Une vie de zèbre (14) : le noir en marche

Publié par jfl-seronet le 11.12.2019
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Culturechaussures

Cette semaine, le « noir » est de sortie avec deux romans de Jake Hinkson (Éditions Gallmeister) et la chaussure va à un train d’enfer avec l’exposition « Marche et démarche : une histoire de la chaussure » que présente le Musée des Arts décoratifs à Paris.

Jake Hinkson : le noir lui va si bien

C’est bien vu, dans l’autoportrait qu’il se consacre, le romancier américain Jake Hinkson cite la romancière américaine Flannery O’Connor. Cette célèbre femme de lettres a un jour écrit qu’« un écrivain qui a survécu à son enfance dispose d’assez d’informations sur la vie pour tenir jusqu’à la fin de ses jours ». La formule semble aller comme un gant à Jake Hinkson.

Né dans l’Arkansas en 1975 d’un père charpentier et diacre dans une église évangélique et d’une mère secrétaire dans une église, Jake Hinkson a été marqué par la religion ; un de ses deux frères est d’ailleurs devenu pasteur. Durant son enfance, Jake Hinkson se rendait, en famille, à l’église trois fois par semaine. Certains étés, il allait dans un camp religieux géré par son oncle et sa tante, des missionnaires. La religion donc, omniprésente ; puis à l’adolescence la découverte des romans policiers… qu’il se met à dévorer, avec une prédilection pour Mickey Spillane, auteur connu pour la violence de ses intrigues et son style coup de poing. Puis, ce sera les grands maîtres du genre comme Hammett, Chandler, Jim Thompson. « Les deux obsessions de mes jeunes années – la religion et le crime – m’habitent encore aujourd’hui » et marquent profondément son œuvre. On le comprend aisément en découvrant son dernier roman sorti en France : « Au nom du Bien » (1).

Richard Weatherford est un pasteur respecté d’une petite ville de l’Arkansas. Célèbre, autorité morale dans sa ville et dans sa communauté, il n’en est pas moins simple mortel, avec ses secrets et ses faiblesses. L’une d’elles est d’avoir couché avec un jeune homme, Gary. Alors quand Gary lui passe un coup de fil tendu un jour à cinq heures du matin : cela ne présage rien de bon. Gary se lance dans un chantage : il en coûtera 30 000 dollars au pasteur pour que rien de cette passa de coupable ne sorte. Faute de quoi, Richard Weatherford devra dire adieu à sa réputation et – surtout – à sa femme Penny et à leurs cinq enfants qui, jamais, ne supporteront un tel scandale. Prêt à tout pour empêcher son monde de s’effondrer, le pasteur n’a que quelques heures pour tisser une immense toile de mensonges où piéger son entourage. Le roman que propose Jake Hinkson est bluffant, nous entraînant dans une mécanique folle qui conduit inéluctablement au chaos. Ce qui est particulièrement intéressant, ici, c’est que le portrait contrasté, ambivalent, que l’auteur fait de son pasteur, est d’abord celui d’une Amérique confite dans son rigorisme religieux et hypocrite, ses faux semblants, sa morale à géométrie variable. Dans cette Amérique-là, telle que l’auteur la dissèque, ce sont les apparences, avant tout, qu’il convient de sauver et peu importe si le bien et le mal sont interchangeables. C’est en cela que le livre frappe autant qu’il séduit, affirmant que la violence (même mâtinée de religion) est devenue l’opium du peuple.

De violence, il en est aussi question dans un autre roman de Jake Hinkson : « Sans lendemain », épatant récit noir sur la sexualité et le désir entre femmes se télescopant au rigorisme religieux dans l’Amérique de l’après-Guerre mondiale. Récemment recrutée par une société de production de films d’Hollywood (pas la plus prestigieuse), Billie Dixon sillonne les coins les plus reculés du Midwest des années 1940. Là, elle tente de vendre des films de série B aux salles de cinéma locales. Il faut bien vivre, surtout lorsqu’on est célibataire. Au cours d’une de ses tournées, Billie Dixon débarque dans un bled paumé de l’Arkansas, où un prédicateur fanatique va s’en prendre à elle d’abord parce qu’il considère que le cinéma est une création du diable, puis pour des raisons plus personnelles. Billie aimerait le convaincre de changer d’avis sur le cinéma pour qu’elle puisse travailler librement, mais la situation se complique lorsqu’elle commence à se sentir attirée par Amberly, la jeune et jolie épouse du pasteur. Ce désir partagé va conduire à brouiller la situation, emmêler les protagonistes dans des mensonges, des faux-semblants, et, là encore, une spirale de violence… faussement libératrice. Là encore, l’auteur fait mouche et de brillante façon. D’autant plus, qu’il a choisi comme personnages centraux, trois femmes : Billie, Amberly et Lucy, jeune femme qui sert d’assistante à son frère shérif de la ville (qui ressemble mentalement au Lennie Small de Des souris et des hommes de Steinbeck). Cela donne un trio incroyable aux ambitions et désirs contrariés par la puissance masculine qui a, ici, les atours de la religion et de la justice. Le propos est fort, tendu en permanence, et d’une grande ingéniosité. C’est assez magistral.

Ça marche !

En 2013, le Musée des Arts décoratifs de Paris avait exploré les dessous chics et chocs dans  « La Mécanique des dessous ». En 2017, c’était l’exposition « Tenue correcte exigée ! » qui nous proposait de revisiter les scandales qui ont présidé les grands tournants de l’histoire de la mode du XIVe siècle à nos jours. En 2019, le musée poursuit son exploration du rapport entre le corps et la mode avec un troisième volet à la fois surprenant qu’original autour de la chaussure (3). Il y est question de technique, mais surtout c »’est l’occasion de s’interroger sur ce que sont la marche et la démarche. Adroitement construite et élégamment présentée, cette exposition s’interroge sur le statut de cet accessoire indispensable du quotidien en visitant les différentes façons de marcher, du Moyen Âge à nos jours, tant en Occident que dans les cultures non européennes. Comment femmes, hommes et enfants marchent-t-il à travers le temps, les cultures et les groupes sociaux ?

Telle est l’ambition de cette exposition très séduisante qui propose près de 500 œuvres : chaussures, peintures, photographies, objets d’art, films et publicités, issues de collections publiques et privées françaises et étrangères.

Dans sa présentation, le musée rappelle que le « thème de cette exposition est né lors de l’étude, dans les collections du musée, d’un soulier porté par Marie-Antoinette en 1792 ». « Cet objet est étonnant par ses dimensions puisqu’il mesure 21 cm de long, et pas plus 5 cm de large. Comment une femme alors âgée de 37 ans pouvait-elle glisser son pied dans un soulier aussi menu ? La recherche dans les textes de l’époque – chroniques, mémoires, romans – révèle que les dames de l’aristocratie au XVIIIesiècle, puis de la haute bourgeoisie au XIXe siècle, marchaient peu, que leur mobilité était contrôlée et que l’univers urbain leur était hostile ». C’est une des découvertes intrigantes de cette exposition qui surprend d’autant que l’on découvre que le pied a, dans certains pays et à certaines époques, souvent été conditionné à la chaussure et non l’inverse. Surprenante et même dérangeante (si on pense aux souffrances subies), la salle de chaussures chinoises, où l’on montre toute la technique entreprise pour conserver des pieds minuscules d’enfants aux femmes adultes, parce que c’est un signe de classe. A certaines époques donc, les femmes portaient des souliers pour ne pas marcher !

L’exposition s’ouvre sur une analyse de la façon de marcher au quotidien, de l’enfance à l’âge adulte, en Europe, en Afrique, en Asie et en Amérique. Du XVe au XIXe siècle on constate que certains facteurs environnementaux, tels les sols irréguliers et boueux, viennent contraindre la marche, imposant l’usage de souliers adaptés. Le climat joue aussi son rôle et l’ingéniosité souvent au rendez-vous: les bottes japonaises de paille de riz tressée qui sont si bien faites et pensées qu’elles sont imperméables et peuvent de marcher dans les zones montagneuses enneigées du pays. Les périodes de rationnement héritées des guerres influencent aussi la création de chaussures. En France sous l’Occupation, les pénuries engendrent la fabrication de semelles en bois qui entraînent une démarche saccadée et bruyante ; le recours au liège ou aux fibres végétales en place du cuir. Et cela sans affecter pour autant la créativité des modèles.

L’exposition balaie large n’oubliant pas la marche militaire. Elle est également présente avec notamment la création de l’incontournable chaussure d’Alexis Godillot au XIXe siècle. Ne sont pas oubliées non plus les chaussures de clowns et celles de Charlie Chaplin qui sont aussi exposées. Pas oubliées non plus les chaussures magiques telles que les talonnières d’Hermès créées par Jeremy Scott ou les bottes de sept lieues, ou encore une chaussure à talon diamants de John Lennon. On y voit aussi des modèles de baskets et sneakers historiques et des créations contemporaines comme celles de Benoît Méléard. Le fétichisme n’est pas en reste avec des chaussures élégantes de cuir aux talons vertigineux et des bottes lacées très haut. Elles évoquent, dans le XIXe siècle bourgeois, le fantasme notamment de la part de clients de maisons closes pour la contrainte des pieds et la démarche entravée.

Au-delà d’une approche sur la chaussure comme simple accessoire de mode, « Marche et démarche. Une histoire de la chaussure » jette un regard nouveau et plein de surprises sur un accessoire que l’on enfile tous les jours et que l’on croit connaître.

(1) : « Au nom du Bien », par Jake Hinkson, traduction de Sophie Aslanides, Collection Americana, Éditions Gallmeister. 22,60 euros.
(2) : « Sans lendemain », par Jake Hinkson, traduction par Sophie Aslanides. Collection Totem, Éditions Gallmeister, 8,40 euros.
(3) : « Marche et démarche : une histoire de la chaussure », jusqu’au 23 février 2020 au Musée des Arts décoratifs de Paris (107 rue de Rivoli - 75001 Paris - 01 44 55 57 50. Métro : Palais-Royal, Pyramides ou Tuileries). Entrée : 11 euros. Du mardi au dimanche : ouverture du musée à 11h ; fermeture des caisses à 17h15 ; fermeture du musée à 18h. Le jeudi, le musée est ouvert de 11h à 21h.