Dire ou ne pas dire...

Publié par Rimbaud le 02.10.2017
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Au travail, personne ne voit ma maladie invisible. Mon petit compagnon d’infortune est le mec le plus discret que je connaisse, le plus insidieux aussi. Tandis que je déploie une énergie folle à convaincre une jeunesse sceptique des bienfaits de la littérature, il en profite pour m’envoyer une décharge de fatigue qui pourrait me clouer au sol, interrompre le ballet, bloquer tout mouvement. Personne ne s’en rend compte. Ils croient, tous ils le croient, que je suis toujours souriant, que je n’ai aucun problème, que je suis une sorte de sémaphore qu’aucun vent ne fait trembler. Je joue mon rôle à la perfection. Je loue la nécessité de se tenir dans une vérité face à la connaissance quand je suis moi-même dans la dissimulation, comme un mensonge nécessaire à leur apprentissage. Eux qui sont terrassés par une séparation adolescente, une mauvaise note ou un reproche maternel, je leur apprends la nécessité d’établir une distinction nette entre le privé et le public, entre le professionnel et l’intime. Pourtant, la littérature n’appelle pas cela, bien au contraire. Elle réclame une mise au service du langage de la part la plus enfouie en chacun, l’abdication des postures sociales, le retour à un lexique qui ne trahisse pas la peur du regard des autres, comme une érection indécente de l’individu planté au cœur de la foule. Parfois, je m’imagine dire aux collègues, aux ados, à l’administration : « je suis séropositif »… j’imagine alors les bienfaits de la libération de celui qui se tient dans une lumière transparente, éblouissante de vérité. Je sais la joie du coming out, j’en ai fait ma grande fierté, mon étendard et je n’ai aucune considération pour ces millions de gens mariés qui mènent piteusement leur double vie, prétextent des congrès pour aller mieux se décharger dans les backrooms, en catimini, pour assouvir leur pulsion secrète et inavouable. Leur manque de courage est total et leurs peurs ont la hauteur des pyramides de Gizeh. Me voilà parmi eux désormais et cette réalité me plonge dans un gouffre sans fond. La lâcheté est une forme des renoncements à soi-même. La petite voix me rassure et m’intime l’ordre de d’abord détruire mes propres représentations de la maladie avant de m’attaquer à celles des autres. Elle m’ordonne de parfaire mon processus de reconstruction avant d’aller jeter en pâture aux ignorants ma naïve sincérité. Elle me décrit le monde du travail comme un monde de conventions sociales où l’être vrai est un faible qui dérange et qu’il faut éradiquer. Ma petite voix est maline, elle se faufile, elle se glisse dans les méandres de mes doutes puis s’implante et s’enracine au creux de la volonté. L’invisibilité oblige à faire un choix. Parfois, las de ramper, j’évoque auprès de ceux que je considère le plus une maladie, sans la nommer, pour qu’ils devinent. Et ils devinent. La compassion naissante de leurs regards tendres réconforte ma solitude amère. Puis, immanquablement, la lâcheté revient en force, chargée de fusils, menant droit devant ses troupes centenaires précédées des plus illustres capitaines ; les fantassins progressent sans trembler, les cavaliers brandissent leurs sabres, les canons, dans le lointain, ajustent leurs tirs tandis que mon corps se recroqueville instantanément pour tenter de disparaître du champ de la conscience réveillée.