Une vie de zèbre (13) : Des monstres (trations) !

Publié par jfl-seronet le 20.05.2018
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Cette semaine, il sera question de monstres. Des monstres fantastiques, souvent effrayants, qui agitent l’imaginaire notamment dans la culture asiatique. Un monde qu’explore avec maestria une exposition du Quai Branly à Paris. Des montres — réels, cette fois —, on en trouve dans certaines séries photographiques de la photographe américaine Susan Meiselas qu’accueille le Musée du Jeu de Paume. Un monstre, fragile, délicat, qui suit son démon intérieur… c’est la figure centrale de l’étonnant roman, "Sang d’encre" de Jill Dawson. Démonstrations.

Lena après le spectacle
© Susan Meiselas/Magnum Photos

Enfers exotiques

Quelle est belle, troublante… et aussi kitsch la plongée à laquelle nous invite la nouvelle exposition du Musée du Quai Branly : "Enfers et fantômes d’Asie"(1). Il s’agit, ni plus, ni moins, d’une escapade dans le monde des esprits, de l’épouvante et des créatures fantastiques dans plusieurs pays d’Asie : Thaïlande, Japon, Chine. A travers l’art religieux, le théâtre (le no), le cinéma souvent gore et kitchissime, la création contemporaine ou le manga, l’exposition propose un parcours aux frontières du réel, mais aussi une belle leçon sur les enfers et sur ce qui se cache derrière les histoires de démons, les femmes-chats du Japon, les vampires grotesques, les monstres ahurissants qui font autant peur que rire en Thaïlande. On y voit des objets liturgiques, des statues, des objets des rites funéraires, des peintures bouddhiques, des estampes d’Hokusai, le grand maître japonais, des mangas d’horreur, des tenues carnavalesques, etc. On y apprend surtout que la figure du fantôme hante l’imaginaire asiatique depuis des siècles. En Chine, en Thaïlande ou au Japon, l’engouement populaire pour l’épouvante est bien réel, imprégnant une grande diversité des productions culturelles : des plus nobles au plus farfelues. Mais que viennent faire ces esprits errants de la forêt, ces femmes-chats vengeresses, ces spectres sans jambes, ces revenants des enfers affamés de sang voire de chair, ces vampires sauteurs ou yokaïs (folklore japonais) ? On le comprend vite : ils sont parfois une critique du pouvoir (le paysan mort vivant qui vient hanter le shogun qui l’a condamné à mort), un exutoire social, mais ils procèdent surtout du respect qu’on doit aux morts. Derrière chaque monstre semble ainsi se cacher un mort qu’on n’a pas respecté. Le mort devient alors tourmenteur au long cours, frappant toutes les générations, faisant payer l’affront qu’il a subi au moment de sa disparition. C’est en somme une invitation aux vivants à réfléchir à leur mort, à préparer, au mieux, la vie dans l’au-delà de leurs proches (très clair en visitant la dernière salle de l’exposition). On voit bien que le bouddhisme a contribué à la construction de cet imaginaire – en supposant une attente des âmes entre deux réincarnations – mais on voit surtout, que c’est en marge de la religion, dans l’art populaire et profane, que la représentation des spectres s’est surtout développée et qu’elle est devenue un filon créatif… pas toujours du meilleur goût. Ambitieuse et distrayante, magnifiquement agencée (l’atmosphère est souvent envoutante) et visuellement souvent éblouissante, cette exposition est un pur bonheur… à la fois spirituel et grotesque.

Susan Meiselas

De monstres — authentiques, cette fois —, il en est question dans l’exposition "Médiations" que le Musée du Jeu de paume consacre à la photographe américaine Susan Meiselas (2). Cette rétrospective réunit une sélection d’œuvres des années 1970 à nos jours. Membre de Magnum photos depuis 1976, Susan Meiselas questionne la pratique documentaire, et ce depuis le début de sa carrière. Ses premiers travaux portent sur ses voisins, ceux de son immeuble où elle vit dans un petit studio. Dans les années 70, cette New-yorkaise qui vit à Little Italy lance un travail au long cours sur un groupe d’adolescentes de son quartier, qu’elle suit dans leur vie quotidienne sur plusieurs années jusqu’à leur âge adulte et parfois leur mariage. Ses images sont étonnamment composées et, à la fois, elles donnent le sentiment d’être spontanées, saisies sur le vif. C’est d’une incroyable maîtrise et d’un grand respect pour ces modèles, un vrai tour de force. Les monstres, nous les devinons ailleurs, surtout dans les zones de conflit en Amérique centrale dans les années 70 et 80. Durant de nombreuses années, elle a couvert des zones de conflit au Nicaragua, au Salvador, montrant les affres de la révolution sandiniste, se heurtant aux restes de charnier…  La série "El Salvador" (1978-1983) documente la violence de la dictature militaire et de la guerre civile suite au coup d’Etat de 1979. Meiselas décrit la vie telle qu’elle se poursuit à proximité des sites de massacre, révélant la tension persistante entre militaires et civils. Elle nous montre une vie quotidienne envahie par des monstres de violence… Expérience qu’elle renoue aussi au Kurdistan, plus récemment. On reste durablement frappé par certaines images. L'exposition, la plus complète qui lui ait jamais été consacrée en France, met en évidence la démarche unique de Susan Meiselas, photographe qui traverse les conflits dans le temps avec une approche personnelle autant que géopolitique et questionne le statut des images par rapport au contexte dans lequel elles sont perçues. Comme elle l’explique : "L’appareil photographique est un prétexte pour se trouver dans un endroit où l’on a normalement rien à faire. Pour moi, il est à la fois un point d’ancrage et un point de séparation". Il est aussi un outil pour expliquer, dénoncer, montrer le monstre qui existe dans bien des milieux, dans bien des vies. On le perçoit évidemment dans les deux séries consacrées aux violences domestiques. La première a été réalisée en 1992 dans le cadre d’une commande de campagne de sensibilisation à la violence domestique à San Francisco. Susan Meiselas y associe des rapports de police, des photos de victimes (visages tuméfiés, bras fracturés, etc.) et surtout des photos des lieux ou ces violences et crimes ont été commis. Certaines images de la série "Archives of Abuse" ont été exposées dans des abribus. Pour le Jeu de Paume, elle a créé une nouvelle œuvre, commencée en 2015 et inspirée par son engagement auprès de Multistory, une association basée au Royaume-Uni qui lutte contre la violence domestique. Cette dernière série réalisée dans un foyer pour femmes, en 2015, "A Room of Their Own", comprend cinq récits en vidéo qui présentent les photographies de l’artiste, des témoignages de première main, des collages et des dessins qui montrent comment des femmes partent à la chasse contre les monstres dont elles ont été les victimes en reconstruisant une vie souvent avec leurs enfants, faite d’espoirs et de renoncements. C’est, fond comme forme, troublant, grave, magistral.

Frappante aussi la série que l’artiste a consacrée à l’industrie du sexe. Durant trois étés de suite (1972-1975), Susan Meiselas a suivi les stripteaseuses d’un spectacle de fête foraine à travers la Nouvelle Angleterre. Ce travail de reportage et de portraitiste a donné "Carnival Strippers", une série remarquable par son humanité pour ses modèles femmes, et la force de sa dénonciation pour les nouveaux monstres que sont les hommes propriétaires de ce spectacle. Nouveaux monstres aussi, les spectateurs que Susan Meiselas saisit avec une acuité et une ironie bluffantes. Munie d’un simple Leica sans flash, elle a photographié ces femmes au travail, "éclairant la dynamique de pouvoir inhérente" aux "spectacles féminins", mais en dénonçant aussi la violence, le théâtre de pouvoir des hommes sur les femmes. "Ce ne sont pas seulement des corps nus, mais de vraies femmes avec une histoire personnelle", indique la photographe dans le programme. C’est cette même approche qu'elle aura quelques années plus tard (1995) avec la série "Pandora’s Box", réalisée dans des clubs SM de New York décorés comme des palais d’époque romaine. On y voit, cette fois, des hommes volontairement soumis, dominés pour leur plaisir et des travailleuses du sexe manifestement revenues de tout, qui doivent jouer les monstres pour leurs "victimes" consentantes. Exigeante, passionnante, cette exposition fait découvrir un œil, une démarche et une réflexion sur l’image particulièrement virtuose. Comme le rappelle Susan Meiselas : "C’est une chose importante pour moi — en fait, un élément essentiel de mon travail — que de faire en sorte de respecter l’individualité des personnes que je photographie, dont l’existence est toujours liée à un moment et à un lieu très précis".

"Sang d’encre"

Poète et romancière britannique, Jill Dawson a passé son enfance à Durham en Angleterre et a commencé sa carrière d'écrivain en publiant des poèmes dans des magazines. Elle est l’auteur de huit romans dont un a déjà été publié en 2001 aux éditions Joëlle Losfeld ("Fred et Edie", traduit par Edith Soonckindt, éditions Joëlle Losfeld/Gallimard). Parallèlement à ses activités de romancière, Jill Dawson donne des cours de création littéraire. L’auteure s’intéresse aux personnalités complexes, aux démons intérieurs qui peuvent chahuter les consciences, rendre dingue, faire des personnes aux allures douces… des monstres ou les faire percevoir comme tels. Dans "Fred et Edie", Jill Dawson situe l’action de son récit en 1922, à Londres. Edie Thompson et son amant, Frederick Bywaters, sont soupconnés de meurtre sur la personne du mari d'Edie et condamnés à la peine capitale. L’amant ne cesse, durant le procès de clamer l’innocence de sa maîtresse. Pourtant les jurés - neuf hommes et une femme - ne l'entendent pas de cette manière. C'est la femme qu'ils vont juger à travers les lettres d'Edie à Fred. Elle s’y montre contre les conventions sociales de son époque. Elle travaille et gagne plus d'argent que son mari. Elle n’a pas d’enfant et ne compte pas en avoir et aspire à l’amour. A l’annonce de sa condamnation, des personnalités, dont l’écrivaine Virginia Woolf, s'élèvent pour réclamer la révision du procès et l'abolition de la peine de mort. Peine perdue : elle et son amant seront pendus en 1923. Le bourreau d'Edie se suicidera par la suite. Le directeur et l'aumônier de la prison démissionneront et passeront leur vie à militer contre la peine de mort.

C’est un exercice de style d’une très grande virtuosité que propose la romancière avec "Sang d’encre" (3), son second roman publié en France. Autre époque, mais personnage central toujours aussi réel : la romancière Patricia Highsmith. Au milieu des années 1960, elle (4) s’installe dans un petit cottage dans le Suffolk, en Angleterre. Elle le fait pour s’isoler et se donner le temps d’écrire, mais également pour protéger son intimité. Elle entretient, en effet, une liaison avec Sam, une femme mariée qui vit à Londres. Dans cette province reculée, faussement protectrice, Patricia Highsmith est rapidement convaincue que quelqu’un l’observe, la surveille, et cette sensation ne fait qu'augmenter avec l’arrivée d’une jeune journaliste qui multiplie les intrusions dans le sanctuaire où elle espérait trouver la quiétude. Se noue alors une relation trouble entre la jeune femme, Virginia Smythson-Balby, et la romancière. Lorsque Sam vient rejoindre Patricia Highsmith pour une escapade amoureuse, les choses ne tardent pas à tourner au drame… Dans ce singulier roman, il est question de démons intérieurs, de ceux qui façonnent un état d’esprit, parfois une carapace protectrice, mais aussi de ceux qui poussent à penser au pire… et à le faire. Le roman, d’une très grande maîtrise, est d’autant plus accrocheur qu'il a des allures de récit authentique (un peu comme une biographie) alors qu’il passe son temps à nous perdre dans les affres de la fiction. On finit par ne plus savoir ce qui a été vrai de ce qui est imaginé. L’exercice est d’autant plus bluffant que le roman nous raconte un épisode supposé vrai de la vie d’une romancière Patricia Highsmith (ici, à la fois personnalité et personnage) qui écrit des livres d’angoisse, tout en étant elle-même le jouet d’un récit d’angoisse largement inspiré des livres réellement publiés par Patricia Highsmith, la romancière. C’est dingue, décalé, délicat et servi par une ingéniosité constante et une écriture brillante. Les monstres s’habillent parfois de mots doux. "Sang d’encre" en est une excellente démonstration.

(1) : "Enfers et fantômes d’Asie", jusqu’au 15 juillet 2018 au Musée du Quai Branly (37 quai Branly - 75007 Paris). Ouvert : lundi, mardi, mercredi dimanche : de 11 heures à 19 heures et jeudi, vendredi, samedi : de 11 heures à 21 heures.
(2) : "Médiations", exposition de Susan Meiselas, jusqu’au 20 mai 2018 au Musée du Jeu de Paume (jardin des Tuileries, Paris. Métro Concorde). Ouvert : mardi de 11 heures à 21 heures et du mercredi au dimanche de 11 heures à 19 heures.
(3) : "Sang d’encre", par Jill Dawson. Traduit par Pierre Ménard. Editions Denoël et d’ailleurs. 21,50 euros.
(4) : Patricia Highsmith est l’auteure de romans très célèbres comme "Le talentueux monsieur Ripley", "Carol", "L’inconnu du Nord-Express", ou encore "Eaux profondes", "Le cri du Hibou", "Ce mal étrange", "Le meurtrier", etc.

Commentaires

Portrait de sonia

Susan Meiselas

née le 21 juin 1948

Susan Meiselas (b. 1948, Baltimore)
Lena après le spectacle, Essex Junction, Vermont, 1973
Série Carnival Strippers, 1972-1975
© Susan Meiselas/Magnum Photos

 

Si c'est pas trop vous demander, prière d'utiliser un correcteur d'orthographe, c'est bourré de fautes et parfois mal écrit.

Désolée, c'est de Culture dont on parke et suis très attachée à la langue française.

Jfl m'a habituée à beaucoup mieux !

Maintenant si ça vous gave...merci de respecter la femme au combat, le Leica comme une arme, et pas qu'un corps nu.

Portrait de cbcb

C'est aussi :

Rien à voir avec l'expo dont vous parlez ... juste quelques unes de ses photos