Aimer, c'est être libre.

Publié par Rimbaud le 20.10.2017
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          Nous sommes étendus dans la moiteur blanche et je dessine des ronds sur ton ventre en sueur. Mes yeux photographient chaque recoin de ton corps pour l’emmener là où tu ne seras pas. Tu as renoncé à l’amour que tu trouves « surévalué ». Tu dis que j’en fais le point central, le carrefour, la tablée autour de laquelle s’engagent les débats enivrés. Tu dis que ma place est au dix-neuvième siècle, dans l’océan des âges où j’ai jeté l’ancre un seul jour. Tu préviens tout attachement et je guette le territoire de ta lassitude qui n’en finit pas de s’étendre, de gagner du terrain sur les plages de tes croyances passées. Je réponds à ta corruption cynique par une tendresse démultipliée. Je te dis que tu es ignorant, que ta conception de la relation amoureuse n’est pas une vision, qu’elle n’a jamais su évoluer, que tu n’as confronté au réel que des envies de pucelle tout juste sortie des jupes de sa mère. Tu as suivi la transhumance, tu as placé l’être aimé au dessus des autres quand il ne s’agissait que de lui donner une place à part, sans hiérarchisation des individus qui ne sont pas des produits à étiqueter et à comparer. Tu as sélectionné, tu as ficelé, tu as emporté et, ce faisant, tu as rejeté dans l’ombre la diversité du monde qui protège de l’ennui, qui broie la paresse, qui rompt toute possibilité d’enfermement. A ce jour, à cette heure, à cette minute, il y a pourtant sept milliards cinq cents six millions huit cents quarante trois mille deux cents quatre vingt onze individus sur terre. Et, fou que tu es, tu n’as été capable de n’en regarder qu’un seul. Tu as grandi dans la sédentarité d’un sentiment privé de mouvement par protection, par peur, dans la crainte d’une évaporation quand tu aurais dû chercher la dilatation, l’imprévisibilité, l’échappement.

Aimer n’est pas une privation, une stagnation, une possession. Aimer est de l’ordre d’une liberté renouvelée sans contrat, sans interdit, ni règle, ni assurance-vie. C’est à cette condition que les amants peuvent courir l’un vers l’autre, que le grand retour se pare des couleurs du miracle, que les particularités de l’être que certains nomment défauts deviennent le relief exquis, le sentier dissimulé qu’on prend plaisir à parcourir, dans une sauvagerie incontrôlable, déraisonnable, dans la perte délicieuse du temps qui passe. Tu es tombé car tu as attendu. Tu as espéré. Tu as exigé. Tu as formalisé ce qui ne peut être contraint par des lignes qui sont des frontières. L’amour est une transgression permanente. La première d’entre toutes est la mise à mort de la solitude totale pourtant inhérente à la nature humaine. Tu l’as vécue comme une intrusion consentie mais subie, comme un renoncement, comme on recouvre une voix du drap miteux des conventions, un drap réconfortant, un temps, tandis que déjà le temps faisait son œuvre et passait au travers des interstices, des béances et des fêlures. Tu as cru qu’il serait ton double parce que séropositif, parce qu’ayant la connaissance intime du virus, parce que soumis aux mêmes impératifs qui dictent les années. Tu as cultivé la ressemblance illusoire et tu as forgé de tes mains le miroir déformant. Tu as réalisé l’opération mortifère de la réduction de l’autre qui est un appauvrissement, marionnette privée de regard, pantin désarticulé que tu as manipulé sans délicatesse. Le forfait a été accompli en totale connivence, solidaires dans la défaite. C’est la grande partition à quatre mains de la symphonie interrompue, une musique où tout sonne faux, où il n’y a ni technique, ni doigté, ni inspiration, ni aléas, ni improvisation, ni élans, ni variations, ni nuances. Et tu renoncerais désormais au nom de ça ?

Il est temps que tu regagnes une liberté dont tu as tout oublié jusqu’au goût. Laisse venir à toi celui qui restera parce qu’il aura la possibilité de partir à tout instant, celui qui exigera la nouveauté renouvelée, celui qui n’aura pas de temps à consacrer à l’apitoiement parce qu’il y tant d’enfants à consoler dans les rues de Tripoli, parce qu’il y a des fleurs à humer dans les jardins de Babylone, parce que la vieille femme a besoin d’aide pour étendre son linge, parce que le concert a commencé et que tu es en retard, parce qu’il faut défiler et hurler contre les fous de Dieu et les dictateurs-mercenaires, parce qu’un chat ronronne à tes pieds dans l’attente d’une caresse, parce que la ville est belle vue d’en haut, parce qu’on danse encore dans les caves iraniennes et les rues de San Francisco, parce que le petit garçon a peur de monter sur son vélo tout neuf et qu’il faut le soutenir, parce que le repas est prêt et qu’il faut passer à table, parce qu’il y a des arbres centenaires à l’ombre desquels poussent des livres qui n’attendent que toi, parce qu’il reste encore un peu d’eau dans la mer morte, parce qu’il y a des prunelles à lécher et des courbes à gravir, parce qu’il y a des forêts dans lesquelles se perdre, parce qu’il y a des sculptures animées et des tableaux qui ressuscitent, parce que des voix de vieillards trop assurées résonnent dans les gorges de la Corse du sud, parce que certaines écoles sont privées de bibliothèques et que les gamins y vont en chantant, parce que les inconnus s’embrassent un soir de réveillon, parce qu’il y a tant de mains à consoler et de colères à combattre, parce que la douceur d’une sieste à l’ombre des orangers nous appelle, parce que nous ne sommes pas plombés, parce que nous avons la légèreté de ceux qui n’ont rien à perdre n’ayant rien à posséder.

Tu dors. Je te quitte. Un instant.