« Contagions », le manifeste de Paolo Giordano

Publié par jl06 le 24.03.2020
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« Contagions », le manifeste de Paolo Giordano

L'écrivain et physicien publie un livre court sur la pandémie du coronavirus, qui touche durement son pays, l'Italie. Le texte est en accès libre.

Par Valérie Marin La Meslée - Publié le 24/03/2020 à 10:50 | Le Point.fr

Paolo Giordano.<br />

Paolo Giordano. © Photo: Daniel Mordzinski

C'est de l'ordre du manifeste, du moins du devoir citoyen de l'intellectuel et du scientifique. Paolo Giordano, docteur en physique théorique et écrivain mondialement lu, de La Solitude des nombres premiers (2008) jusqu'à Dévorer le ciel l'an dernier, mais aussi de Le Corps humain et Humeurs insolubles, ne pouvait pas se taire. Contagions devait paraître en avril, mais les éditions du Seuil l'ont publié en ligne sur leur site ce mardi 24 mars, et en accès libre, « considérant Contagions comme une intervention d'utilité publique ». « L'auteur, souligne Le Seuil, reversera une partie de ses droits d'auteur pour la gestion de l'urgence sanitaire et de la recherche scientifique. »

« J'ai décidé d'employer ce vide à écrire. Pour tenir à distance les présages et trouver une meilleure façon de réfléchir à tout cela. L'écriture a parfois le pouvoir de se muer en un lest qui ancre au sol. Ce n'est pas tout : je ne veux pas passer à côté de ce que l'épidémie nous dévoile de nous-mêmes. Une fois la peur surmontée, les idées volatiles s'évanouiront en un instant – il en va toujours ainsi avec les maladies », pose d'emblée l'auteur.

Les susceptibles, les infectés et les rejetés

Écrire, poser les idées au-delà de ce qu'il vit chaque jour en Italie. Dans ce court texte, Paolo Giordano mêle plusieurs registres face à la crise : le personnel et l'autobiographique. « Bien avant l'écriture, les mathématiques m'ont permis de réfréner l'angoisse. » Pédagogique à la manière du romancier, divisant le monde sous coronavirus ainsi : « Pour le virus, l'humanité entière se partage en trois groupes : les susceptibles, c'est-à-dire tous ceux qu'il pourrait encore contaminer ; les infectés, c'est-à-dire ceux qu'il a déjà contaminés ; et les rejetés, ceux qu'il ne peut plus contaminer. »

Mathématique, aussi, quant au raisonnement à adopter en refusant une invitation : « La meilleure décision n'est pas celle que j'ai prise en fonction de mon intérêt exclusif. La meilleure décision est celle qui considère mon intérêt et en même temps celui de tous les autres. Bref, je regrette, mais ce sera pour plus tard. »

Bien des phrases sont déjà en circulation autour de nous, sous une forme ou une autre, telle : « Dans la contagion, nous sommes un organisme unique. Dans la contagion, nous redevenons une communauté. » Mais Giordano cherche le moyen de convaincre, on le sent à chaque page chercher la force de contagion de l'écriture pour faire réfléchir la communauté et lui offrir quelques outils. Comme la relecture de cette phrase de John Donne, « aucun homme n'est une île », qui « prend dans la contagion une nouvelle et obscure signification ».« Plus est différent »

« Je cherche une formule concise, un slogan à mémoriser, et je le trouve dans un article de Science datant de 1972 : "More is different" ("Plus est différent"). » Philip Warren Anderson l'a écrit à propos des électrons et des molécules, mais il parlait aussi de nous : l'effet cumulatif de nos actions singulières sur la collectivité est différent de la somme des effets singuliers. Si nous sommes nombreux, chacun de nos comportements a des conséquences globales abstraites et difficiles à concevoir. Dans la contagion, l'absence de solidarité est avant tout un manque d'imagination. […] La communauté, dans la contagion, c'est la totalité des êtres humains. »

Y compris ceux dont la détresse l'a choqué en se rendant à une mission au Congo : « Essayons d'imaginer ce qui se passerait – ce qui se passera – si le Covid‐19 se répandait impétueusement dans des régions d'Afrique où les structures hospitalières sont plus déficientes que les nôtres. Où les structures hospitalières sont totalement inexistantes. […] J'essaie maintenant d'imaginer que le virus arrive là […] parce que nous ne nous sommes pas assez démenés pour le contenir, parce que nous voulions à tout prix nous rendre à la fête d'anniversaire de notre ami. Qui assumera alors la responsabilité de notre fatalisme privilégié ? »

 

La contagion est un symptôme. L'infection réside dans l'écologie.

Ce texte est un appel à la responsabilité de chacun, étayé par des exemples précis. « Car nous risquons de trouver à leur terme une nouvelle pandémie, encore plus terrible que celle-ci. Et parce que c'est nous, toujours nous, avec tous nos comportements, qui en sommes à l'origine. »

Au final, l'écrivain n'a pas tant innové qu'exprimé, rangé, classé, mis en forme ce qui nous traverse tous, et cela, en plein milieu de la tragédie qui affecte et son pays, et l'Europe, et le monde. Avec la volonté de persuader de la nécessité de changement. Alertant sur la suite : « Ce qui se produit avec le Covud‐19 arrivera de plus en plus souvent. Parce que la contagion est un symptôme. L'infection réside dans l'écologie. »

Leçon

Son livre est une invitation à réfléchir sur un phénomène qui lui-même en est une. « La contagion est donc une invitation à réfléchir. La quarantaine en offre l'occasion. Réfléchir à quoi ? Au fait que nous n'appartenons pas seulement à la communauté humaine. Nous sommes l'espèce la plus envahissante d'un fragile et superbe écosystème. »

Réfléchir, plutôt que de céder à la panique : « Le virus a révélé ce cercle vicieux, une boucle de méfiance qui se produit presque chaque fois que la science effleure notre quotidien. C'est de cette boucle, non des chiffres, que naît la panique. […] D'ailleurs, la panique est une invention circulaire du dieu Pan. Il arrivait au dieu de pousser des hurlements si forts que sa propre voix l'effrayait et qu'il partait en courant, terrifié par lui-même. »

Écrire pour qu'au bout de ce temps cette traversée n'ait pas été vaine. Même les virus sont porteurs de leçon : « Ils ont la capacité de muter rapidement, de s'adapter. Nous avons intérêt à en prendre de la graine. »

Et, avant d'achever son texte, l'écrivain cite le psaume 90, qui lui « revient souvent à l'esprit en ces heures » :

« Enseigne-nous à bien compter nos jours, afin que nous appliquions notre cœur à la sagesse. »

« S'il me revient à l'esprit, c'est peut-être parce que, dans l'épidémie, nous n'arrêtons pas de compter.

[…] J'ai toutefois l'impression que le psaume nous suggère une autre attitude : enseigne-nous à bien compter nos jours pour que nous donnions de la valeur à nos jours. »

Contagions, de Paolo Giordano, traduit de l'italien par Nathalie Bauer

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