Une vie de zèbre (4) : Y’a des PD dans la BD !

Publié par jfl-seronet le 29.06.2016
5 781 lectures
Notez l'article : 
0
 
Culturebdbandes dessinées

Un rendez-vous autour de la culture ! C’est ce que vous propose l'équipe de Seronet. Evidemment, les Séronautes ne nous ont pas attendus pour publier textes et avis sur des événements culturels, pour échanger des conseils et c’est tant mieux. Notre idée est celle d’un feuilleton qui brasse découvertes et arts, curiosités et livres, idées et trouvailles culturelles. Disons que nous faisons nôtre ce proverbe africain : "Un homme sans culture ressemble à un zèbre sans rayures".

L’homosexualité dans la bande dessinée est un monde en soi, à la fois complexe, protéiforme, parfois daté, certaines fois d’une grande innovation formelle, d’autres tristement banal. Pas la place ici de citer tous les auteurs qui ont contribué dans des genres assez différents, à des périodes différentes, à traiter de l’homosexualité, des articles de Wikipédia font cela très bien. Mais, on peut  tout de même conseiller de lire Ralf König, prolixe dessinateur allemand bourré d’humour (1) ou Fabrice Neaud et son incroyable "Journal" (2), émouvant et splendide (fond comme forme) récit autobiographique d’un jeune homosexuel vivant en province. Certains auteur-e-s ont traité à la fois l’homosexualité et la vie avec le VIH. On peut notamment citer le dessinateur José Cunéo qui a réalisé des campagnes de prévention, des strips, mais, hélas, de trop rares albums dont "Le mariage de Roberto" (3). La dessinatrice Annie Gœtzinger a, elle aussi, abordé ce sujet dans un album assez méconnu, "L’avenir perdu" (4) et assez sombre. Ralf König l’a également fait, mais avec un certain recul, de l’humour, du tact. On peut également citer "Caroline Baldwin" (5), un album d’André Taymans, dont le personnage principal est une détective privée canadienne dynamique et intelligente, vivant avec le VIH.

C’est un tout autre projet que celui de l’album collectif "Les gens normaux" (6). Dans sa préface, Robert Badinter expose que l’histoire des homosexualités est celle d’une longue persécution qui au fil des décennies a connu des progrès, des avancées. De fait, cette longue persécution (qui prévaut toujours par certains aspects : débats sur le mariage pour tous) s’est doublée d’un parcours de l’émancipation. On ne dira pas ici que l’égalité des droits est achevé, elle a progressé, mais il y a encore de la marge. Homophobie, biphobie, transphobie perdurent. Il existe encore et toujours un fond d’hostilité, de dérision, de mépris, des violences verbales voire physiques qui se manifestent. Cela peut donner des vies en équilibre, des destins chahutés lorsqu’on en est victime. C’est cela qui est à l’œuvre dans cet album réalisé par le scénariste Hubert. Ce dernier a recueilli dix témoignages en collaboration avec le centre LGBT de Touraine. Chaque témoignage remis en forme par ses soins a été confié à un dessinateur différent, à charge pour ce dernier de traiter en images un parcours, un moment de vie… C’est souvent d’une grande force à la fois d’un point de vue visuel mais aussi par l’authenticité du propos, la justesse du ton. L’histoire de Philippe dont le compagnon est mort du sida est particulièrement brillante, émouvante, une page d’histoire personnelle qui fait la grande histoire de nos communautés. Aux dix témoignages dessinés s’ajoutent des contributions assez érudites et passionnantes d’auteurs comme les historiennes Florence Tamagne et Michelle Perrot, le sociologue Eric Fassin, Louis-Georges Tin ou Maxime Foerster.

On connaît l’exécrable réputation de Jeffrey Lionel Dahmer (le cannibale du Milwaukee). Elle est méritée pour ce tueur en série américain qui a avoué avoir assassiné dix-sept jeunes hommes entre 1978 et 1991, qui s’est livré sur ses victimes à des viols, des démembrements, des pratiques nécrophiles et du cannibalisme. Arrêté, condamné à la prison à vie, Jeffrey Dahmer meurt en prison, assassiné par un autre détenu. La vie d’un serial killer… on pouvait craindre le pire. Le genre est surexploité même en BD. Mais le point de vue que prend le dessinateur américain Derf Backderf est passionnant. Il a choisi de raconter la vie de Dahmer avant qu’il ne commette son premier meurtre (il avait alors 18 ans). Derf Backderf nous raconte un enfant solitaire au comportement un peu étrange, un adolescent tourmenté. Il le fait d’autant mieux que Derf Backderf a connu Dahmer. Le dessinateur a, en effet, passé son enfance à Richfield, une petite ville de l’Ohio située près de Cleveland. En 1972, il entre au collège où il fait la connaissance de Jeffrey Dahmer. Les deux ados vont se lier d’une sorte d’amitié un peu distante, maladroite. Ils font leur scolarité ensemble jusqu’à la fin du lycée. Dahmer est une énigme pour ses rares copains de l’époque. Il collectionne les animaux morts qu’il place dans les liquides corrosifs pour en récupérer les squelettes. Parfois, il tue les animaux pour enrichir sa collection. Cette adolescence barge (le terreau du futur serial killer) se double d’un éveil douloureux à l’homosexualité (des corps de joggers convoités). Récit de jeunesse servi par des qualités graphiques stupéfiantes, "Mon ami Dahmer" prend vite des notes sombres, distillant la violence, le malaise, l’horreur future qu’on devine. C’est à la fois virtuose et terrifiant. A ne pas rater assurément.

C’est sur une crête périlleuse (elle est d’ailleurs peu exploitée), l’ambiguïté sexuelle et l’homosexualité sur fond de western, qu’est bâti "L'Odeur des garçons affamés" (8), un album scénarisé par Loo Hui Phang et dessiné par Frederik Peeters. Vers la fin du 19e siècle, l’Ouest, le vrai, est encore un territoire sauvage, un continent à découvrir et à coloniser. Une petite expédition de trois personnes — un quinqua bedonnant, vulgaire et un poil conspirateur, un jeune photographe aussi discret que gay et un ado blondinet, boy à tout faire — arpente plaines et collines pour cartographier, photographier, recenser femmes et enfants. On comprend assez vite qu’il s’agit pour le quinqua de rassembler le plus d’éléments possibles pour préparer la colonisation des blancs sur les terres indiennes. Le quinqua est un type nettement douteux, assez malsain tant dans son rapport aux Indiens qu’aux deux autres membres de son expédition. Le photographe, bien fait de sa personne, a trois inconvénients majeurs aux yeux de ses collègues d’expédition. Il est européen, un peu trop gay, même s’il s’efforce de conserver une discrétion un poil affectée et surtout un escroc qui s’est spécialisé dans les clichés de spiritisme. Il fait croire, à des personnes que la tristesse a rendues crédules, qu’il peut par la photographie faire apparaître les visages de défunts. Quant au jeune type, boy de ferme, il a pour lui sa jeunesse, son énergie, et de bien jolies fesses qui ont séduit aussi bien le photographe que le gros quinqua. La petite troupe est à l’ouvrage dans des paysages magnifiquement dessinés, lorsque apparaissent un obscur cowboy au visage ravagé, une sorte de zombie armé d’un colt dont l’ombre et la poussière sont les meilleures alliées et un indien chenu et mutique. A partir de là, l’excellent scénario (un modèle de finesse et d’ingéniosité) et le superbe dessin vont nous conduire dans un entrelacs d’aventures qui tiennent de la magie et de l’envoûtement, tout en explorant avec une grande subtilité l’homosexualité et l’ambiguïté sexuelle. D’un côté, les trois protagonistes sont pris dans les fils d’une intrigue à la fois politique (le colonialisme blanc sur les terres indiennes) et mystique (la magie de la nature dont les desseins nous dépassent). De l’autre, ils illustrent trois étapes de la sexualité ou plutôt trois registres : la découverte du désir, l’accomplissement du désir, la surenchère lorsque la sexualité semble décliner.

"L'Odeur des garçons affamés" est un très grand livre. Album unique (il n’y a pas de suite), il reprend bien les codes du western (grands espaces, rudesse des rapports entre les hommes, violence, mysticisme de la nature, etc.) tout en s’en démarquant parce que son ambition est d’aller plus loin que les chromos habituels, de transcender cette période et ses codes pour traiter de la sexualité, de l’ambiguïté des relations entre hommes. Les personnages ne sont pas seulement troubles, ils comportent tous des failles, des mystères, une part de magie, des vélléités destructrices. Le dessin de Frederik Peeters est en osmose avec ce scénario exigeant. Il est d’une remarquable finesse, d’une superbe justesse et nous confond par son ambiguïté. Il mêle avec un art consommé le réalisme et le fantastique. Du grand art.

(1) : Tous les albums de Ralf König disponibles en français sont aux éditions Glénat.
(2) : "Journal" de Fabice Neaud, éditions Ego comme X, quatre volumes entre 1996 et 2002, 20 euros le volume.
(3) : "Le mariage de Roberto" de José Cunéo, éditions Gaies et lesbiennes, 1999, 16 euros.
(4) : "L’avenir perdu" de Annie Gœtzinger, Jon S. Jonsson et Andreas Knigge, éditions Humanoïdes associés, 1992.
(5) : "Caroline Baldwin" de André Taymans, éditions Casterman, 1996, 16 euros.
(6) : Les Gens normaux", un ouvrage collectif avec Freddy Martin, Alexis Dormal, Zanzim, Simon Hureau, Virginie Augustin, Audrey Spiry, Natacha Sicaud, Merxan, etc. éditions Casterman, collection Ecritures, 2013. 16 euros.
(7) : "Mon ami Dahmer" de Derf Backderf, éditions Points, 2015, 8 euros.
(8) : "L'Odeur des garçons affamés" de Loo Hui Phang et Frederik Peeters, éditions Casterman, 2016, 19 euros.