Une vie de zèbre (6) : A cœur… à cris !

Publié par jfl-seronet le 28.03.2017
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Culturemediator

Un rendez-vous autour de la culture ! C’est ce que vous propose l'équipe de Seronet. Evidemment, les Séronautes ne nous ont pas attendus pour publier textes et avis sur des événements culturels, pour échanger des conseils et c’est tant mieux. Notre idée est celle d’un feuilleton qui brasse découvertes et arts, curiosités et livres, idées et trouvailles culturelles. Disons que nous faisons nôtre ce proverbe africain : "Un homme sans culture ressemble à un zèbre sans rayures". Cela faisait quelques longs mois que le "Zèbre" était en vadrouille… Il est de retour avec un spectacle sur l’affaire du Mediator.

Le 12 mars dernier (1), il y a quelques jours à peine, le "Journal du Dimanche" publie un article expliquant que l’instruction sur le médicament Mediator serait "incomplète" et que son fabricant, le laboratoire Servier, voudrait "faire reconnaître la responsabilité" de l’Agence du médicament dans le fiasco. Le laboratoire veut même pousser son avantage en demandant à l’Etat de "partager la facture" de l’indemnisation. Le 9 mars, c’est le "Figaro" (2) qui publiait, sous la plume d’Anne Jouan, sa propre enquête. Le journal expliquait "comment tout a été fait, dès 2010, pour dédouaner l’Etat de ses responsabilités dans l’affaire" du Mediator. Le quotidien mentionne des pièces sous scellés qui démontrent que l’enquête judiciaire ouverte en décembre 2010 concernant ce médicament a été "faite dans un but : dédouaner les autorités sanitaires et politiques (…) puis, par voie de conséquence, mettre la responsabilité de ce scandale sanitaire sur le dos du seul laboratoire Servier".

A ces deux articles assez édifiants, s’ajoute le 13 mars, celui de Michel de Pracontal sur Médiapart (3). Le journaliste, grand spécialiste des questions de santé, y explique comment l’instruction du dossier du Mediator s’est embourbée alors qu’elle avait été lancée "sur des chapeaux de roues en 2011". "En ciblant la responsabilité du groupe Servier et en évacuant celle de l’administration et des politiques, la justice a-t-elle fait le bon choix ? Ou s’est-elle condamnée à échouer ?", interroge le journaliste qui reprend l’ensemble des éléments. Aujourd’hui, il semble que "le Mediator ne sera pas jugé avant 2019. Et rien ne garantit que le procès, s’il finit par avoir lieu, aboutisse à une issue satisfaisante pour les victimes. Le fiasco est en vue. Comment la justice, malgré les moyens considérables déployés, a-t-elle pu rater cette affaire immanquable ?"

Ces récentes péripéties qui n’augurent rien de bon pour les victimes sur le plan judiciaire ne sont pas le sujet de "Mon cœur", le spectacle écrit et mis en scène par Pauline Bureau. Elles en sont le prolongement dans la vraie vie. Elles éclairent d’un jour plus effrayant encore cette sinistre affaire que l’auteure et metteur en scène à aborder avec singularité. Pauline Bureau explique avoir été touchée par le "courage et la détermination" du docteur Irène Frachon, la pneumologue de Brest qui s’est battue pour que la toxicité de ce médicament soit reconnue. A l’occasion de la sortie du film d’Emmanuelle Bercot "La fille de Brest" (4) en novembre 2016, Irène Frachon avait accordé une interview à Pascale Krémer du "Monde" (5). Elle y expliquait comment elle avait vécu cette période où elle avait dénoncé l’affaire jusqu’à l’obtention du retrait du Mediator de la vente en 2009, puis la sortie de son livre l’année suivante. Irène Frachon a raconté cette affaire dans un livre publié en 2010 "Mediator 150 mg, combien de morts ?" aux éditions Dialogues. Elle racontait la folle tornade qui l’a alors emportée et qui la chahute encore.

"J’ai tiré un fil, j’ai reçu l’armoire, puis l’immeuble en pleine face", explique-t-elle à la journaliste du "Monde". "Cette histoire m’a percutée. Je suis devenue totalement obsessionnelle, rien d’autre ne comptait, cela a envahi mon champ de pensée, vidé ma vie de toute sa substance (…) En fait, je suis née deux fois : le 26 mars 1963, puis avec l’affaire du Mediator, qui a été une rupture gigantesque". Devenue la lanceuse d’alerte la plus connue de France, Irène Frachon ne regrette pas de s’être engagée… malgré les doutes, les coups reçus. Des regrets ? "Jamais, jamais, jamais, même pas une seconde. Je n’ai pas fait un sacrifice, juste ce que j’avais à faire, je n’avais pas le choix (...) Aujourd’hui, je voudrais que cela s’arrête. J’aspire à retrouver ma vie d’avant. Cette affaire est un cauchemar sans fin", explique-t-elle alors à Pascale Krémer.

De fait, si Pauline Bureau a été marquée par le courage d’Irène, elle n’a pas voulu pour autant en faire l’unique personnage de sa pièce. Elle a choisi d’aller à la rencontre des victimes de ce scandale sanitaire, d’interroger plusieurs femmes victimes du Mediator et de créer, à partir de leurs différents récits, l’histoire d’une femme, une femme unique qui représente toutes les victimes : Claire Tabard. "J’écris l’histoire d’une femme qui contient un peu de chacune des personnes que j’ai rencontrées", explique Pauline Bureau dans le texte de présentation de son spectacle. Elle, ce sera Claire Tabard, à qui un médecin prescrit le Mediator, qui doit, à la suite, être opérée à cœur ouvert pour qu’on lui remplace ses valves cardiaques endommagées par le médicament. Cette opération la sauve et la change. Elle est vivante, mais malade… à vie. "Son cœur a changé à jamais, son rapport aux autres aussi", explique Pauline Bureau. Et tout bascule pour elle lorsqu’elle comprend qu’elle n’est pas une malade ordinaire, mais bel et bien une victime. Cette découverte, elle la doit au docteur Frachon, entendue à la radio, puis rencontrée dans un bar, au regard expert que la pneumologue pose sur le dossier médical que la jeune femme lui a apporté.

Il est là le point d’équilibre du spectacle qui traite de l’engagement d’un médecin qui découvre un scandale sanitaire qui a produit un "charnier", et qui n’aura de cesse de l’arrêter et du parcours d’une femme vendeuse en lingerie, soucieuse de son physique, qui mal conseillée par son médecin, se retrouve empoisonnée, au bord de la mort, brisée et résistante, abattue et courageuse.

Le spectacle que propose Pauline Bureau et ses actrices et acteurs est incroyablement fort, détaillant dans des scènes courtes volontairement très réalistes l’enchaînement du drame vécu par Claire Tabard, un drame sur lequel elle n’a jamais prise. Le Mediator, elle ne le réclame pas. On le lui prescrit. Elle en ignore les dangers. Elle n’en soupçonne jamais la responsabilité dans son cœur détruit… qui la conduit aux frontières de la mort. Puis elle comprend tout, en éprouve de la culpabilité, se sent responsable de ce qui lui est arrivé… elle qui n’a pourtant jamais eu le choix. On assiste alors dans un savant entrelac de scènes au parcours de cette femme et à l’engament professionnel et militant du docteur Frachon, à l’engament de l’avocat de la victime ou soutien indéfectible de sa sœur. C’est le personnage du médecin qui ouvre d’ailleurs le spectacle et qui le clôt. On vit aussi la dureté et la longueur des procédures d’indemnisation, des expertises. Les scènes sur le fonctionnement du groupe d’experts frappent pour leur dureté, l’injustice faite aux victimes, la mentalité procédurière, la grossièreté, la malveillance des avocats des laboratoires Servier. C’est à la fois troublant et révoltant. Une des grandes réussites de ce spectacle est de dénoncer sans avoir les lourdeurs de la pièce à thèse ni le didactisme démonstratif. Une des grandes qualités (il n'en manque pas) et le profond humanisme du propos, l’humanisme du personnage d’Irène Frachon, du personnage de Claire Tabard, de son avocat, de sa sœur. Spectacle plein de tact et de pudeur, dur et instructif, "Mon cœur" est une très grande réussite. Le spectacle se joue encore quelques jours à paris, puis part en tournée.

"Mon cœur", texte et mise en scène de Pauline Bureau, avec Yann Burlot, Nicolas Chupin, Rébecca Finet, Sonia Floire, Camille Garcia, Marie Nicolle, Anthony Roullier et Catherine Vinatier, jusqu’au 1er avril 2017, au Théâtre des Bouffes du Nord (37 bis boulevard de la Chapelle - 75010 Paris. M° Gare du Nord ou La Chapelle). Billetterie : 01 46 07 34 50.
Le spectacle part ensuite en tournée. Il sera à Marseille (Le Merlan) les 5 et 6 avril à 19 heures ; à Chatillon, le 21 avril à 20h30 ; à Cavaillon (La Garance), le 25 avril à 20h30 ; à Chevilly-Larue (Théâtre André Malraux) le 28 avril à 20h30 ; à Herblay (Théâtre Roger Barrat) le 12 mai à 20h45, à Brest (Le Quartz) les 16 et 17 mai à 20h30. Toutes les dates.

(1) : "Mediator : l’Agence du médicament protégée par la justice", "Journal du Dimanche" 12 mars 2017.
(2) : "Mediator : récit d’une enquête judiciaire tronquée", par Anne Jouan, "Le Figaro", 9 mars 2017.
(3) : "Procès du Mediator : chronique d’un échec programmé", par Michel de Pracontal, Médiapart, 13 mars 2017.
(4) : "La fille de Brest", un film d’Emmanuelle Bercot avec Sidse Babett Knudsen, Benoît Magimel, sortie le 23 novembre 2016.
(5) : "Irène Frachon : Avec le Mediator, j’ai déterré un charnier", par Pascale Krémer, "Le Monde", 21 novembre 2016.