd’hui ils sont partiellement remboursés et plafonnés annuellement (50 euros par an et 150 euros pour les femmes enceintes et les jeunes, ndlr).

Que faudrait-il faire d’autre pour améliorer cette prise en charge ?

Aujourd’hui, il existe très peu de données fiables sur l’effet du tabac chez les séropositifs en France - à l’inverse d’autres pays -, alors que l’on sait que la consommation tabagique continue d’augmenter dans cette population (41 % des séropositifs fument selon l’étude EVIT de 2006 et évaluée à 51 % en 2009 d’après une nouvelle étude de l’ANRS). Les médecins ne remplissent pas dans la base hospitalière la rubrique "tabac" pouvant aider à la création de passerelles dans les soins, qui permettraient de prendre en compte cette question dans le suivi médical de la personne.

Le sevrage tabagique doit faire partie intégrante de la prise en charge d’une personne séropositive, en tant qu’élément essentiel de sa santé et sa qualité de vie. D’après un rapport ministériel, la prise en charge de l’arrêt du tabac est l’une des plus mauvaises en France. Il faut donc tendre vers un accompagnement poussé et global, comme le préconise le dernier rapport d’experts 2013, avec une consultation annuelle chez un tabacologue, qui fera un bilan des consommations, ainsi que des consultations en psychologie, neurologie et cardiologie. L’expérience des séjours thématiques à la Maison de Vie à Carpentras (voir encart) démontre l’efficacité d’un suivi et d’un soutien médical et psycho-social quant à l’arrêt du tabac : six mois après, 40 % des personnes présentes à ce séminaire de ressourcement n’avaient plus touché à la cigarette, contre 5 à 6 % avec de simples substituts nicotiniques.

Les associations de lutte contre le sida ont-elle un rôle à jouer ?

Il faudrait en effet que les associations de lutte contre le sida se mobilisent davantage pour faire avancer cet enjeu de santé important. Car un grand nombre des co-morbidités liées au VIH découlent ou sont accentuées par la consommation de tabac et elle devient la première cause de mortalité chez les personnes séropositives. Il faudrait donc que les associations se saisissent de cet enjeu pour faire pression sur les politiques et faire évoluer la prise en charge. Les associations de malades se sont très peu penchées sur cette question comparativement à l’importance de ce facteur modifiable dans l’amélioration de la santé globale des personnes vivant avec le VIH.
De manière générale pourtant, il est difficile de faire bouger les politiques publiques sur le tabac.

Des séjours "tabac" à Carpentras
Fondée en 2010 par la fondation Fight Aids Monaco, la Maison de Vie de Carpentras (Vaucluse) est un établissement de courts séjours (3 semaines maximum), non médicalisé, destiné aux personnes vivant avec le VIH et maladies associées. Elle propose 8 chambres individuelles, 10 studios et des espaces communs. Elle accueille des personnes séropositives voulant respirer, oublier la solitude ou les maux du quotidien. Dans le même esprit de soin de soi, elle organise depuis mars 2012 des séjours à thème tabac, où une dizaine de participants séropositifs souhaitant arrêter de fumer peuvent participer à un ressourcement en communauté afin de se donner les moyens de se sevrer. Avec l’aide d’une tabacologue (Dr Dominique Blanc), mais aussi via des ateliers créatifs et de bien-être, les personnes échangent entre elles et interrogent de fait leur rapport au tabac. Grâce à cette approche psycho-comportementale, le taux d’arrêt à 6 mois atteint 40 % d’après la Maison de vie. Financé en partie grâce aux dons, le coût du séjour s’échelonne par paliers progressifs, de 5 à 30 euros par jour, en fonction des revenus de la personne. Le prochain séjour "tabac" programmé pour 2014 se déroule en avril.
La Maison de Vie. 450 chemin de la Peyrière - 84200 Carpentras. Infos au 04 90 30 47 09.