Travail du sexe : la loi votée à l’Assemblée nationale

Publié par jfl-seronet le 06.12.2013
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L'Assemblée nationale a adopté, mercredi 4 décembre, par 268 voix contre 138, la proposition de loi de lutte contre le système prostitutionnel. Qui a voté quoi ? Quelles sont les mesures de la loi ? Seronet fait le point.

Les députés ont voté la loi

L'Assemblée nationale a adopté, mercredi 4 décembre, par 268 voix contre 138, la proposition de loi de lutte contre le système prostitutionnel. De nombreux députés étaient absents ou se sont abstenus, mais la mobilisation a été bonne au groupe socialiste, puisque 238 députés sur 292 ont soutenu le texte. Cinq d’entre eux, dont Jean-Marie Le Guen, ont voté contre. Le Front de gauche a voté pour. En revanche, alors que le groupe avait dans un premier temps annoncé une abstention, l’UMP a massivement voté contre avec 101 députés. 42 autres députés se sont abstenus et 45 n’étaient pas présents. Seuls 10 ont voté pour, dont l’un des principaux promoteurs du texte, Guy Geoffroy et la candidate à la mairie de Paris, Nathalie Koscuisko-Morizet. Les Verts se sont en majorité opposés au texte – 12 contre, 4 pour, 1 abstention. La proposition a rassemblé peu de voix chez les radicaux et à l’UDI. Avant d'entrer en vigueur, le texte devra cependant franchir l'étape du Sénat qui devrait l'examiner d'ici à fin juin 2014.

Les mesures du texte

La loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel, adoptée en première lecture, prévoit de sanctionner les clients et d'abroger le délit de racolage ; elle contient également des dispositions pour accompagner les personnes souhaitant sortir de la prostitution. Grande nouveauté, ce que les concepteurs du texte appellent "responsabiliser le client". Concrètement, le texte crée une contravention de 5ème catégorie (amende de 1 500 euros) pour les clients ayant recours à la prostitution d'une personne majeure. La récidive sera un délit puni de 3 750 euros d'amende. Rappelons que le recours à une prostituée mineure, enceinte ou handicapée est déjà sanctionné dans le code pénal actuel de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende. A cela s’ajoute la création d'un "stage de sensibilisation à la lutte contre l'achat d'actes sexuels" qui peut être une peine alternative aux poursuites ou complémentaire, sur le modèle des stages de sensibilisation à la sécurité routière. A la charge du client, ce stage se déroulera auprès d'associations agréées.

Second point d’importance : l’abrogation du délit de racolage. Le délit de racolage public, qui sanctionne "le fait par tout moyen, y compris par une attitude même passive, de procéder publiquement au racolage d'autrui en vue de l'inciter à des relations sexuelles en échange d'une rémunération", est abrogé. Créé en 2003, ce délit était passible de deux mois d'emprisonnement et de 3 750 euros d'amende. Cette abrogation était demandée depuis longtemps par les associations de lutte contre le sida ou de défense des droits des travailleuses du sexe. Troisième point : l’accompagnement des personnes désirant sortir de la prostitution. Dans le nouveau texte, cela passe par la mise en place au niveau départemental d'une instance de coordination de l'action en faveur des victimes de la prostitution réunissant parquet, services de police et de gendarmerie, services préfectoraux, élus locaux et associations. La nouvelle loi instaure un "système de protection et d'assistance pour les victimes de proxénétisme", et la création d'un "parcours de sortie de la prostitution" pour celles qui en font la demande, via une association agréée. Elles pourront bénéficier d'une aide financière à l'insertion sociale et professionnelle. Comme il faut financer cela, un fonds pour la prévention de la prostitution et l'accompagnement social et professionnel des personnes prostituées est créé, abondé par des crédits de l'Etat, la confiscation des biens issus du proxénétisme et un prélèvement du produit des amendes pour recours à la prostitution. Le gouvernement s'est engagé à doter ce fonds de 20 millions d'euros… ce qui n’est pas beaucoup, si on considère le nombre de personnes travailleuses du sexe. La loi créée également une autorisation provisoire de séjour de six mois (et droit au travail) pour les prostituées étrangères victimes de proxénétisme et engagées dans un parcours de sortie de la prostitution sans qu'elles soient obligées de dénoncer leurs réseaux. Autre mesure : le renouvellement, jusqu'à la fin de la procédure judiciaire, du titre de séjour délivré pour les personnes prostituées qui témoignent ou portent plainte contre leur réseau de proxénétisme… Par ailleurs, les travailleuses du sexe sont ajoutées à la liste des personnes vulnérables entraînant une aggravation des sanctions en cas de violences, d'agressions sexuelles ou de viols. Une mesure indispensable si on en juge par le haut niveau de violence dont les travailleuses du sexe sont victimes.

Pourquoi certains ont voté contre ?

Des arguments des opposants… on en trouve dans le texte de pétition que vingt-six parlementaires (de gauche comme de droite) ont signé. Cette pétition a été lancée par deux élus écologistes : la sénatrice Esther Benbassa et le député Sergio Coronado. Les parlementaires estiment que cette proposition de loi est "un texte d'inspiration moralisatrice, marqué par un souci d'hygiénisme social, tournant le dos aux préoccupations de santé publique, et niant la complexité des situations de prostitutions pour la réduire à l'esclavage". Citant des organisations internationales, comme l'ONUSIDA et les organisations non gouvernementales qui accompagnent les personnes prostituées, ils estiment que la pénalisation des clients aura "pour conséquence une plus grande précarité pour celles et ceux qui ont recours à la prostitution pour gagner leur vie". Ils reprochent aussi au texte de "nier la complexité" que représente la prostitution, et regrettent "qu'on n'ait pas assez écouté les personnes prostituées elles-mêmes pour mieux se saisir de la question et éviter d'imposer une loi (...) d'une manière autoritaire et non concernée". "Que des femmes et des hommes aient recours à la prostitution sans contrainte est une réalité. Les stigmatiser ne résout rien", affirme la pétition. "Il est grand temps, pour la société et a fortiori pour le législateur, de rompre avec ces préjugés, qui humilient ces femmes et ces hommes et qui n'honorent pas celles ou ceux qui en jouent pour des raisons purement idéologiques". Point important : les signataires de cet appel soulignent aussi "qu'une lutte sans faille doit être menée contre le proxénétisme et toutes les formes de traite des êtres humains, lutte qui ne doit pas être éclipsée par un débat à la fois daté, pudibond et moralisateur". On trouve parmi les signataires des sénateurs centristes comme Jean-Marie Bockel ou Nathalie Goulet, des sénateurs radicaux de gauche comme Yvon Collin et Pierre-Yves Collombat, des sénateurs UMP comme Patrice Gélard et Henri de Raincourt, ou socialistes comme Jean-Pierre Michel et Jean-Yves Leconte. Sont aussi signataires les députés UMP Denis Jacquat et Eric Straumann, Joël Giraud (PS), Barbara Pompili et Denis Baupin (Europe Ecologie Les Verts). A l’UMP toujours, il y a des sceptiques. Le député UMP Patrick Devedjian a ainsi estimé (2 décembre) que ce texte était un texte "de diversion" ayant un "caractère idéologique" et qui "ne résoudra rien". "C'est un système critiquable, bien entendu, mais la prostitution va demeurer et elle sera encore plus clandestine qu'elle ne l'est aujourd'hui. A cause de cette loi qui pourchasse les clients. La prostitution sera donc (...) encore plus incontrôlée avec toutes les conséquences sanitaires que ça représente", a-t-il ajouté.

Les opposants dénigrés

Ces dernières semaines, les débats ont été tendus entre partisans et opposants. Côté opposants, on juge que les enjeux de santé ont été occultés et la légitimité et l'expertise des associations de santé et de lutte contre le VIH/sida et de défense des droits humains remises en cause. L’attaque la plus diffamatoire (notamment contre AIDES), on la doit à Osez le féminisme dans Libération (26 novembre) : "Les associations féministes traditionnelles n’ont pas les mêmes moyens de se faire entendre que les lobbys pro-prostitution : on fait moins de bruit sur la Toile, on n’est pas soutenu par les clients qui ont de l’argent. Ces lobbys pro-prostitution ont aussi tuyauté des associations de lutte contre les maladies sexuellement transmissibles, et bénéficient de leur appui financier". "Le tort de nos associations serait d’avoir mis en avant les enjeux de santé des prostituées et de santé publique, et de nous être opposés à une proposition de loi dangereuse, nourrie par la morale et une idéologie délétère, ignorant les effets sociaux et sanitaires, au profit d’une approche exclusivement répressive de la prostitution", rappelle AIDES. "Les lois et pratiques qui criminalisent et déshumanisent les populations les plus exposées au risque du VIH les rendent plus vulnérables et les éloignent des services de lutte contre le VIH, de réduction des risques et de santé. Plus de 100 pays criminalisent certains aspects du travail du sexe. Cuba, la Chine, l’Iran, le Vietnam, l’Afrique du Sud et la plupart des États américains ont rendu tout travail du sexe illégal. Les lois de plusieurs pays dénient aux travailleurs du sexe leurs droits civils fondamentaux, et les rendent ainsi plus vulnérables au VIH", expliquait la Commission mondiale sur le VIH et le droit du Programme des Nations Unies pour le développement (1).

La sanction des clients en débats

Ces dernières semaines, c’est ce point qui a cristallisé les débats. Pour dire les choses : partisans et opposants à la pénalisation du client se sont sévèrement opposés y compris dans la rue. Ceux qui étaient (et sont encore) favorables à une sanction des clients, on trouve de nombreuses associations féministes et d'associations venant en aide aux prostituées (Le Nid, la Fondation Scelles, etc.). leurs arguments : pas de prostitution sans client, donc dissuader le client va permettre de réduire la demande et donc la prostitution. "La prostitution est une violence faite aux femmes", elle les réduit à l'état d'objet et l'achat d'actes sexuels ne doit pas être toléré dans une société qui s'affirme contre les violences et les discriminations, pour l'égalité entre les femmes et les hommes. La majorité des prostituées ne sont pas indépendantes, mais victimes de réseaux de proxénétisme et de traite des êtres humains, contre lesquels il faut lutter. Si chacun est libre de disposer de son corps, il n'est pas libre de disposer du corps d'autrui. La prostitution n'est pas un métier, d'ailleurs, personne ne souhaite que sa fille devienne prostituée. Pour celles qui affirment se prostituer sans contrainte, il s'agit d'un faux consentement, souvent lié à une précarité financière. En Suède, la pénalisation des clients n'a pas développé la prostitution cachée, ni la violence envers les prostituées. Du côté des opposants à la pénalisation du client, on trouve des associations de travailleuses du sexe (Strass, le bus des femmes, etc.), des associations qui leur viennent en aide (Act-Up Paris, AIDES, Médecins du Monde, etc.), des clients, des personnalités des arts. Eux avancent d’autres arguments : chacun est libre de disposer de son corps comme il le souhaite, donc de se prostituer ; certaines personnes choisissent volontairement de se prostituer, et le font sans contrainte ; se prostituer est un service comme un autre, on ne vend pas son corps, on le loue ; la prostitution est le plus vieux métier du monde, il est vain de penser l'éradiquer ; la loi va contraindre les prostituées à plus de clandestinité, réduire leur pouvoir de négociation avec le client, et réduire leur contact avec les associations qui leur viennent en aide. Elles seront plus exposées aux violences ; pénaliser les clients sera techniquement difficile à mettre en place pour la police, tout comme l'était le délit de racolage ; la loi va pousser les clients et les prostituées à se déplacer vers les pays moins répressifs, Allemagne, Suisse ou Espagne, et va développer la prostitution cachée (Internet, salons de massages, etc.) ; les proxénètes ont les moyens de faire face à la loi, en cachant davantage leurs prostituées, mais les indépendantes, plus visibles, seront les premières pénalisées. Enfin argument imparable ? Pourquoi pénaliser les clients, si la prostitution est légale ?

Pénalisation : les Français s’opposent

Deux Français sur trois (68 %) sont opposés à la condamnation judiciaire des clients de prostituées, selon un sondage CSA pour BFMTV publié le 27 novembre (2). Seulement 32 % des personnes interrogées se disent "plutôt favorables" (23 %) ou "tout à fait favorables" (9 %) à la condamnation par la justice des clients de prostituées. A l'inverse, 29 % y sont "tout à fait défavorables", et 39 % "plutôt défavorables", précise l’AFP. Les hommes (79 %) sont beaucoup plus opposés à cette proposition que les femmes (58 %). Les plus âgés (65 ans et plus) sont également beaucoup plus réticents (82 %), que les 18 -24 ans (44 %). Si les sympathisants socialistes sont très partagés (45 % favorables, 55 % défavorables), les sympathisants des autres partis sont nettement plus opposés à la pénalisation des clients : 81 % chez EELV, 79 % au FN, 75 % à l'UDI, 72 % au Front de Gauche, 71 % à l'UMP, et 67 % au Modem.

(1) : "Les chiffres sur le VIH et le droit : Risques, Droits & Santé", Commission mondiale sur le VIH et le droit du Programme des Nations Unies pour le développement – PNUD.
(2) : Sondage réalisé les 26 et 27 novembre auprès d'un échantillon représentatif de 951 personnes de 18 ans et plus, selon la méthode des quotas.