Tasp et résistance en Afrique : Interview de Anne Derache

Publié par Mathieu Brancourt le 18.04.2017
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Quel est l’impact de l’expansion de l’accès aux traitements anti-VIH dans les stratégies de "Test and Treat" ? Et conduit-il à de plus hauts niveaux de transmission de virus résistants ? Si c’était le cas, cela pourrait compromettre l’efficacité du traitement à l’échelle individuelle et collective. Médecin et chercheuse, basée en Afrique du Sud, Anne Derache a présenté lors de la Croi 2017, à Seattle, les résultats d’une étude Tasp (ANRS-12249) conduite en Afrique du Sud à laquelle elle a collaboré. Interview.

Votre étude sur le Tasp (ANRS-12249) montre qu’avec Atripla (efavirenz, emtricitabine, ténofovir), le traitement de première ligne de référence recommandé par l’Organisation mondiale de la santé, des souches résistances à une des molécules de ce combo, notamment l’efavirenz, émergent. Vous expliquez dans votre étude, que malgré ces résistances ou leur hausse éventuelle, cela ne remet pas en cause l’efficacité du médicament. Comment interpréter ces conclusions ?

Anne Derache : C’est beaucoup plus subtil que cela. Jusqu’à présent, toutes les études ont montré que les résistances à l’initiation d’un traitement posaient un problème et que les personnes étaient alors plus à risque d’échec virologique. Nos résultats semblent montrer l’inverse, en effet. Mais nous étions dans le cadre d’un essai, où les personnes viennent tous les six mois dans les cliniques, où de l’accompagnement et du soutien à l’observance sont proposés. Ce ne sont pas les conditions dans la vie réelle. Dans des cliniques rurales en Afrique, cela serait une autre histoire. La bonne nouvelle, c’est qu’en dehors de l’éfavirenz, le ténofovir et l’emtricitabine marchent bien. Et d’autant plus qu’il s’agit d’un traitement en un comprimé unique. Cela veut dire que les personnes prennent "tout ou rien". Si elles prennent leur traitement, il n’y a pas de risque de prendre une des trois molécules qui ne marcherait pas et pas les autres. Mais on ne peut pas dire pour autant qu’il ne faut pas de vigilance sur le sujet, ni que ces résultats sont transposables dans la vraie vie. Nous avons étudié ces données sur douze mois, ce qui est relativement court. Il nous faut plus de temps, plus de recul pour voir les effets à long terme sur l’efficacité du traitement Atripla.

Faut-il s’en inquiéter, dans le cadre de la PrEP, dont le ténofovir et l’emtricitabine sont les principales molécules ?

Le ténofovir est de plus en plus utilisé dans les pays du Sud. Les données ne sont pas encore publiées, mais avec l’essai Tasp (ANRS-12249), on voit arriver de plus en plus de résistances au ténofovir, qui se développent très facilement dans le sous-type du VIH qu’on trouve en Afrique subsaharienne, le sous-type C, sous-type circulant majoritairement dans le monde. Ce n’est donc pas impossible de voir apparaître des souches de virus résistants au ténofovir ou à l’emtricitabine et qui pourraient du coup compromettre l’efficacité de la PrEP, puisque les gens pourraient être contaminés avec une souche résistante au Truvada. L’arrivée de résistances à un niveau critique sur ces molécules aurait un effet boule de neige sur l’outil qu’est la prophylaxie pré-exposition.

Dans votre essai, 9 % des personnes n’ayant jamais pris de traitements anti-VIH, avaient donc un virus résistant à une des molécules de leur traitement. Cela veut-il dire que ces personnes pourraient arriver en échappement thérapeutique ? Quels enjeux à long terme en matière de suivi ?

Dans ce type de situation, une mesure de charge virale est recommandée tous les six mois. C’est ce qui était possible durant la période spécifique de l’essai. Dans le contexte de l’Afrique sub-saharienne, c’est tous les ans. Et si la charge virale est supérieure au seuil de détection, 1 000 copies/ml [contre 50 copies/ml en France, où un matériel, très coûteux, est disponible, ndlr], on parle d’échec virologique. Si malgré un accompagnement à l’observance, la personne revient avec une charge virale encore au dessus de ce seuil, là on passe aux traitements de seconde ligne. Et cela sans test de résistance. Ce test, selon les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé, n’a lieu qu’après l’échec du traitement de seconde ligne. L’enjeu est donc de garder les personnes vivant avec le VIH le plus longtemps possible sous première ligne de traitement, car l’accès à la deuxième ligne de traitement coûte six à douze fois plus cher que la première.

Le passage à un traitement de seconde ligne est souvent beaucoup plus onéreux. Si ces résistances se multipliaient dans ces pays, la situation serait-t-elle supportable financièrement pour ces pays ?

Non pas du tout ! Car avec la même somme d’argent disponible pour les traitements, un choix devra être fait : traite-t-on tout le monde, sachant que la stratégie recommandée est de traiter dès le diagnostic, ou alors, dépense-t-on plus d’argent pour les traitements de seconde ligne, faute d’efficacité suffisante des traitements de première intention ? Et là, il faudra trancher. Ce sont des questions de santé publique, sur les priorités que les Etats se donnent. Traite-t-on malgré tout les gens avec les traitements de première ligne parce que la seconde ligne coûte trop cher, avec le bénéfice de traiter plus de gens ? Ou alors traite-t-on correctement ceux qui sont déjà sous traitements. Pour les personnes laissées en échec thérapeutique, sans bascule vers un nouveau traitement, les CD4 vont descendre et elles finiront par atteindre un stade sida. De plus, ces personnes ayant une remontée de leur charge virale peuvent alors transmettre le VIH à leurs partenaires, transmettre probablement des souches du virus résistantes et ces dernières vont continuer à augmenter et se propager.

La stratégie validée de l’Onusida est de traiter tout le monde, notamment les 17 millions de personnes qui n’ont toujours pas accès aux antirétroviraux. L’enjeu des résistances des médicaments à l’échelle mondiale peut-il mettre en péril l’objectif de fin de l’épidémie ?

Cela va devenir un problème, c’est certain. C’est même déjà un problème dans certains pays d’Afrique. Au Nord, nous faisons des tests de résistances facilement et nous avons accès à plus de 25 molécules différentes. Au Sud, le test de résistance n’est pas fait à l’initiation du traitement, ni même après l’échec de la première ligne de traitement, puisque le matériel et les ressources sont extrêmement limités. Là dans le cadre de l’essai, avec des financements, nous pouvions pratiquer ces tests, mais en dehors ce n’est pas le cas. En Afrique, aujourd’hui, nous ne pouvons pas adapter le traitement de première ligne en fonction d’un test de résistance. Tout le monde est traité avec la même première ligne. C’est pour cela que l’OMS recommande des surveillances annuelles, pour voir si la première ligne est toujours efficace. Mais plus on va traiter de personnes, puisque nous allons traiter les gens précocement, maintenir les personnes sous traitement, bien observé, sur le long terme, va devenir très compliqué, dans des contextes où l’accès et le maintien dans le soin sont difficiles. Nous allons voir une hausse des cas de résistances et celles-ci pourront devenir un obstacle à la fin de l’épidémie.

L’essai Tasp (ANRS-12249)
L’essai Tasp (ANRS-12249) a étudié l’impact de l’expansion de l’accès aux traitements VIH dans les stratégies de "Test and Treat" et voir s’il pouvait conduire à de plus hauts niveaux de transmission de virus du VIH résistants. Ce qui pourrait compromettre l’efficacité du traitement à l’échelle individuelle et collective. Dans l’essai Tasp (ANRS-12249), sur près de 1 340 participants identifiés comme naïfs de traitements à l’entrée de l’essai, le gène pol du VIH, principale cible des ARV, a été séquencé pour déterminer la présence de mutations de résistance aux traitements. Leur impact sur la suppression virologique a été évalué parmi les personnes qui ont initié la première ligne de traitement recommandée par l’Organisation mondiale de la santé : Atripla (ténofovir + emtricitabine + éfavirenz). Le niveau de résistance avant l’initiation du traitement a été évaluée à 8,5 %, et il n’y avait pas de différence entre les participants récemment infectés ou infectés depuis plus longtemps. La plupart avait une ou deux mutations associées à la résistance aux inhibiteurs non nucléosidiques de la transcriptase inverse (INNTI), l’éfavirenz (Sustiva).
Environ 12 % des participants infectés avec un virus résistant aux traitements avaient des modèles de résistances relativement complexes (trois mutations ou plus), suggérant que ces personnes ont initié une première ligne de traitement bien qu’elles aient probablement déjà été exposés aux anitrétroviraux auparavant. Parmi les participants qui avaient commencé un traitement avec Atripla durant l’essai et avaient au moins une charge virale de suivi, la présence de résistance n’était pas associée à un retard ou une moindre suppression virologique. Bien que la prévalence de la résistance transmise ait dépassé le seuil de 5 % de l’OMS, cette étude montre que la présence de résistance à l’initiation du traitement a un impact clinique limité sur le court terme.