VIH en Côte d’Ivoire : « Il faut parler de nous ! » (2)

Publié par Fred Lebreton le 05.02.2022
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MondeAbidjan

Du 18 au 21 janvier 2022, un voyage de presse organisé par Espace Confiance, Coalition PLUS et AIDES était organisé à Abidjan en Côte d’Ivoire, pour rencontrer des associations communautaires de lutte contre le sida, des institutionnels et des personnes concernées. Le but de ce voyage ? Raconter ce que font les structures communautaires soutenues par le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme et expliquer pourquoi il est crucial de renforcer ces financements, alors que se profile, cette année, une prochaine reconstitution des fonds. Deuxième épisode.

Tensions de trésorerie

Mercredi 19 janvier, 8h30, le van est déjà devant l’hôtel. Ce matin, nous avons rendez-vous avec l’équipe d’Alliance. Un peu d’histoire pour commencer. L’Alliance Internationale contre le VIH/sida a mis en place un programme d’appui aux communautés en avril 2005, en vue de renforcer la réponse ivoirienne au VIH/sida. En novembre 2005, l’Alliance Internationale a procédé à la mise en place d’un « Bureau Pays » nommé l’Alliance nationale contre le sida en Côte d’Ivoire,  qui deviendra, en 2014, l’Alliance nationale pour la santé et le développement en Côte d’Ivoire. Alliance est un des deux récipiendaires principaux du Fonds mondial en Côte d’Ivoire. À ce titre, son équipe soutient l’action communautaire des ONG et reverse des subventions à une soixantaine de structures en Côte d’Ivoire.

Rappel du fonctionnement du Fonds mondial : les fonds sont versés de la maison mère à Genève (Suisse) vers le CCM, instance nationale qui coordonne la distribution du fonds mondial. Le CCM redistribue les fonds à deux récipiendaires (bénéficiaires) principaux : Le PNLS (Plan national de lutte contre le sida) et Alliance. Ces récipiendaires principaux redistribuent les fonds à des sous récipiendaires comme des associations communautaires de type Espace Confiance.

Quid des retards de mises à disposition des fonds évoqués hier par une structure sous récipiendaire (RIP +) ? Alliance renvoie la balle au CCM et explique que les tensions de trésorerie sont dues à deux facteurs. D’abord, des lenteurs administratives engendrées par un versement trimestriel des fonds et, par ailleurs, des délais de retour des données du terrain pas toujours respectés par les structures sous récipiendaires. Les mêmes structures qui nous expliquaient la veille qu’il était compliqué de rendre des comptes quand les salaires ne sont pas payés. Le serpent qui se mord la queue…

En retard à l’Assemblée Nationale !

Coincés-es dans les embouteillages incessants d’Abidjan, nous arrivons avec près d’une heure de retard à notre prochain rendez-vous, l’Assemblée nationale ! Nous sommes ici pour rencontrer les députés-es qui siègent à la commission de la Sécurité et de la Défense (CSD). Suite à un plaidoyer associatif, les députés_es ont récemment voté une loi qui réduit les effets de la loi de répression de l’usage de drogue mise en place en  1988. Pour les usagers-ères de drogue, une alternative à la prison est possible s’ils-elles acceptent l’injonction thérapeutique (obligation de soin contre une remise de peine). C’est cette loi qui a permis, entre autres, la mise à disposition de la méthadone dans le pays. La rencontre a lieu dans une petite salle. Une certaine tension est palpable à notre arrivée. Personne n’ose prendre la parole. Jeanne Gapiya, militante de longue date qui connait bien ce genre de protocole, rompt le silence : « Chers-ères honorables, nous vous prions de bien vouloir excuser ce retard ». Chacun-e se présente avec la même formule. L’ambiance se détend peu à peu. Nous expliquons aux députés-es l’effet direct de leur loi avec le témoignage d’Ezekiel rencontré hier à la Casa. Ezekiel est un ancien usager de drogue qui a pu avoir accès au programme de méthadone. Il a arrêté de consommer, renoué avec sa famille et retrouvé un emploi. Les députés-es s’en félicitent, mais semblent ignorer qu’à ce jour sur 2 600 usagers-ères suivis-es à la Casa, seules 17 personnes bénéficient de ce dispositif. Le député Lassina Kone, président de la CSD, demande aux ONG de les aider à identifier les freins au déploiement de ce programme, qui est censé être disponible dans toutes les structures spécialisées du pays. Une réunion de travail est programmée entre les députés-es et Espace Confiance. Affaire à suivre…

Les chiffres du VIH en Côte d’Ivoire

Après une pause-déjeuner express, nous voilà en route pour le troisième rendez-vous de la journée à Treichville, une commune d'Abidjan située sur l’île de Petit-Bassam. Nous rencontrons l’équipe du Programme National de Lutte contre le Sida (PNLS). Créé en août 2015 par décision ministérielle, le PNLS est la structure technique de référence nationale pour toutes les activités en rapport avec la réponse nationale de lutte contre l’épidémie à VIH/sida et les infections sexuellement transmissibles (IST). À ce titre, il propose des politiques et stratégies de prévention, de diagnostic, de prise en charge, de suivi et évaluation, de mobilisation sociale, de réduction de l’impact et de la vulnérabilité face aux IST et au VIH. Il est aussi chargé de mobiliser des ressources pour la mise en œuvre des activités de lutte contre le sida. Par ailleurs, le PNLS est, avec Alliance, un des deux récipiendaires principaux du Fonds mondial en Côte d’Ivoire.

Après nous avoir présenté les missions du PNLS, le Professeur Eboi Ehui, directeur de la structure, revient sur la situation épidémiologique du VIH en Côte d’Ivoire, qui s’est largement améliorée ces dix dernières années, mais qui demeure toutefois préoccupante. La Côte d’Ivoire est le plus gros foyer d’infection au VIH en Afrique de l’Ouest avec 380 000 personnes vivant avec le VIH (sur 28 millions d’habitants-es), 6 200 personnes nouvellement diagnostiquées en 2020 et un taux de prévalence parmi la population adulte de 2,1 %. Le pays a le plus haut taux de prévalence chez l’adulte (15-49 ans) en Afrique de l’Ouest francophone, notamment chez les femmes de plus de 15 ans (64 % des personnes vivant avec le VIH dans le pays). Néanmoins, les efforts de lutte contre l’épidémie ont permis de faire continuellement baisser la prévalence chez l’adulte : estimée à 7 % en 2000, elle est passée à 3,8 % en 2010 et est estimée par l’OMS et l’Onusida à 2,1 % en 2020. La mortalité est également fortement en nette baisse avec 31 000 décès en 2010 et environ 9 400 en 2020 (une baisse de près de 70 %) avec une courbe décroissante relativement continue durant les dix dernières années. Le nombre de nouvelles infections suit une tendance similaire, passant de 22 000 en 2010 à 6200 en 2020 (une baisse similaire de 72 %).

Parmi les défis des prochaines années en Côte d’Ivoire : améliorer l’accès au dépistage, au Tasp et à la Prep, mais aussi lutter contre la sérophobie. Le VIH/sida est toujours considéré comme une « maladie honteuse » dans le pays et les personnes vivant avec le VIH y sont très stigmatisées. Cette peur et ce rejet éloignent de nombreuses personnes du dépistage et du soin. Le Professeur Eboi Ehui espère que, « d’ici 2025, le VIH sera perçu comme une infection chronique banale » par la population générale, notamment grâce à des campagnes de communication. Il s’adresse à Andrea Mestre qui fait partie de notre délégation et qui lutte contre la sérophobie en multipliant les prises de paroles en tant que femme vivant avec le VIH à visage découvert. Le militantisme et la visibilité font certes avancer les mentalités, mais cet effort ne doit pas reposer seulement sur les personnes concernées. Pour lutter contre la sérophobie, il faut aussi une volonté politique et des moyens financiers pour appuyer des campagnes de communications d’envergures nationales.

30 euros/mois pour un agent de santé

Pour le dernier rendez-vous de la journée, nous nous rendons dans un hôtel de Grand-Bassam, une station balnéaire proche d'Abidjan. Grand-Bassam est connue pour sa plage fréquentée, bordée de palmiers, qui s'étend le long de la côte Atlantique. La vieille ville, qui date de l'époque coloniale française, autrefois la capitale du pays, abrite de nombreuses maisons en ruines des XIXe et XXe siècles. Le trajet est toujours embouteillé mais j’admire les paysages…

Nous avons rendez-vous avec la Dre Françoise Kadja, directrice de la Santé communautaire, un service rattaché au ministère de la Santé. Sa mission est de promouvoir et coordonner la santé communautaire en Côte d’Ivoire en lien avec les ONG de terrain et le ministère. Lors de cette rencontre, le sujet du statut des agents de santé communautaires (ASC) également appelés-es éducateurs-rices de pairs (EP) dans la lutte contre le sida est au cœur des discussions. Considérées comme des personnes bénévoles, les ASC, estimés à près de 13 400 à travers le pays, ne perçoivent qu’une très faible indemnité appelée « motivation », soit 20 000 francs CFA/mois (environ 30 euros) payable au trimestre (soit 60 000 francs CFA/trimestre). Par ailleurs, cette indemnité ne donne droit à aucune couverture sociale en cas d’accident, grossesse, maladie, etc.

Les ASC sont un maillon essentiel de la chaine dans l’accompagnement communautaire en Côte d’Ivoire, mais leur travail n’est pas reconnu à leur juste valeur. Un livre blanc conçu par Espace Confiance a été réalisé en novembre 2021 pour valoriser l’expertise communautaire des éducateurs-rices de pairs. En page 13 de l’ouvrage, on peut lire : « En 2019, le travail des EP a permis de toucher 79 % de la population estimée de populations clés soit 74 423 personnes sensibilisées (…) dont 3618 dépistées positives ».

Qu’est-ce qui bloque aujourd’hui ? Le sujet est complexe. Il y a d’abord besoin d’uniformiser les pratiques. Les ASC financés-es par le Fonds mondial perçoivent une indemnité de 20 000 francs CFA/mois, quand ceux-celles financés-es par le programme américain Pepfar (1) touchent 100 000 francs CFA/mois, pour les mêmes missions. Comment expliquer une telle disparité ? « Il y a un besoin d’harmonisation » admet laDre Françoise Kadja. À titre d’exemple, le loyer moyen d’un logement dans un quartier « modeste » d’Abidjan est de 30 000 francs CFA/mois. Impossible donc pour un-e ASC de vivre de cette indemnité, il faut un second travail à côté. Est-il possible de salarier les ASC ? « C’est un chantier en cours », nous annonce la directrice de la Santé communautaire. « Il faut que tous les actrices et acteurs se mettent autour d’une table pour travailler sur cette question ». À ma gauche, Aya Kouakou N'Guessan, chargée de plaidoyer pour Espace Confiance et Coalition PLUS, a un sourire qui en dit long. Elle travaille sur ce sujet depuis des mois et attendait ce rendez-vous avec impatience. Une porte est ouverte pour faire avancer son travail de plaidoyer. Pourvu que ça ne soit pas des paroles en l’air !

La nuit est tombée sur Grand-Bassam et nous décidons de finir la journée par un diner près de la mer. Un match de foot du tournoi de la CAN (Coupe d'Afrique des nations) est diffusé sur un grand écran. Après ces deux journées marathon, je prends plaisir à déguster un poulet braisé avec des alokos (bananes plantain frites). Il faut prendre des forces, demain matin nous allons visiter le « fumoir » un lieu de consommation pour les usagers-ères de drogue.

Lire les épisodes 1, 3 et 4.

(1) : Pepfar est le « Plan d’urgence présidentiel de lutte contre le VIH/sida ». Une initiative bilatérale du gouvernement américain avec certains pays pour sauver et améliorer la vie des personnes infectées ou exposées à l’infection à VIH.