Travail du sexe : les arguments du vote

Publié par jfl-seronet le 14.04.2016
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Politiquetravail du sexeprostitutionpénalisation du client

Le 6 avril dernier, l’Assemblée nationale a voté, lors d’une lecture définitive, la proposition de loi socialiste contre le système prostitutionnel. 87 député-e-s ont participé au vote. Le nombre de suffrages exprimés était de 76. 64 député-e-s ont voté pour et 12 contre le texte. Ce vote a mis fin à un processus parlementaire de plus de deux ans qui débouche sur une loi largement votée, mais qui reste très controversée. Entre les partis politiques et à l’intérieur même de ces formations, le consensus n’a pas été possible tant les visions étaient différentes et les points de vue opposés. Pourquoi ? Voici quelques éléments de réponse.

La loi selon le gouvernement

Le 6 avril, c’est Laurence Rossignol, ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes, qui est montée en tribune pour défendre le point de vue du gouvernement. Pour la ministre, c’est assez clair : la France affirme "avec force et certitude (…) que l’achat d’actes sexuels est une exploitation du corps et une violence faite aux femmes". Face à la prostitution, trois attitudes sont possibles : le réglementarisme (on laisse faire, tout en encadrant), le prohibitionnisme (on interdit) et l’abolitionnisme (on crée une société sans prostitution). Le gouvernement et la majorité ont écarté les deux premiers. Refus du réglementarisme, car, comme l’expliquait la ministre, cela équivaudrait à dire que le "commerce des femmes est un commerce comme un autre, qui n’exige que contrôle sanitaire et contrôles fiscaux". Refus du prohibitionnisme qui tiendrait "d’un ordre moral qui n’est pas le nôtre" et qui criminaliserait "les personnes prostituées". En route donc pour l’abolitionnisme. Au passage, Laurence Rossignol a rappelé qu’il s’agissait de renouer avec l’histoire. Depuis plus de cinquante ans, la France affirme une position abolitionniste de principe. Elle a d’ailleurs ratifié en 1960 la convention de l’Onu dont le préambule rappelle que "la prostitution et le mal qui l’accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine". Et pendant 50 ans, il ne s’était rien passé ou presque. Pourquoi ? Laurence Rossignol l’explique par "le pouvoir des clients, qui sont à 99 % des hommes. Il y a aussi le pouvoir de l’argent, car l’exploitation sexuelle génère près de 100 milliards de dollars de profits par an. Il y a, enfin, la pesanteur de cette fatalité" du plus vieux métier du monde. En 2011, l’Assemblée nationale a adopté à l’unanimité une résolution réaffirmant la position abolitionniste de la France et fixant l’objectif, à terme, d’une "société sans prostitution". Et puis le PS a décidé de se lancer et a déposé une proposition de loi.

Pour la ministre, "Il est indéniable que le 6 avril 2016 marquera l’histoire de l’avancée des droits des femmes et de l’égalité entre les femmes et les hommes". Pour elle, cette décision n’est pas "une position morale", ni guidée par le "puritanisme". Il fallait agir parce que "la prostitution est une violence faite aux femmes" ; que la "prostitution est une violence en soi" ; parce que "ne pas recourir à la prostitution est une question d’éthique et une question sociale". "Dans ce cadre, l’interdiction d’achats d’actes sexuels est une condition essentielle de l’égalité réelle entre les femmes et les hommes. L’abolition de la prostitution est le fruit d’une lutte pour l’émancipation. C’est un combat féministe profondément moderne qui contribuera à la lutte contre les stéréotypes, à la prévention des violences et à l’égalité réelle". Voilà !

La loi selon les POUR !

Le moins que l’on puisse dire, c’est que les arguments des Pour développés lors de la discussion générale et dans les explications de vote ont été répétitifs. Rapporteure de la commission spéciale, la députée PS Maud Olivier voit dans le texte une "belle loi" qui n’est pas "dogmatique", ni "moralisatrice". Pour elle, c’est plutôt "une loi pragmatique, qui prend à bras-le-corps les réalités de la prostitution sous toutes ses formes et apporte des réponses concrètes aux victimes". "Oui, c’est aussi une loi symbolique, parce que la loi est normative et qu’elle dit ce que notre société accepte, choisit, refuse. Et avec cette loi, notre société choisit l’égalité entre les femmes et les hommes ; elle choisit les droits humains ; elle refuse les violences faites aux femmes et le commerce des corps". Et la députée de développer : "Oui, c’est une loi qui dit que notre société vaut mieux que la misère et la violence, qu’aucun être humain ne devrait avoir à subir cela, que le corps humain ne peut pas être source de profit. Cette proposition de loi affirme que la société doit répondre collectivement à cette misère, en offrant des alternatives aux personnes qui veulent sortir de la prostitution et en mettant fin à l’impunité de ceux qui contribuent à ce système". Pour Maud Olivier : "Contrairement à ce que disent certains, l’ambition de cette loi est bien de renforcer la sécurité des personnes prostituées et l’accompagnement dont elles peuvent bénéficier". Du côté de Guy Geoffroy, député LR et président de la commission spéciale, on parle de "moment révolutionnaire". "Il n’y a pas de vraie démocratie qui consente à la violence ; il n’y a de vraie démocratie que celle qui combat de toutes ses forces la violence sous toutes ses formes. Et Dieu sait que la prostitution, – plus personne, y compris parmi ceux, car il en reste, qui sont hostiles à notre texte, ne le nie – est une des violences les plus insoutenables, les plus anciennes, les plus installées, et qu’il était temps d’ambitionner de la combattre". Selon lui, il s’agit d’un texte "d’équilibre parce qu’il met enfin à leur place chacun des acteurs de la prostitution". "Sont à leur place, dans l’œil du cyclone que nous devons déclencher, tous ceux qui font profession maligne de tirer profit du malheur de certains, de l’attente de beaucoup et font argent et violence sur le dos de ces victimes que sont les personnes prostituées (…) Reviennent à leur place les personnes prostituées, pour l’essentiel des femmes mais pas seulement, dont nous disons aujourd’hui solennellement, tous ensemble, qu’elles ne peuvent pas être à la fois consentantes et victimes (…) Les personnes prostituées ne peuvent pas être à la fois victimes et délinquantes : elles ne sont et ne seront toujours que des victimes".

Puis, se sont enchainées en tribune les interventions de député-e-s. "Sans client, pas de prostitution. Sans demande, pas besoin d’organiser le commerce humain ! Alors oui, pour abolir ce système inhumain, il faut responsabiliser ceux qui ont fait le choix de l’utiliser, ceux qui achètent le corps d’une femme et exercent ainsi une forme de pouvoir sur la personne concernée", a défendu Marie-George Buffet, députée PC. "Non, la prostitution n’est pas le plus vieux métier du monde, c’est la plus vieille domination subie par la femme", a-t-elle expliqué. D’autres interventions s’enchainent avec un festival d’arguments. "Qui peut dire aujourd’hui que des lycéennes enlevées par Boko Haram ne sont pas sur nos trottoirs ?" s’est ainsi demandée la députée PS Catherine Coutelle. Tandis que Charles de Courson (UDI) expliquait que "Cette proposition de loi marque le début d’un changement de regard indispensable sur la prostitution et les prostituées. En effet, le texte inverse l’approche de la lutte contre le système prostitutionnel (….) En supprimant le délit de racolage, la représentation nationale reconnaît que la prostituée est avant tout une victime prise au piège d’une situation d’une violence extrême et non plus une délinquante. Pendant de cette reconnaissance de la personne prostituée comme victime : la responsabilisation du client".

La loi selon les CONTRE !

Du côté des opposants au texte, on trouve la députée Marie-Louise Fort (les Républicains), opposée à la suppression du délit de racolage passif parce que cela va "se traduire par une perte notable d’informations sur les réseaux de proxénètes", opposée aussi à "l’instauration d’une pénalisation du client, d’une application incertaine". "A titre personnel, je reste farouchement opposée au principe de substitution de la pénalisation des prostituées par celle du client. Je crains, et je partage là l’avis exprimé par plusieurs associations féministes et par Élisabeth Badinter entre autres, que cette législation ait pour résultat et corollaire la recherche de clandestinité des personnes prostituées – et partant, le développement accru des réseaux mafieux", a-t-elle indiqué.

Opposante aussi, la députée radicale de gauche Gilde Hobert. Le 6 avril, elle a mentionné l’opposition d’associations à la pénalisation du client : "Rappelons, par exemple, la position de certains organismes qui s’opposent à la pénalisation du client pour des questions de santé publique et se battent, par ailleurs, en faveur d’actions de prévention et d’accompagnement efficaces contre les infections sexuellement transmissibles et, particulièrement, le sida. L’Onusida ou Médecins du Monde ont publié des rapports qui mettent en garde quant à la pénalisation des clients. Ils montrent qu’une telle mesure ne réglerait non seulement pas forcément le problème de la prostitution mais pourrait présenter le risque d’éloigner les victimes des structures qui agissent pour l’information et la prévention. En effet, on peut se poser la question". Le député écologiste Sergio Coronado a, lui, pointé, plusieurs problèmes. "A la diversité des situations de prostitution que souligne nombre de rapports – comme celui de l’Igas publié au mois de décembre 2012 – d’études scientifiques, de recherches universitaires, vous avez préféré opposer en permanence une vision où la seule problématique qui vaille est celle du genre : d’un côté, les prostituées – toujours des femmes, toujours victimes – et, de l’autre, des clients – toujours des hommes, toujours coupables. Comme à vos yeux et pour tant d’autres les victimes sont dans ce cas dépourvues de volonté propre, de consentement, il a été facile de parler à leur place, en leur nom", a-t-il taclé. Il a aussi dénoncé l’amalgame fait lors des débats. "Pour mieux les confondre, vous avez allègrement mêlé traite, esclavage, proxénétisme et le fait de se prostituer. Avec beaucoup de persévérance, vous avez aussi fait valser les chiffres sans jamais vraiment en donner les sources. Parfois – mais finalement si peu – la réalité dans sa complexité et ses nuances a eu droit de cité dans nos discussions, mais la logique est chaque fois restée implacable : même lorsque l’on reconnaît que l’on puisse se livrer à la prostitution de manière consentie, ce consentement est pour vous dans tous les cas une négation du libre arbitre. Dès lors que l’on s’adonne à la prostitution, on est dépourvue de volonté, de choix propre, les victimes que vous dites vouloir défendre n’ont jamais droit à la parole et lorsqu’elles la prennent, vous la niez. Vous avez décidé de parler en leur nom et à leur place ; depuis le début, vous savez mieux qu’elles ce dont elles ont besoin", a-t-il analysé.

De ce choix tactique, découle la mécanique du texte. Une mécanique qui, selon Sergio Coronado, ne serait pas sans failles. "Vous avez justifié la mise en place de la pénalisation de tout achat d’acte sexuel tarifé par la mise en avant d’un prétendu volet social de sortie de la prostitution. Or (…) la pénalisation des clients ne met pas fin à la prostitution (…) Ces mesures de pénalisation n’affranchissent pas, ne libèrent pas mais marginalisent et ouvrent la voie aux violences". Dans le viseur du député écologiste, le "parcours de sortie de la prostitution mis en œuvre par des associations agréées" dont les "conditions imposées aux personnes pour bénéficier des mesures sociales sont à la fois irréalistes et illusoires (…) La conditionnalité exigée témoigne de toute absence de volonté d’assurer un égal accès aux droits pour toutes et tous. En fait, toutes les victimes ne se valent pas : il y a les bonnes… et les autres, celles qui veulent quitter du jour au lendemain la prostitution… et les autres, toutes et tous les autres". "Qui peut croire un seul instant que l’on peut cesser une activité de prostitution sans garantie de titre de séjour pour les étrangères sans hébergement pérenne, ni allocation suffisante ?" a demandé le député, critiquant sèchement Maud Olivier. "De ce point de vue, madame la rapporteure, vous vous êtes montrée un agent zélé du contrôle des flux migratoires", a-t-il lâché suscitant un vil agacement de Maud Olivier. Dans le feu critique aussi le "budget alloué à la sortie de la prostitution pour les 30 000 prostituées" qui "s’élèvera à 160 euros par an et par personne (…) À qui voulez-vous faire croire que 160 euros par an et par personne suffiront à accompagner une sortie de la prostitution ?"

Tout un symbole

"Aujourd’hui, beaucoup nous regardent, chers collègues. La position de la France sur le sujet peut faire changer les choses. Le temps qu’il a fallu pour adopter définitivement ce texte était sûrement nécessaire pour faire évoluer la société", expliquait la députée Maud Olivier, rapporteure de la commission spéciale, à la tribune de l’Assemblée. Le poids du symbole, on l’a aussi vu dans l’intervention du chef des députés socialistes, Bruno Le Roux lorsqu’il a expliqué le vote des élus PS. Je voudrais simplement dire une chose : il y a, en définitive, deux manières de considérer la prostitution. La première établit, sans toujours le dire d’ailleurs, sans toujours l’avouer, qu’il s’agit là d’un "mal nécessaire" (…) d’une pratique qui ressort de l’ordre immuable des choses (…) Et il y a une autre façon de considérer la prostitution, celle que nous retenons, qui nous anime et qui sous-tend ce texte : le système prostitutionnel est une violence faite aux femmes, qu’aucune raison, fusse celle illusoire et fausse de la liberté individuelle, ne saurait légitimer d’aucune façon. Il n’y a pas de marché possible du corps des femmes : voilà l’objet de ce texte (…) Voilà ce que nous affirmons aujourd’hui et qui restera comme un des acquis de cette législature", a expliqué Bruno Le Roux. Evidemment, on pourrait penser que s’il n’y a "pas de marché possible du corps des femmes", comme l’a avancé Bruno le Roux, il aurait été plus logique d’interdire la prostitution, donc d’être prohibitionniste plutôt qu’abolitionniste. Ce n’est pas ce qui a été choisi. Le député Sergio Coronado l’avait d’ailleurs pointé à propos du fait, selon les tenants du texte, qu’il n’y a jamais de consentement à la prostitution. "Si vous estimez qu’il ne peut pas y avoir de consentement à la prostitution, alors ne restez pas au milieu du gué et interdisez la prostitution ! Voilà où est l’hypocrisie de ce texte ! Interdisez la possibilité que donne aujourd’hui la loi de se prostituer. C’est cela qui fait que ce texte est inefficace, contre-productif et hypocrite !"

Deux textes, publiés sur le site du Monde le 8 avril 2016, à lire pour approfondir la question de la prostitution : "Pour lutter contre la prostitution, accordons des droits aux prostituées !" de Jacques Delga, avocat honoraire et professeur honoraire à l’Essec et "La loi contre la prostitution risque d’aggraver la violence contre les prostituées" de Tülay Umay, sociologue.