De l'action, bordel, de l'action !

Publié par Rimbaud le 25.10.2017
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              Je ne reste pas planqué derrière l’ordinateur. Je ne passe pas mes journées écrasé par le poids des nuages bas. Je ne me complais pas dans une attente stérile à dresser la liste interminable des mutations ontologiques. Je n’assiste pas impuissant aux avancées scientifiques, aux questionnements des associations, aux mises en scène médiatiques. Je ne suis pas la vieille fille qui attend sagement un soir de grand bal qu’un mec désespéré vienne la cueillir. J’oppose ce qu’il y a à opposer. Je maîtrise chaque jour davantage la partition ouverte sur le piano noir du salon. Je sonde, de la tendresse des lionnes qui sont des mères inquiètes, les recoins dissimulés de l’homme que j’aime. Je matte les grands éphèbes se donner du plaisir et souris lorsque l’un d’eux pose sa main sur mon visage chaque jour vieillissant. Je danse avec le chien qui n’en finit pas de tourner sur lui-même. Je pense à mon amie écrivain, comédienne qui va mettre un terme à sa carrière dans la salle mythique de l’Olympia. Je conçois des plans d’écriture pour que résonne la voix d’Arthur Adès là où on ne voudra pas l’entendre. Je participe à la course du monde dans la soumission à la mort, dans un geste d’amour adressé. Je parfais une identité renouvelée, mutante, fuyante sans créditer un processus de normalisation illusoire et mensonger. Je les trouve ridicules, ces êtres sûrs de ce qu’ils sont, plantés dans leurs costumes taillés des plus belles étoffes, eux qui ont planifié les années depuis toujours, eux dont les voix ont perdu les inflexions rares des hommes merveilleusement condamnés. Je trimballe derrière moi les doutes salvateurs comme une nuée de petits chats sautillants toujours prêts à bondir sur le premier passant venu. Ils ne sont pas agressifs mes doutes : ils ont la douceur du velours, les contours des robes printanières, les couleurs pastels des esquisses qui sont des ébauches imparfaites. Je salue d’un geste ample de la main la jeunesse que j’ai élevée et qui est partie tracer son sillon argenté à Boston, à Lima, à Brazzaville et à Yodjakarta. Leurs lettres sont une preuve de mon passage ici-bas, la matérialisation de mon travail invisible. Je dispose soigneusement les légumes dorés du Tian en pensant à Baudelaire, le 15 décembre 1840, déjà ailleurs, distrait, assis dans les gradins, qui assiste à la descente des Champs Elysées des cendres de Napoléon escorté par les troupes du général Aupick. La voix de Reggiani est partout et compte Le temps qui reste. J’observe le ballet des hirondelles qui foncent, en rase-motte, dans les granges délibérément ouvertes. Je noue des contacts avec les pays futurs que j’irai parcourir, mon pilulier en bandoulière. Je cherche un rythme. Je comprends que la soif de possessions, d’or ou de dividendes balaie tout sur son passage depuis toujours, qu’il n’ait de loi morale suffisamment puissante pour lui faire barrage, qu’on peut traverser les siècles sans être nullement terrifié par l’œil de Caïn dans la tombe. Un texte, aussi révolutionnaire soit-il, est et restera inoffensif. Nous sommes fondamentalement inutiles : là est notre force. Je taille l’immense rosier qui recouvre la façade (un Ronsard). Notre grandeur, c’est de ne pas nous tirer une balle dans la tête alors que nous aurions mille raisons de le faire. Je revois ce jour de lycée, en classe de seconde, où j’ai définitivement bouté hors de ma vie tout sentiment de jalousie, laquelle n’est que le fruit d’une vision réductrice et fausse de l’autre conjuguée à un manque. Je n’en finis pas de jointoyer les pierres de ma vieille maison-métaphore. Je reçois un message d’outre-tombe : la première maîtresse de mon père se demande ce qu’est devenu le petit garçon que j’étais, trente-cinq ans plus tard. Il tremble encore, parfois, séquestré, et hurle à qui veut bien l’entendre qu’on vienne le chercher.

            Je jouis du luxe du temps disponible. Mon oisiveté est totale, absolue, scandaleuse, outrancière. Je recule, recule encore pour prendre l’élan nécessaire, pour tendre au maximum l’élastique de la fronde qui me projettera au terme d’une course hyperbolique au cœur des foules. Là, qu’y ferai-je ? Je signerai des livres pour plaire à l’éditeur. J’écrirai des pamphlets illusoires, n’étant rien. Je donnerai de la voix à la tribune pour secouer les endormis. Je photographierai les corps mutilés des homosexuels tchétchènes que la Russie assassine puis les placarderai sur les murs des ministères. Je ferai quelques séjours en prison où, comme dans les films de Genet, je creuserai le trou par lequel faire passer la paille qui transmettra un peu de fumée salvatrice à un autre détenu plus viril et autrement mieux charpenté que moi. J’enverrai à chaque français un autotest. Je développerai des usines secrètes d’où sortiront des cartons entiers d’ARV à destination des pays déshérités. On voudra, bien entendu, me décorer d’une légion d’honneur, d’un prix Nobel ou Goncourt : je l’accepterai, mettrai une tenue de dandy décadent, me présenterai devant mes pairs à qui je parlerai de la futilité des choses, du mensonge inhérent à tout classement, de la grandeur des perdants et du mérite des faibles, du processus millénaire de falsification d’une histoire mythifiée, de l’ignominie des cercles et des communautés qui, de fait, excluent, de l’insignifiance d’un homme, même animé de la noblesse du cœur, de l’inutilité des investissements déments qui sont les leurs, du temps perdu à célébrer quand il faut réaliser, de leurs efforts méprisables pour sauver du chaos quelque acte de bravoure, quelque émotion, quelque résidu de pureté faussement morale, je peindrai leurs faiblesses, eux qui ne se disent qu’à travers l’autre, incapables qu’ils sont d’élaborer un projet qui soit commun, qui ait l’amplitude de la désespérance de la mère qui tient l’enfant mort contre son sein, puis dans un geste de rage et de folie furieuse, je réduirai en cendres la légion, le diplôme, le prix et je quitterai la salle dans le silence ahuri des barbes accusatrices. Je n’entendrai pas les commentaires acerbes car je serai déjà loin, dans le sous-sol miteux d’un bar de la capitale à forniquer parmi les miens. Je savourerai alors mon retour lent et nocturne, sous les arcades marchandes aux rideaux baissés, le long de la Seine qui est un cimetière, sous les fenêtres bruyantes des appartements des étudiants, dans les cours des hôtels de passage, zigzaguant dans l’avenue rectiligne et coupant à travers les jardins, sautant par-dessus les grilles cadenassées, riant d’une fausse statue gréco-romaine, piétinant les interdits et fonçant, tête levée, après un dernier regard en arrière, plonger dans l’immensité des plaines en jachère où m’attend l’homme d’exception.

            Je me glisse dans le lit immense de l’amour et me blottis contre lui. Je suis essoufflé du sprint final, de mon hurlement de citadin banni, des formulations étranges des rêves inédits, de la possibilité d’avoir été. Je contiens mon rire pour ne pas troubler son sommeil profond et presse mes doigts contre les siens. Sa main se referme sur la mienne. Mes muscles se relâchent enfin. Je jouis du plaisir immense d’avoir accompli tant de kilomètres et d’avoir transcendé la finitude. Je goûte la patience de sa permanence qui est une présence renouvelée, en dépit de tout, rassurante, éphémère, suspendue. Tandis que je pose mes lèvres sur son épaule, je choisis déjà le cheval sur lequel, dès demain, je m’en irai battre la campagne.